Voici In Volo, une nouvelle d’Abigail Seran (auteure de Marine et Lila et Une Maison jaune) traduite en italien par Walter Rosselli, et parue en deux parties dans le Corriere Del Ticino du 14 et du 21 avril 2016. Ci-dessous également sa version en français, En Vol.
En vol
Pour la cinquième fois, Deborah se leva pour aller voir le panneau d’affichage. « Delayed » et le délai ne faisait que s’allonger. Et dire qu’exceptionnellement elle était arrivée en avance à l’aéroport. Elle poussa un énorme soupir et retourna s’asseoir au milieu de ce qui servait autant de forum marchand que de salle d’attente. Elle avait déjà écumé toutes les échoppes alentours. Acheté des anti-inflammatoires, une bouteille d’eau, un magazine aux couleurs criardes et aux annonces légèrement racoleuses qu’elle oublierait allègrement dans l’avion, essayé une robe de soirée, trois paires d’escarpins, acheté les souvenirs réglementaires, envoyé un nombre certain de messages, appelé sa meilleure amie, bu un café infâme et même pris le temps de lécher les vitrines des boutiques de luxe. Bref, fait à peu près tout ce qu’il est humainement prévu de faire dans un aéroport. A priori, c’était la faute à pas de chance. Le seul et unique vol retardé sur l’immense tableau était le sien.
A la première annonce de retard, Déborah s’était dit que ce n’était que justice. Elle voyageait régulièrement pour son job et n’avait, ces six derniers mois, jamais eu à attendre plus de dix minutes. Elle avait donc souri, cet avion devait savoir qu’elle retournait fêter Noël chez ses parents à reculons. Il retardait donc sciemment le moment où elle allait devoir reprendre sa position de fille cadette prodigue. Deux ans qu’elle avait réussi à éviter les rituels de grands et petits nœuds verts et rouges, sacerdoce lié à la naissance du petit Jésus. Entre la tempête de neige qui avait empêché tous départs et arrivées et les vacances au soleil surprises organisées par son ex-fiancé, elle avait par deux fois échappé aux chants de Noël, repas à rallonge et gueule de bois, conséquence de ce qui permettait de supporter l’oncle raciste et les neveux dont les jouets s’avéraient d’années en années plus bruyants. La deuxième annonce de retard confirmait sa théorie. À la troisième prolongation, Deborah s’était demandé s’il était bien sage de s’acharner à vouloir aller passer Noël en famille et la quatrième lui avait déclenché un fou-rire (surtout au ton catastrophé de son père qui se voyait déjà, sur injonction maternelle, devoir venir chercher sa fille en lieu et place de pouvoir profiter tranquillement du repas traditionnel et des bons vins qui l’accompagnait). A la cinquième le désespoir la guettait.
Mais là vint une explication à ces multiples reports ; la dame assise à ses côtés la prévient doctement que c’était parce que l’avion avait eu un problème au départ, une histoire de porte qu’un technicien au sol avait abimée et qui avait nécessité une intervention avant de lui permettre de repartir. Cependant, maintenant, tout était rétabli et le fameux avion était bel et bien en route pour venir les chercher. La dame avait l’air fort bien renseignée, Deborah remercia tout en se disant que si « jamais deux sans trois » était un adage correct, cela devait certainement également fonctionner en multiple de deux. Elle n’en souffla rien à sa voisine qui semblait se raccrocher à la certitude de son information comme à son sac à main de marque.
Dans ce hall immense dont le sapin clignotait à une cadence de lui seule connue, Deborah fit ce qu’elle ne faisait jamais dans un aéroport. Elle se mit à observer ses congénères. D’ordinaire, elle avait toujours un mail à envoyer, un rapport à terminer, une réunion à préparer. L’aéroport était en temps normal, une salle de travail pas vraiment plus bruyante que l’open space dans lequel la multinationale qui l’employait la parquait lorsqu’elle ne l’envoyait pas aux quatre coins de l’Europe. Aujourd’hui c’était différent. Sous la pression de sa supérieure, elle avait pris deux semaines de congé. Seize jours exactement, sans son smartphone, ni son portable, que les nouvelles règles internes l’avaient obligée à laisser au bureau. En lieu et place, elle avait une valise en soute pleine de cadeaux. Pour Déborah, on atteignait là un était proche de ceux des échoués volontaires de la téléréalité. Surtout quand on attendait depuis quatre heures trente dans un no mans land un 24 décembre. A sa droite, elle avisa un homme qui aurait pu être son alter ego. Il avait son portable sur les genoux, était pendu au téléphone et regardait alternativement sa montre et le tableau d’affichage quand il ne tapait pas frénétiquement sur ses claviers. Elle l’envia un instant de pouvoir être ainsi relié à un monde connu et rassurant. Un peu plus loin, à sa gauche, deux petites filles en jeans et baskets roses s’étaient installées par terre pour dessiner. De là où elle était, Deborah ne pouvait voir le résultat, mais la concentration se lisait sur leurs visages. La plus jeune scrutait les avions par la baie vitrée ouverte sur le tarmac en suçotant son crayon puis se replongeait vers sa feuille avec excitation. Il y avait aussi quelques geeks, des hipsters barbus et stylés, de jeunes couples et des plus âgés, des copines en grandes discussions.
Et puis au fond, ce qui devait être une équipe. Tous habillés d’un bleu similaire, sacs de sport assorti. Difficile de déterminer de quel sport il s’agissait à cette distance. Deborah tenta de les compter. En tous les cas une vingtaine, certains en train de rire, d’autres assis en groupe, quelques-uns dévorant des sandwichs. Son ex aurait certainement pu reconnaître les couleurs. Elle le chassa de son esprit bien vite et reprit ses observations. Quand deux de ces gaillards se rapprochèrent, Deborah constata qu’ils étaient vraiment grands et baraqués. Elle paria sur du rugby. Leurs maillots n’indiquaient qu’un équipementier et un ou deux sponsors. Les deux sportifs s’assirent à quelques mètres d’elles. Elle se tordit la nuque pour essayer de lire ce qui figurait sur le sac à dos que l’un des deux avait posé par terre à l’envers. Au moment où l’inscription s’apprêtait à dévoiler son secret, Deborah vit la besace bouger. Et l’inscription s’afficher. Dans le bon sens. Gagné ! C’était bien de rugby dont il s’agissait. C’est à ce moment-là qu’elle réalisa que le propriétaire dudit sac la regardait amusé et qu’il avait sciemment réorienté l’objet pour lui permettre de lire. Il avait l’air de trouver ça drôle. Deborah se sentit rougir et détourna ostensiblement la tête. Elle flaira qu’il la regardait toujours. Enfin, à dire vrai, elle vit qu’il ne l’avait pas lâchée des yeux quand elle essaya de jeter un coup d’œil discret. Il lui fit un signe. Elle ne put que répondre. Elle se trouva ridicule et envisagea sérieusement d’aller piquer son portable à l’affairé de tout à l’heure pour se donner une contenance. Si elle n’avait pas arrêté de fumer (et si ce n’était pas interdit dans les lieux publics), elle aurait sorti une cigarette et pris un air dégagé. Il la fixait toujours. Deborah décida que ce n’était pas parce qu’il devait faire une fois et demi sa taille et peut-être deux fois son poids qu’elle ne pouvait pas soutenir son regard. S’en suivit un long échange immobile. Il avait de grands yeux bruns. Un sourire aux dents blanches et un nez qui indiquait qu’il ne devait pas faire partie de la mêlée. Cet instant qui sembla ne pas vouloir cesser fut interrompu par une nuée de survêtements bleus qui firent écran à l’échange.
Il y eut une annonce dont Deborah saisit qu’elle contenait le nom de sa destination et qui eut pour effet de faire se diriger vers les portes d’embarquement la dame qui lui avait précédemment donné les informations. Il n’y aurait donc à priori pas de sixième prolongation : les entrées, plats et desserts suivis de mignardises et arrosés de discussions politiques et de cancans auraient bel et bien lieu. Elle eut presque un regret lorsqu’elle quitta le grand hall sans avoir pu dire au revoir à son interlocuteur éphémère. Rencontre digne d’un des scénarios de films à l’eau de rose dont sa meilleure amie l’avait gavée après sa rupture quelques mois plus tôt. Bonbons et glace en pot à la cuillère mis à part. Deborah scruta le long couloir pour voir si par hasard l’une ou l’autre des portes était envahie de sportifs en trainings bleus. Mais il n’y en avait pas et l’hôtesse annonça que l’avion était prêt au départ. Deborah se mit dans la file. Elle envoya quelques derniers messages pour annoncer à ses proches son heure d’arrivée. Elle fouilla dans son sac pour en extraire son passeport. Elle le tendit à l’hôtesse avec sa carte d’embarquement. Après un ultime contrôle qui prit quelques instants encore, le bip libérateur retentit enfin et l’hôtesse, avec un très grand sourire, lui rendit ses papiers et lui souhaita un bon vol.
Ce n’est que lorsque Deborah montra ses documents au steward à l’entrée de l’avion qu’elle constata qu’un petit billet bleu dépassait. Il y avait un numéro de téléphone et une petite phrase qui disait « Vous aimez le rugby ? ».
Abigail Seran/ décembre 2015