Il n’y avait guère plus de sept ou huit ans de cela, mes petits camarades et moi, alors que nous étions livrés à nous-mêmes dans les rues de Bogotá – la capitale –, nous nous mettions chaque soir en quête d’un nouvel abri pour la nuit. Une fois installé sous des cartons, des sacs plastiques ou tout ce qui nous tombait sous la main et pouvait faire office de couverture, l’un d’entre nous, à tour de rôle, devait endosser la lourde responsabilité de guet. Lorsque j’étais de faction, j’étais capable de distinguer le bruit de la respiration de chacun et savais lorsque l’un d’eux n’arrivait pas à trouver le sommeil. Nous nous gardions de parler pour éviter d’être repérés par la police ou, bien pire, par les justicieros, ces milices qui visaient à instaurer la « pureté sociale » en massacrant les marginaux : clochards, homosexuels et les gamines[1] comme nous. Une nuit, il y eut une immense rafle d’enfants dans le quartier. Plusieurs de mes jeunes amis furent victimes du rapt. Les justicieros prétendirent que c’était pour le bien de la nation, pour le bien de tous. Je ne revis aucun de mes camarades. Et quand ce n’étaient pas ces polices parallèles qui menaçaient nos vies, d’autres groupuscules prenaient le relais en enlevant des enfants pour le compte d’obscures organisations occidentales. Des rumeurs monstrueuses circulaient depuis des mois dans la capitale : sous le regard indifférent du gouvernement, plusieurs laboratoires pharmaceutiques étrangers s’étaient implantés dans le pays de façon à tester à grande échelle de nouvelles substances actives. Il s’agissait là du dernier stade de développement du médicament après les tests sur les souris et les chimpanzés… Je ne savais pas si ces ouï-dire étaient fondés, mais à l’époque, alors que je n’avais que douze ans, notre gallada[2], constituée d’une demi-douzaine d’enfants, était terrorisée à leur simple évocation. La nuit était devenue notre pire ennemie. Nous aurions souhaité qu’elle n’existe pas.
[1] Enfants des rues, abandonnés à leur sort
[2] Bande organisée, composée d’enfants des rues
Les Funambules de l’indifférence, roman de Michel Diserens, parution fin mai chez Plaisir de Lire