Nous traversâmes en plein soleil le terrain de basket où deux enfants pas encore scolarisés s’attardaient. Leurs habits étaient crasseux. L’air farouche, ils nous détaillèrent de la tête au pied, sans prendre la peine de répondre à nos salutations. Puis leur jeu reprit. Je ne pus m’empêcher de faire la comparaison avec des bêtes traquées, sans cesse sur leur garde. J’expliquai à Giovanna que c’était pour eux un premier pas vers l’intégration parmi les autres enfants, un temps d’apprivoisement nécessaire avant de pouvoir envisager de nouvelles étapes.
Le terrain de foot était désert, puisque les autres jeunes étaient à l’école. Une fois arrivés à l’autre partie du bâtiment, je lui montrai la « Penderie », comme nous l’appelions.
– C’est là qu’on stocke les habits usagés collectés en ville. Ils sont triés, lavés, reprisés et, ensuite, rangés par taille dans ces armoires. C’est la première chose que reçoivent nos protégés quand ils arrivent au centre. On ne les oblige pas à échanger leurs vêtements contre de nouveaux, mais ils finissent par le faire eux-mêmes. Certains nous demandent de conserver leurs haillons, au cas où ils en auraient besoin… au cas où ils ne se plairaient pas parmi nous.
– C’est déjà arrivé que vous deviez les restituer ? demanda-t-elle.
– Une fois ou deux, pour l’instant. Au bout d’une année, on les détruit, avec l’accord de l’enfant. C’est un rituel qui les remplit d’émotions, un point de non-retour… Ces autres armoires renferment des souliers. C’est ce qui nous manque le plus, car ils les usent vite et les dons de chaussures sont rares. Les achats dans ce domaine représentent chaque année un gros poste de dépense pour la fondation. Après les salaires, c’est la charge la plus importante avec le loyer, l’alimentation et les fournitures scolaires.
Nous empruntâmes la porte qui donnait accès à la cour pour continuer notre visite. Dans l’angle nord du patio, à l’endroit le plus frais du bâtiment, se trouvaient les ateliers d’art. Alors que nous pénétrions dans la pièce principale, j’aperçus le premier signe de détente chez Giovanna. Face à elle, sur toute la longueur du mur, étaient accrochées les œuvres des pensionnaires.
– Les jeunes qui n’ont connu que la rue n’ont pas appris à dessiner ni à sculpter, et pourtant ils sont souvent plus créatifs et expressifs que les enfants qui vont à l’école. Regardez, jugez par vous-mêmes…
– C’est vrai, me dit Giovanna qui effleura des doigts plusieurs sculptures et tableaux en reliefs. On dirait qu’ils font tout ce qui leur passe par la tête. Ils… comment dire… ? il y a comme un profond sentiment de liberté…
– Oui, c’est ça. Exactement ça. C’est pour cette raison qu’il est si difficile pour un gamin de quitter son monde. On lui demande de choisir entre la rue – un terrain de jeu bien dangereux mais où il est seul maître à bord – et la sécurité de Brote Joven qui, avec ses règles de conduite, est pour lui comme une cage dorée.
– C’est pour cela que vous avez créé un atelier d’art ? pour qu’ils puissent s’exprimer ?
– C’est un lieu où ils peuvent tout expérimenter, où ils jouissent d’une liberté totale. Au début de l’année prochaine, du reste, ils exposeront à l’Hôtel de ville. La mairie nous met à disposition sa salle d’exposition pour plusieurs semaines.
– De belles perspectives…
– C’est un des premiers gestes des autorités de Bucaramanga en faveur de nos gamines. On pourra enfin aller à la rencontre des citoyens. J’ai même pensé organiser une collecte de dons… On verra le résultat.
– Je suis admirative
– J’espère en fait que ce ne sera qu’un début ; qu’il y aura d’autres collaborations… Suivez-moi, je vais vous montrer d’autres petits chefs-d’œuvre.
Je l’emmenai dans le second atelier qui renfermait une sélection des plus belles pièces, en vue de l’exposition. Il était en partie ouvert sur l’extérieur. Certains écoliers avaient écrit des poèmes que l’animateur avait accrochés au-dessous de peintures monochromes. Parfois on devinait un ou plusieurs personnages en train de danser, d’arpenter la prairie ou les Andes… rarement la rue. Mais le plus souvent, il s’agissait de formes géométriques qui s’entremêlaient, se déchiraient, s’affrontaient, se repoussaient ou s’unissaient dans un étrange hymne à l’amour.
Soudain, j’entendis la voix de Giovanna. Elle s’était saisie d’un poème accroché au mur :
Qui puis-je condamner
Sinon le mauvais sort
De m’avoir dépouillé
De mes plus beaux trésors
Et pourtant dans le noir
J’ai comme un souvenir
Du fond de mon mouroir
D’un vice à assouvir
Tes yeux sont si glacés
Que même la plus grosse pierre
Face à ta cruauté
Ne trouve de sanctuaire
Les Funambules de l’indifférence, roman de Michel Diserens.