Pour l’homme de la voie et son aide de deuxième catégorie la neige apportait des travaux éprouvants, sans cesse recommencés. Ils devaient parcourir le ballast entre deux talus, se jeter de côté au premier sifflet, attendre que le convoi s’éloigne pour se secouer de tout ce blanc et regagner le chemin incertain où ils cassaient les gros blocs glacés, écartaient les branches surchargées, pellaient pour effacer les menées qui léchaient le rail.
Le pire les attendait au retour, avec le passage du viaduc, l’interminable progression, une plaque après l’autre, tâtant du bout du brodequin la partie la moins glissante de ce mortel chemin. Lorsqu’on atteignit février, le froid devint majuscule. Dans la nature minérale, seuls sous les cirrus qui essuyaient le ciel, ils étaient deux fourmis gauches tentant de contrôler les abords d’une voie figée dans le gel, unissant leurs forces pour arracher, avant le passage du prochain train, un branchage soudé au rail par la violence de l’hiver.
Chaque matin clair, ils regardaient le thermomètre avec le secret espoir qu’il était remonté dans la nuit mais il restait désespérément à moins vingt-cinq. Ils se rendaient jusqu’à la voie, à la racine du viaduc, tâtaient le fer du rail, cherchaient passionnément, à même le métal, une preuve que leur acrobatie tragique et quotidienne servait le train. Ils revenaient à la cabane du garde-voie, se chargeaient l’estomac de polenta brûlante, partaient avec quelques flèches de lard dans la musette. Des guenilles de laine noire dépassaient de leurs habits, entouraient la tête, le buste, les jambes, calfataient les semelles des brodequins.
– Tu crois que les trains passent encore? demandait le garçon.
– Sûr, répliquait Grandguillaume.
Au fil des jours transparents ils s’étaient appliqués à placer des pièges à trains, ramures plantées au centre du ballast et que les animaux bousculaient sans égards.
Plus on avançait dans le mois et plus leur héroïque randonnée devenait inopérante dans cette nature sculptée par le gel.
Ce jour de la fin février 1913 ils avaient quitté leur cabane depuis plusieurs heures lorsque, au milieu de l’après-midi, leur parvint le tchouk-tchouk d’une locomotive lancée sur les rails.
– Tu vois, dit le bon géant.
La joie se lisait au coin des lèvres et des yeux, jusque dans les plis de la bouche.
Ils attendaient en souriant le moment où ils devraient se plaquer dans la neige du talus. Le convoi venait lentement vers eux.
– C’est une loco haut le pied, dit Lucien.
– Sûr, répliqua Grandguillaume.
Bientôt le mufle noir de la machine fut sur eux.
Penchés par-dessus la grosse rampe de cuivre, deux hommes au visage noirci leur faisaient signe:
– Montez, montez. On peut pas s’arrêter.