D’Isabelle Cardis Isely, présidente des Éditions Plaisir de Lire
Clarisse Francillon est née le 26 janvier 1899 à Saint-Imier. Son grand-père, Ernest Francillon (1834-1900), est le fondateur de la manufacture Longines. Aujourd’hui oubliée du grand public, elle a passé la majeure partie de sa vie à Paris et on lui doit plus d’une vingtaine d’ouvrages (romans et recueils de nouvelles), parus entre 1927 et 1967 environ. Elle est décédée à Vevey en 1976.
Amie de Monique Saint-Hélier (elle-même née à la Chaux-de-Fonds), elle est aussi la contemporaine de Catherine Colomb, d’Alice Rivaz et de Corinna Bille. Ces auteures ont pour point commun de renouveler l’art de la narration tout en s’inspirant de modèles souvent extérieurs à l’aire culturelle française : Rilke pour Monique Saint-Hélier, Virginia Woolf, Proust et Lewis Carroll pour Catherine Colomb, C. F. Ramuz pour Alice Rivaz, les romanciers russes pour Corinna Bille .
Pour sa part, Clarisse Francillon a traduit de l’anglais plusieurs romans de Malcolm Lowry (1909-1957) et l’on pourrait sans aucune hésitation l’inscrire dans la lignée d’auteurs anglo-saxons tels que Joyce, Virginia Woolf ou Faulkner : sa façon de construire ses romans en disloquant toute approche linéaire du temps en témoigne. L’auteure, dans ses narrations, ne respecte un ordre ni logique ni chronologique mais procède selon les caprices de la mémoire, de la rêverie, de l’association libre des mots et des images.
Dans La Lettre, le récit se déroule sur quatre années, quatre étés pendant lesquels Renée vit une passion dévorante avec une Espagnole, Montferrat. Dès la première page, le lecteur connaît la fin dramatique de Renée, morte accidentellement lors de son quatrième séjour dans le petit port espagnol. Sachant ce qui est arrivé à Renée, le lecteur ne s’intéresse qu’à son passé, qui serait figé si, justement, l’auteure n’avait pas usé d’une technique stimulante pour l’esprit : entre le moment où la famille débarrasse l’appartement de la morte (le prologue) et celui où son frère Jacques, huit mois plus tard, conclut le récit par des explications données à une amie (l’épilogue), les événements passés sont narrés selon une temporalité jouant sur les quatre séjours, où l’auteure brise l’unité apparente du temps, nous obligeant à reconstruire la chronologie.
Par ailleurs, Clarisse Francillon porte une attention soutenue aux choses les plus humbles et aux mouvements presque imperceptibles de la vie intérieure de ses personnages. En juxtaposant une infinité de menues notations, par une technique semblable à celle de l’impressionnisme, elle nous permet d’entrer dans l’univers matériel et sensuel des personnages et de s’identifier à eux.
L’attention du lecteur est ainsi polarisée sur l’aspect concret de la réalité, dans ce qu’elle a d’immédiatement perceptible. Les objets sont décrits de telle manière qu’ils prennent autant de présence dans la narration que l’événement affectif ou anecdotique, si bien que la narration et la description se développent solidairement, comme taillées dans la même étoffe verbale.
Renée vit le drame aigu de la jalousie, qui est l’un des thèmes essentiels de l’œuvre de Clarisse Francillon. Cette souffrance est mise à vif par le comportement ambigu de son amie : Montserrat semble pour le moins troublée par la passion brûlante de Renée, elle tarde à rompre son ancienne relation amoureuse tout en affirmant qu’elle le fera la semaine suivante… Par contre, elle se sentira terriblement seule après la disparition de Renée.
La solitude est aussi un thème privilégié par Clarisse Francillon, en particulier lorsqu’il s’agit de femmes. Les personnages nouent sous nos yeux leurs destins, se heurtent, se désirent, se séparent et poursuivent chacun leur chemin singulier, à la fois dépendant et distingué de celui des autres.
Ce thème est rendu plus complexe encore dans La Lettre grâce à l’apparition d’un sujet inédit à l’époque : l’amour lesbien. La littérature à thème lesbien des années 1950 et 1960 est assez rare mais il est possible d’en distinguer certaines caractéristiques que l’on retrouve dans La Lettre . Le désir ou le sentiment amoureux sont vécus par les personnages dans un sens naturel d’évidence et de nécessité. L’amour lesbien n’a pas à être justifié ni expliqué et en ce sens La Lettre n’est pas un « roman à thèse ». L’auteure affirme ici le caractère naturel du lesbianisme, son évidence pour les protagonistes.
Cependant, le secret est maintenu vis-à-vis des proches, ou du moins le silence le plus total : si les membres de la famille de Renée connaissent son attirance pour les femmes, un sentiment de gêne règne entre eux. La désapprobation muette du père est explicitement mentionnée et l’on sait qu’il s’agissait là d’un sujet tabou entre père et fille. Seul le frère-confident peut avoir des discussions ouvertes avec elle sur le sujet (et encore se retrouve-t-il souvent dans une situation de rivalité avec sa sœur, ayant les mêmes goûts qu’elle en matière de séduction…l’humour n’est pas absent du roman). Il est d’ailleurs intéressant de noter que le frère et la sœur n’emploient jamais le terme de « lesbienne » mais préfèrent plutôt parler d’asphodèle . Jacques sera le seul à connaître l’existence de Montserrat et à la rencontrer quelques mois après la mort de Renée.
La relation lesbienne est ainsi considérée comme une affaire privée, un espace à protéger de l’extérieur et des jugements de la société : Renée ne va-t-elle pas jusqu’à proposer à son frère d’épouser son amie espagnole afin de la préserver des médisances en respectant les conventions ? En cherchant des solutions pour faire venir Montserrat à Paris, Renée tente également de réunir les diverses sphères de sa vie : d’un côté son quotidien à Paris et son métier de graphiste, de l’autre, ses longues vacances en Espagne, sa passion amoureuse et son goût pour la peinture.
La mort, dénouement fréquent des romans à thème lesbien des années d’après-guerre, est la victoire de l’oubli ou du mensonge, de l’ordre rétabli, mais aussi l’effacement de toute trace : en ce sens, la destruction de la lettre d’amour adressée à Montserrat par Renée la veille de sa mort est symptomatique de cet état de fait. De cette passion dévorante ne resteront que des souvenirs dans la mémoire de ceux qui voudront bien les conserver.