Roman autobiographique
2005, Plaisir de Lire
187 pages
Postface de Daniel Maggetti
“Les plus anciens souvenirs de ce petit garçon le reportent à une grande boutique (ou qui alors lui semblait grande), située au rez-de-chaussée d’une maison qui faisait l’angle de la rue Haldimand et de la place de la Riponne, au couchant, et où était installé un commerce de “denrées coloniales” qui appartenait à son père.”
Quatrième de couverture: Dans Découverte du monde, qu’il publie en 1939, Ramuz se retourne sur son passé le plus éloigné, pour y retrouver, en se fiant à sa seule mémoire, les traces de ce qu’il a été, et pour dévider, à partir de ces bribes obscures, le fil d’une vie dont il veut aussi montrer, a posteriori, la cohérence.
Loin du registre de la confidence, à mille lieues de l’indiscrétion, cette autobiographie possède un centre de gravité qui la motive et qui la porte : elle est avant tout le récit de la découverte d’un destin d’écrivain. Cette vocation d’artiste, dont Ramuz a fait sa vérité, et autour de laquelle il a organisé sa vie, est pour lui une forme d’élection – la seule qui ait donné sens à sa vision du monde, et à son existence. Texte tardif, récapitulatif et souvent touchant, Découverte du monde propose ainsi une manière de bilan de l’itinéraire personnel que l’ancien «petit garçon» a choisi, et auquel il est resté fidèle.
Postface de Daniel Maggetti
Avec Découverte du monde, qu’il publie chez Mermod en 1939, Ramuz donne un de ses derniers grands textes. Le romancier a attendu longtemps avant de se lancer dans une entreprise ouvertement et complètement autobiographique. Vendanges (1927), Souvenirs sur Igor Strawinsky (1928), puis surtout Une main (1931 en préoriginale, 1933 en volume) et Paris, notes d’un Vaudois (1938) sont déjà des récits à la première personne dans lesquels l’auteur est le personnage principal. Mais tous ces textes sont axés sur un éclairage partiel, voire accidentel : Ramuz y évoque des épisodes circonscrits, des «parenthèses» à certains égards, dont il ne nie certes pas l’importance, mais dont le caractère exceptionnel est relevé à maintes reprises. Dans Découverte du monde, son ambition est plus vaste : il s’agit bien, cette fois, juste après son soixantième anniversaire, de se retourner sur son passé le plus éloigné, d’y retrouver les traces de soi demeurées dans sa mémoire, et de dévider, à partir de ces bribes obscures, le fil d’une vie dont il faut aussi montrer, a posteriori, la cohérence. Le contrat – et la contrainte – sont là pleinement ceux de l’autobiographie, où un «je narrant» met en scène un «je narré», dans le but d’en retracer, voire d’en expliquer, l’itinéraire global.
Réservé et peu enclin à la confidence, Ramuz n’applique pas sans réticences le programme que son choix générique lui impose. Il est exclu, pour lui, de se raconter de manière exhaustive ; ainsi évite-t-il non seulement toute révélation de nature intime (jusqu’à taire l’existence de plusieurs de ses proches), mais rend aussi manifeste, discrètement, la distance qu’il ressent entre celui qu’il a été et celui qu’il est devenu : en parlant de lui-même à la troisième personne, en se désignant volontiers, et dès la première page, comme «ce petit garçon», il refuse d’instaurer une identité absolue entre l’écrivain qui raconte et le personnage qui vit. Nous sommes donc confrontés à un texte dans lequel la présence d’un narrateur qui régit, commente et met en perspective les événements évoqués est une présence forte. C’est à travers le regard de l’homme de 1939, sous une lumière nostalgique, qu’apparaît le Lausanne du temps jadis, non encore défiguré par l’architecture et le progrès ; et dans bien des pages du récit, l’autobiographe prête sa plume à l’essayiste, se livrant à des digressions qui viennent rappeler quelques-unes des thématiques fondatrices de l’esthétique et de la posture ramuziennes. Reprenant des questions qu’il a abordées ailleurs, le narrateur souligne le poids qu’a eu pour lui l’ancrage géographique vaudois, insiste sur l’apport capital de Paris, revient sur sa relation privilégiée à la nature, sur l’impact de la tradition biblique, sur son rapport à l’Histoire. D’où, à la lecture, l’impression d’une belle maîtrise, au sein d’un récit qui prend par moments des allures de bilan bien calibré.
Découverte du monde recèle cependant, au cœur de cette construction concertée, des éléments qui échappent à l’autorité de l’écrivain couronné, et à son aspiration à «mettre de l’ordre» dans son parcours. S’il trie et oriente les souvenirs qu’il a gardés depuis qu’il a eu l’âge de raison, Ramuz accepte, pour ce qui est de sa petite enfance, de retracer les éléments qui «surnagent dans [sa] mémoire […], comme dans un naufrage les agrès qui flottent encore à la surface, quand le bâtiment lui-même a coulé». «Il faut dire ce qui est», s’exclame-t-il au début du deuxième chapitre : et de raconter au lecteur, coup sur coup, un épisode corporel fortement teinté de sexualité anale (l’expulsion d’un ver intestinal), et ses premiers contacts avec la sexualité féminine (lorsqu’il touche du pied la toison pubienne de la bonne avec qui il partage son lit). En sachant qu’il heurte de front les «convenances», Ramuz invoque là les droits de la mémoire, à laquelle il se remet tout entier. Il en résulte – sans que l’écrivain l’explicite : mais la structure même du texte la manifeste –, une formidable mise en évidence du conflit entre le «registre du bas» et le «registre du haut», entre la puissance de l’inconscient et de ses pulsions, et la volonté de contrôle du surmoi. Bien qu’elles n’occupent qu’une portion réduite de l’ensemble, ces deux scènes – et le fait qu’il ait voulu les consigner – ont de quoi bouleverser l’image de Ramuz telle qu’elle se bâtit à travers nombre d’autres déclarations.
Mais le centre de gravité de cette autobiographie, ce qui la motive et qui la porte, c’est le récit de la découverte d’un destin d’écrivain. Généralement très critique envers l’école, qu’il n’épargne pas ici non plus, Ramuz est néanmoins conduit à lui conférer, partiellement du moins, le rôle d’un révélateur : la dissertation en vers rendue à Abel Biaudet et sa réception par ce dernier constituent la première étape de la progressive affirmation d’une vocation dont l’authenticité ne souffre pas de doute. Cette vocation d’artiste, dont Ramuz a fait sa vérité, et autour de laquelle il a organisé sa vie, est pour lui une forme d’élection – la seule qui ait donné sens à sa vision du monde, et à son existence. Texte tardif, récapitulatif et souvent touchant, Découverte du monde a donc aussi, et peut-être avant tout, une fonction épiphanique.
Daniel Maggetti