Histoire du violon

Histoire du violon

Nouvelle inédite de Isabel Garcia Gomez, lauréate du concours 2020 sur le thème de l’ « Histoire du soldat » organisé par les Editions Plaisir de Lire en partenariat avec la Revue des Citoyens des Lettres.

Les 6 lauréats de ce concours nous présentent leur version revisitée de cette oeuvre centenaire dans le recueil à télécharger gratuitement ci-dessous.

Histoire du violon

Il est bien possible que tout cela soit un peu de ma faute. Oh, pas tant, pas tant. Mais quand même. Un peu. À la fin. Peut-être un peu avant, aussi.

L’histoire, on vous l’a bien racontée, rien à dire dessus. Le soldat le violon le Diable le livre la Princesse, l’un qui donne l’autre à celui-ci qui lui donne cela mais cela ne lui suffit plus et il désire celle-ci et il l’a et il perd tout, Princesse, livre, violon : l’histoire c’est bien ainsi qu’elle s’est déroulée. On a juste oublié de vous raconter mon histoire à moi. L’histoire d’un violon, dites-vous ? Un violon aurait son histoire à lui, vraiment ? Que oui ! Le violon, dans l’histoire, il a aussi son histoire. Et sans elle il n’y aurait pas d’histoire du tout, en tout cas pas la fin, mais le milieu non plus, et le début peut-être, en tout cas la fin elle aurait été différente.

Oh, je n’étais pas malheureux au début, je ne vais pas vous le faire croire. J’aurais pu rester dans l’atelier du luthier qui ne rabotait plus bien droit, la gouge elle filait parfois un peu de travers aussi, le vernis il était un peu lourd c’est vrai, mais c’était un bon gars, le luthier qui m’a donné la vie, et il ne déméritait pas : des violons il en avait fait, qui avaient joué dans les bals du village, pas bien plus loin c’est vrai, mais quand même, ses violons ils en avaient fait danser des mariages. Des enterrements aussi. Moi j’étais né un jour d’automne. Il faisait un peu frais, il m’avait pris dans ses mains calleuses, il m’avait mis sur son épaule voûtée, son menton s’était posé sur mon ventre, sa barbe un peu rugueuse et pas bien propre m’avait chatouillé, il avait fait résonner mes cordes avec les doigts, puis il les avait caressées de l’archet. J’avais la voix un peu enrouée, c’est qu’il faisait un peu frais, j’ai dit, mais pas que, je n’étais pas bien fait, je sais, avec les beaux jours ma voix ne deviendrait pas plus douce, et ma tête qui partait un peu sur le côté, et mon dos un peu bossu, mes F qui louchaient et mes coins un peu en trompette, ah je n’étais pas beau, je sais, je n’étais pas beau mais je savais chanter, c’est déjà ça, si on voulait bien me faire chanter. Et je n’étais pas difficile : si on m’aimait, j’aimerais.

Le luthier il m’avait posé dans la vitrine. Les gens du village ils passaient, ils me regardaient, ils fronçaient le nez, ils passaient leur chemin. Le soir, parfois, il me reprenait avec lui, devant le maigre feu de sa cuisine, et on chantait des petits airs ensemble, et on était bien, on s’aimait bien. Mais je le savais qu’il lui faudrait un jour se séparer de moi : moi parti cela ferait un peu plus de pain dans sa soupe. Alors je bombais le torse quand on passait devant la vitrine, mais je vous l’ai dit : les gens du village ils passaient leur chemin.

Et puis un jour le soldat, celui-là que vous connaissez, il est passé devant la vitrine, il m’a vu, il est entré, il a dit combien ? le luthier a dit dix francs, le soldat a dit allez, il doit pas être bien bon votre violon, car il est pas bien cher, et puis il est petit, mais ça me va, je pars à la guerre, il me faut un compagnon, et s’il est déjà cabossé, c’est pas plus mal. Et il m’a pris. Il m’a mis dans son barda, hop, je n’ai pas eu le temps de dire adieu à celui qui m’avait donné la vie, juste dzing quand une corde a accroché la gamelle, et voilà, nous étions partis.

J’ai fait la guerre avec lui. Ensemble nous avons chanté, le soir, pour couvrir le sifflement des balles, avec lui je n’avais pas peur. Il n’était pas bien futé, ni téméraire, ni ambitieux, mon soldat, il voulait juste que la guerre se passe, et retourner au village, lui faire des gosses à sa fiancée, m’accrocher au-dessus de la cheminée, et me sortir pour les fêtes, pour faire danser les jeunes garçons et les jeunes filles, et les voir s’aimer, et voir la vie se vivre. Il voulait juste ça, et moi je voulais juste ça, aussi, parce qu’il m’aimait bien, mon soldat, et moi je l’aimais bien.

Mais on a croisé le Diable.

On a croisé le Diable, et le Diable il m’a vu, et le Diable il m’a désiré. Vous savez ce que cela fait, dans le ventre, même quand il est creux comme le mien, vous savez ce que cela fait, d’être désiré ? Le Diable il m’a désiré, vrai, je vous jure. Enfin vous le savez. Pour me posséder il a offert un livre qui valait de l’or, alors que je ne valais que dix francs, il a offert de l’or et mon soldat il a cédé. Mon soldat il m’a donné. Même qu’il a accepté de donner des cours au Diable pendant trois jours, pour que le Diable sache me jouer. Naïf petit soldat, je pensais, crois-tu vraiment que le Diable en a besoin, de tes cours ? Je le sentais bien, moi, qu’il avait joué un jeu dangereux. Mais je croyais aussi être plus malin que lui, idiot que j’étais.

J’avoue, je n’ai pas eu de chagrin. Le Diable me désirait, entendez-vous ! Le Diable qui avait tout ce qu’il voulait ! Alors mon petit soldat, va, mon petit soldat il pouvait bien courir tout seul retrouver sa fiancée, et lui faire ses gosses, il trouverait bien autre chose à accrocher sur sa cheminée, et les fêtes du village elles se feraient bien sans moi, allez, il n’avait plus besoin de moi, notre histoire elle était restée sur le champ de bataille et c’était bien ainsi.

C’est vrai, quand mon soldat il est parti, après ces trois jours chez le Diable qui ont duré trois ans de sa petite vie d’homme, quand mon soldat il est parti, j’ai douté. Le Diable me possédait à présent. Le Diable ferait de moi ce qu’il voudrait. Qu’importe ! Je vais vivre des choses extraordinaires ! je fredonnais tout haut, pour ne pas entendre mes cordes frissonner. Qu’importe ! je vais être quelqu’un chez lui ! Fini l’ennui, la peur, les tranchées sombres, les cahots du voyage sur les mauvais chemins : chez le Diable je serai de toutes les fêtes ! Qu’importe la débauche, la luxure, il y aura de la musique, et j’en serai, moi !

Le Diable il m’a emmené dans son royaume.

J’ai été assigné à l’orchestre de châtiment des damnés. Quand il avait attrapé un joli lot de nouvelles âmes à torturer, le Diable les réunissait autour d’un brasier. Il frappait dans les mains : « Instruments, jouez ! » Et voilà que poussés par une force invisible et brûlante, nous nous mettions à poursuivre les pauvres êtres dans une ronde sans fin au son grinçant et strident de nos cordes et de nos peaux et de nos cornets. Et le Diable qui ricanait dessus, et les damnés qui gigotaient et se tordaient de douleur sous les brûlures des pincettes qui les poursuivaient aussi. C’était effroyable et terrifiant. J’aurais voulu fuir, bien sûr, mais voilà, j’étais prisonnier. J’étais damné moi aussi, perdu comme ces êtres dont mes cordes lacéraient l’âme.

Mais vous savez ce qui me peinait le plus ? C’était d’avoir perdu l’amour de mon soldat. C’était de ne plus sentir son souffle mélancolique sur mon ventre. C’était de ne plus accompagner ses peines de la plainte râpeuse de mes cordes. C’était de ne plus l’entendre me dire, de sa voix toute simple : « Ah, tu n’es pas bien beau toi, mais nous nous entendons bien, allez. »

Qu’il me manquait mon petit soldat.

Alors vous comprenez, quand mon soldat m’a regagné au jeu face au Diable, quand pour la Princesse il m’a caressé de l’archet, mon âme elle a sursauté du bonheur du passé. De joie elle s’est gonflée, d’amour elle a chanté, si tendrement que la Princesse a cru que c’était pour elle et dans les bras de mon soldat elle est allée. Quoi de mieux qu’avoir enfanté cet amour-là, me direz-vous ? La vie était douce à nouveau, les damnés loin de moi, les flammes ne brûlaient plus, j’étais à nouveau avec mon petit soldat, pas bien futé, ni téméraire, ni ambitieux, mon petit soldat : il voulait juste aimer sa Princesse, et moi je l’aimais.

J’ai voulu davantage.

J’avais retrouvé mon soldat mais son amour était allé à une autre. Nos chants et nos joies et nos peurs et nos espérances partagés étaient restés dans le passé, sur le champ de bataille. Nous nous étions retrouvés mais nous ne nous étions pas retrouvés. Son amour était allé à une autre. Cruel, il m’avait accroché au-dessus de leur lit, je veillais leur amour. Ingrat petit soldat, je pensais, ingrat petit soldat ! Regarde ce que j’ai fait pour toi, et regarde comme tu me trahis ! Mais bientôt tu m’aimeras à nouveau, bientôt c’est moi que tu caresseras à nouveau, car nous allons quitter le palais et ta Princesse tu perdras. Tu vas voir, petit soldat, tu vas voir, bientôt tu n’auras plus que moi pour te consoler !

Alors quand le matin il quittait la chambre pour partir à la chasse et que la princesse finissait ses rêves sous son drap de percale, je chantonnais à voix basse. « Princesse, que sais-tu de ton époux ? Princesse, ne veux-tu voir la fiancée qu’il a laissée dans son village ? Ne veux-tu savoir si elle est plus belle que toi ? » Et la Princesse se retournait dans son rêve. « Princesse, que sais-tu de ton époux ? Es-tu sûre qu’il ne rêve pas d’elle quand il est dans tes bras ? » Et la Princesse se retournait dans son rêve, et chaque matin son rêve était plus tourmenté. « Princesse, qu’attends-tu pour le savoir ? Partons tous les trois, une fois au village je te la montrerai et tu verras s’ils s’aiment encore. » Et la Princesse se retournait dans son rêve, et le doute commença de la gagner. Alors elle demanda à voir son village, et il résista un peu, puis il céda. Vous le savez.

Nous partîmes. Qu’est-ce que je riais en moi-même ! Idiot petit soldat, idiote petite Princesse ! Avez-vous oublié la menace du Diable ? Moi non ! Une fois arrivés au village vous vous perdrez tous les deux, et moi je resterai avec lui dans son barda, et nous serons à nouveau seuls, lui et moi ! A moi son amour, à moi ses caresses !

Hélas, vous savez la fin.

Idiot petit violon, qui n’a pas pensé que le Diable les reprendrait, lui et son soldat. Il fallait donc qu’il redevienne prisonnier du Diable pour comprendre combien il aurait été heureux de veiller sur le bonheur de son petit soldat.

Croyez-moi : il ne faut pas vouloir ajouter à ce qu’on a ce qu’on avait, on ne peut être à la fois qui on est et qui on était.

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