Les quatre-vingt premières années des Editions Plaisir de lire
racontée par Isabelle Cardis (présidente de PL de 2000 à 2017)
En guise d’introduction, voici en quels termes Jules Savary, premier président de la Société des Lectures populaires (qui deviendrait plus tard Plaisir de Lire) présenta les buts de cette nouvelle association dans le premier rapport annuel de 1923-1924 :
« Mesdames, Messieurs,
Tous, une fois ou l’autre, nous nous sommes arrêtés quelques instants devant l’étalage d’un kiosque à journaux ou d’un magasin de tabacs. Aussitôt certains titres affriolants, commentés par une gravure plus prometteuse encore, ont attiré nos regards.
Le même jour peut-être, nous avons aperçu la même marchandise entre les mains d’un garçon de courses arrêté à l’angle d’une rue, d’un apprenti allant à l’atelier, d’une petite ouvrière rentrant de son travail ou d’un jeune campagnard revenant de la ville en chemin de fer, et les vers de Musset nous sont revenus à la mémoire :
Le cœur de l’homme vierge est un vase profond
Et, si la première eau qu’on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure,
Car l’abîme est immense et la tache est au fond.
Alors nous avons peut-être fait un rapprochement : un inspecteur des denrées pourchasse impitoyablement dans nos magasins ou sur nos marchés tout aliment avarié ou falsifié ; pourquoi n’apportons-nous pas le même soin à défendre les âmes contre les germes délétères qui les menacent ? C’est qu’il s’agit ici de dangers plus subtils, plus difficiles à déceler et à combattre ! Pourtant une association a courageusement entrepris la lutte contre la littérature immorale et ses efforts n’ont pas été vains.
Cependant, pour préserver notre jeunesse des livres nocifs, il ne suffit pas de prendre une attitude purement négative ou restrictive ; il faut agir dans un sens positif en offrant à ceux qui sont avides de lectures une nourriture qui soit à la fois propre et appétissante.
On comprend en effet que dans l’existence fatigante que nous menons actuellement, plus nombreux que jamais sont ceux qui sentent le besoin d’oublier de temps en temps leurs soucis et leurs peines en se réfugiant dans un monde imaginaire : le récit d’aventures, le conte, le roman répondent à un besoin impérieux de notre nature. Ce besoin veut être assouvi : s’il n’a pas à sa portée un menu bien préparé, il se jettera sur les aliments les moins recommandables. »
C’est par ces quelques phrases vigoureuses que le premier président des Editions Plaisir de Lire, alors appelées Société des lectures populaires de la Suisse romande, a commencé son premier rapport annuel, en juin 1924. Certaines phrases restent, 79 ans plus tard, d’une brûlante actualité et certaines autres marquent clairement le temps écoulé (ose-t-on parler aujourd’hui d’entreprendre une lutte contre la littérature immorale ?). Nous retrouvons aussi dans ce texte le programme qui allait forger l’identité de Plaisir de Lire jusque dans les années 1990 : proposer A TOUS une littérature de qualité, qui permette « à notre jeunesse » de « se réfugier dans un monde imaginaire ».
De la Société des Lectures Populaires aux Éditions Plaisir de Lire (1923-1944)
A la première assemblée générale ordinaire du 6 juin 1924, le comité de la Société des lectures populaires de la Suisse romande compte 11 membres : si le président, Jules Savary, est directeur des Ecoles normales, on y trouve également un procureur général, des directeurs d’assurance, un avocat, un pasteur, des professeurs et un inspecteur scolaire. Le but avoué de la nouvelle société est clair : comme ses consoeurs suisses-alémaniques (les Vereine für Verbreitung guter Schriften de Bâle, Berne et Zürich) qui oeuvrent depuis 40 ans, la Société des lectures populaires veut « lutter contre les publications malsaines par la diffusion d’écrits d’une inspiration élevée, d’une réelle valeur littéraire, à la fois attrayants et instructifs, empruntés aussi bien aux auteurs étrangers qu’aux écrivains nationaux » (article premier des statuts).
Parrainée par le Département fédéral de l’intérieur, elle se voit allouer dès la première année des subventions qu’elle recevra quasi sans interruption jusqu’en 1990. Les œuvres publiées ces premières années sont pour la plupart d’auteurs français tombés dans le domaine public, même si certains auteurs suisses figurent aussi au catalogue. On y trouve Alfred de Vigny, Alexandre Dumas, Edouard Rod, Edgar Poe, Benjamin Vallotton, etc.
Au cours des années, le choix va s’orienter de plus en plus vers des auteurs nationaux pour suivre en cela le goût des lecteurs, consultés par questionnaire. En 1943, établissant le bilan de 20 ans d’existence, le président d’alors calculera que sur 99 titres publiés, la société a édité 32 titres d’auteurs suisses romands définis comme des pré-contemporains (19e siècle) et 24 titres d’auteurs français pré-contemporains, contre 16 titres d’auteurs suisses romands contemporains et 13 titres d’auteurs suisses alémaniques. Deux observations rapides peuvent être tirées de ces chiffres : en 1943, une majorité des œuvres publiées sont d’auteurs suisses, 61, mais une autre majorité d’œuvres d’auteurs pré-contemporains (français et suisses) peut aussi être calculée : 56.
Le choix des œuvres est passionnément discuté et fait l’objet de critiques régulières de la part des lecteurs. Il s’agit d’une part de satisfaire ceux qui désirent des œuvres à tendance moralisatrice et d’autre part de répondre aux goûts d’un jeune lectorat afin qu’il choisisse ces livres au style soigné. Les couvertures des livres évoluent aussi au cours des ans : un artiste est d’abord commandité pour réaliser une couverture différente pour chaque titre, mais dans les années 30, la société cherche une couverture uniforme pour tous ses ouvrages.
Les lecteurs peuvent être membres et abonnés à la société : un membre paie Fr. 2.- de cotisation par année et Fr. 3.- d’abonnement, ce qui lui permet de recevoir 6 publications annuelles. Ces brochures sont classées en 2 séries, l’une à 160 pages, vendue à 95 centimes hors abonnement, et l’autre à 64 pages, vendues à 45 centimes. Il arrive parfois, on l’apprend incidemment en lisant les rapports annuels de façon systématique, que les œuvres soient abrégées, voire « améliorées » pour les besoins de l’édition par une « secrétaire littéraire » … chargée par ailleurs du choix des œuvres, des contacts avec les auteurs et des corrections d’épreuves.
Dès les premières années, les différents présidents se plaignent de la diminution régulière du nombre de membres et d’abonnés. Des actions ponctuelles permettent d’augmenter temporairement leur nombre, mais les ventes se font essentiellement par d’autres canaux.
Dans un premier temps, le comité fondateur de la société des lectures populaires trouvent en Payot & Cie un partenaire qui se charge de faire imprimer et de vendre à ses frais les œuvres choisies par la société. Ce système calculé sur des ventes de 5000 exemplaires par titres s’avère être un piège financier pour ce partenaire et la collaboration est interrompue après deux ans. La société se charge alors elle-même de l’impression des livres, elle commence une longue collaboration avec les imprimeries réunies, et elle remet la distribution des livres à Pro Juventute, nouvellement installée à la rue de Bourg : pour un montant de Fr. 100.- par mois, celle-ci la fera profiter de ses agents répartis en Suisse pour faire connaître ses publications. La convention sera rompue au 31 décembre 1930 dans le but de constituer un service commercial indépendant : un ancien instituteur (U. Pahud) sera alors engagé comme gérant.
En 1926 déjà, Jules Savary, le président d’alors, fait une constatation qui est encore la nôtre aujourd’hui : « Nous avons l’impression que ce n’est pas dans les librairies ou les kiosques que nous trouverons nos encouragements les meilleurs. Il nous faut atteindre directement le grand public ! » Dans ce but, le comité cherche à établir des dépôts dans chaque district des cantons (Vaud essentiellement) et dans les grandes villes. Les responsables de ces dépôts disposent ainsi d’un petit stock de livres et sont chargés de promouvoir les Lectures populaires dans leur région. Ce système ne rencontrera qu’un succès minime et les pertes dues aux retours d’ouvrages endommagés seront importantes.
D’autre part, la société rencontre un certain succès par l’intermédiaire des Unions cadettes, essentiellement dans le Jura bernois et dans le canton de Neuchâtel. Ce démarchage à domicile par l’intermédiaire de jeunes gens sera l’objet d’une grande satisfaction pendant plusieurs années, mais s’étiolera peu à peu dans les années 30.
Des accords sont également conclus avec d’autres petites sociétés, telles par exemple les Editions Labor : dès 1925, celles-ci se font connaître dans les campagnes grâce à leur « autolibrairie » qui, outre la vente d’ouvrages de grande valeur morale (dont font partie les brochures des Lectures populaires), présente des conférences et un petit film. Dans les années 30, leurs dépôts et leurs comptoirs permettront encore une diffusion estimable des titres de la société.
Enfin, les Lectures populaires font aussi appel aux bonnes volontés individuelles (et essentiellement féminines) : en 1929, deux vendeuses sont mentionnées pour le district de Lausanne et l’on parle de leurs quelques excursions à Genève ; en 1930, lorsque la convention avec Pro Juventute prend fin, un « service de colportage » est mis sur pied, par l’engagement de 4 colporteurs pour le canton de Vaud et de 2 pour le canton de Genève, mais en 1935, une seule colporteuse, d’Yverdon, est louée pour ses ventes dans la campagne vaudoise.
Peu à peu, les rapports annuels mentionnent différentes concurrences qui font du tort aux projets de la société : si dans les années 20, la concurrence de la mauvaise littérature française dans les librairies et dans les kiosques est régulièrement citée, dans les années 30, le président notera avec une certaine satisfaction teintée d’amertume la nette progression de la Bibliothèque pour tous, présente dans les villages les plus reculés, et celle des revues périodiques qui mettent leurs abonnés au bénéfice d’une assurance et qui connaissent un énorme développement dans les campagnes. Les membres de la société sont heureux de constater que cette concurrence diffuse essentiellement de la « bonne littérature », même si elle est la cause d’une difficulté supplémentaire pour eux.
Dans la deuxième moitié des années 30, la situation se dégrade encore et le comité propose à l’assemblée générale de 1937 de cesser toute activité. L’assemblée refuse cet abandon et une nouvelle convention est signée pour 2 ans avec Pro Juventute : celle-ci rachète les invendus (près de 30’000 brochures payables en 3 ans), prend à sa charge les tirages des volumes, réduit le nombre de publications de 6 brochures à 3 volumes plus importants et réforme le service de vente.
Les présidents se succèdent et se fatiguent rapidement, le comité change et les années de guerre se passent sous le signe de l’augmentation du prix du papier et des frais d’impression d’une part, et d’une forte demande des lecteurs d’autre part, qui se servent de plus en plus dans les bibliothèques publiques.
Les années après-guerre : dans la lignée de Ramuz à la recherche des meilleurs écrivains romands (1944-1988)
Le rapport annuel de 1944 est le témoin d’un grand changement pour la société : le comité est quasiment entièrement renouvelé (le président, le vice-président et le caissier sont remplacés). Un nouveau président, Paul Aubert (inspecteur scolaire) ne prend la direction que pour une année, avant de céder sa place à Charles Bonnard, instituteur. Le 31 mars 1947, l’administrateur Maurice Pahud cède sa place à Constant Zahnd, instituteur, qui contribuera fortement à une nouvelle orientation de l’édition.
La mention de Société des lectures populaires disparaît au profit de l’appellation Le Plaisir de Lire, le logo est entièrement modifié : au lieu du jeune homme tenant un livre dans un paysage très Art nouveau, une grappe de raisin apparaît. Elle existe aujourd’hui encore, sous une forme plus stylisée.
Le choix des auteurs change également : le comité ne veut plus choisir « dans un certain répertoire », mais attirer des auteurs connus, dans une recherche d’actualité. Il entre en relations avec les « meilleurs écrivains romands » : Noëlle Roger, Marie-Louise Reymond, Berthe Vuillemin, Noëlle Henry, Charles Gos, William Thomi, etc.
Le livre lui-même prend de plus grandes dimensions. La cotisation annuelle passe à Fr. 2.- et l’abonnement à Fr. 3.- pour 3 à 4 volumes de 200 pages environ. Vendu à l’unité, le livre coûte Fr. 5.-
Le deuxième souffle de Plaisir de Lire met quelques années avant de se révéler pleinement. La grande chance du comité pendant cette deuxième période provient du subside important consenti par la Confédération. Il passe de Fr. 1250.- en 1946 à Fr. 7’500.- par année dès 1952. Cette subvention fédérale est ponctuellement augmentée de dons importants lors d’événements particuliers, tels que la Fête nationale (le comité de la Fête nationale donne 7’500.- en 1953), la vente de certains timbres Pro Juventute (1965) ou lors des manifestations liées au 20e anniversaire de la mort de Ramuz, en 1967, auxquelles Plaisir de Lire participera par toute une série de publications. Dès 1972, la subvention augmente encore régulièrement pour plafonner autour des Fr. 12’300.- par an dès 1975.
Ces rentrées régulières d’argent permettent au comité et à l’administrateur d’investir un montant élevé dans de la publicité. Dès 1948, Plaisir de Lire a un stand au Comptoir suisse. Il le gardera pendant 20 ans. Des annonces, des vitrines, des affiches dans le métro Lausanne-Ouchy, des circulaires pour informer le milieu scolaire sont autant d’efforts déployés pour se faire connaître davantage.
Le système des membres abonnés fonctionnera plus ou moins bien pendant encore de nombreuses années (il pourra composer jusqu’à 1/3 des ventes). Mais ce qui va faire le grand succès de Plaisir de Lire et sa renommée, c’est la collaboration que cette édition va développer étroitement avec le milieu scolaire. Constant Zahnd, instituteur, va proposer au corps enseignant de vendre les livres de Plaisir de Lire par l’intermédiaire des élèves, chargés de faire circuler le catalogue dans le cercle de leur famille et connaissances. Un tiers de la somme ainsi récoltée sera conservé par la classe, qui pourra ainsi financer divers projets scolaires, tels que courses d’écoles ou camps d’études. Cette proposition rencontre un franc succès : entre 1951 et 1952, les ventes vont plus que doubler. Désormais, les classes n’achèteront plus seulement les ouvrages de Plaisir de Lire pour leurs lectures obligatoires, elles deviendront également la source de centaines de colporteurs tant recherchés les années précédant la Deuxième Guerre mondiale. En 1979 encore, 41,5 % des ventes sont faites par l’intermédiaire des libraires, 34,5 % par des écoliers (essentiellement dans le canton de Vaud) et 24 % directement à des gymnases, collèges ou écoles (lectures en classe). Outre des annonces dans des journaux spécialisés (l’Educateur) et des circulaires, des prospections systématiques des écoles sont donc faites régulièrement par l’un ou l’autre membre du comité. Au début des années 80, les rapports annuels notent des commandes de plus en plus fréquentes par les librairies, mais « petites et prudentes » (1 ou 2 volumes) et en 1983, les proportions ont changé : 72 % des ventes ont été faites par l’intermédiaire des libraires.
Enfin, 1952 marque également les débuts des publications de romans de C. F. Ramuz. Si à ce moment-là, le Dr Schweitzer et les Lettres de mon Moulin de Daudet rencontrent un franc succès pendant plusieurs années, les rapports annuels mentionnent régulièrement la publication d’un titre du grand auteur vaudois, dont les romans constituent aujourd’hui encore le pilier de Plaisir de Lire. Les débuts consistent en des coéditions avec Messeiller à Neuchâtel, en des reprises de titres aux éditions Rencontre et Mermod. Ainsi, chaque année, Plaisir de Lire diffuse au moins un titre de C. F. Ramuz. L’année commémorative de 1967 est également celle d’une reconnaissance de Plaisir de Lire pour son travail de diffusion de l’œuvre de Ramuz, dans le but avoué de le faire connaître dans les écoles. 1978, nommée l’année Ramuz, marquera aussi le début d’une collaboration très appréciée avec la Fondation Ramuz.
En 1963, le président d’alors, André Chabloz, parle de Plaisir de Lire plus en terme de diffuseur que d’éditeur. Nombreuses en effet sont les reprises de titres auprès d’autres éditions, avec ou sans modification des couvertures. En 1965, le comité est fier de diffuser également les Editions du Verdonnet, spécialisées dans le livre pour enfants.
En 1975 ans, Eric de Montmollin, alors professeur à l’Ecole de Commerce, est élu président à son tour. S’il désire publier chaque année un ou deux titres du patrimoine romand, en particulier des romans de C. F. Ramuz, et conserver des œuvres connues accessibles au public, il veut aussi promouvoir des œuvres nouvelles à chaque fois que cela lui est possible, que ce soit par des coéditions ou par des reprises de titres : c’est ainsi qu’apparaîtront au catalogue des nouvelles de Francine-Charlotte Gehri, un roman du chanoine Michelet, des nouvelles de Gisèle Ansorge (sa première publication), des poèmes d’Edmond-Henri Crisinel et des romans de Suzanne Deriex, pour ne citer que quelques exemples qui sont encore les fleurons du catalogue.
Ainsi donc, des années 50 à la fin des années 80, Plaisir de Lire aura vécu de façon fort active grâce à trois piliers principaux : les subventions fédérales, la collaboration avec les écoles et la publication des romans de C. F. Ramuz. Les choses vont changer en quelques années.
En 1988, les administrateurs de Plaisir de Lire, Georgette et Roger Cardis, donnent leur démission après 15 ans de collaboration passionnée. L’année suivante, Eric de Montmollin, président depuis 1974 et membre du comité depuis 1957, se retire également et sera remplacé par Jacques Bron, enseignant et écrivain. Ces départs marquent la fin d’une période riche en publications pour Plaisir de Lire. En effet, en 1990, la Confédération renonce à soutenir l’édition par une subvention annuelle d’environ Fr. 12’000.- (elle désire soutenir plus précisément la littérature enfantine). Dès lors, chaque publication, y compris les rééditions, sera le résultat d’une longue et difficile recherche d’aide financière, qui usera terriblement l’enthousiasme des présidents suivants.
A cela doit s’ajouter en 1995 l’introduction d’une nouvelle loi sur les écoles vaudoises, qui interdit désormais la vente par l’intermédiaire des élèves. Pour financer leurs camps et leurs courses d’école, les classes devront désormais vendre leur propre production. Pour Plaisir de Lire, il s’agit non seulement d’une diminution du revenu, mais également de la perte d’un contact important avec la clientèle par l’intermédiaire des élèves. Lorsque ceux-ci faisaient le tour de leurs connaissances avec le catalogue de l’édition, ils vendaient des titres très divers. Désormais, Plaisir de Lire ne peut compter que sur l’intermédiaire des libraires : ceux-ci gardent en stock les titres qui se vendent le mieux, c’est-à-dire environ 5 titres de C. F. Ramuz. Ils commandent d’autres ouvrages sur demande de leurs clients, exigent d’être livrés au plus vite et paient… quand ils y pensent !
Enfin, Plaisir de Lire entretient toujours des contacts privilégiés avec Madame Olivieri, la fille de C. F. Ramuz. L’édition peut compter sur son soutien et sur celui de la Fondation Ramuz pour rééditer de nombreux romans de cet auteur capital pour notre culture. Les 24 titres présentés au catalogue cette année encore sont le fleuron de notre édition et 3 d’entre eux permettent à l’entreprise de « tourner ». Mais Plaisir de Lire n’est pas la seule maison d’édition à publier cet auteur et à l’horizon se profile le projet, toujours plus précis, de l’édition de l’œuvre complète de Ramuz, en Pléiade et aux Editions Slatkine. Il est très difficile d’évaluer l’incidence qu’auront ces éditions sur la vente de nos ouvrages. A ce jour, nous pourrions dire que Plaisir de Lire vit actuellement surtout grâce à la vente de quelques titres de C. F. Ramuz auprès d’une chaîne de librairies bien connue en Suisse romande (Payot), situation quelque peu précaire s’il en est.
Toujours et encore donner leur chance aux jeunes talents (1989- 2000)
En 1989, les anciens administrateurs sont remplacés par leur fils, Daniel Cardis. Avec le soutien du nouveau président, Jacques Bron, et du vice-président, Bernard Matthey-Doret (qui deviendra président en 1995), les stocks sont réunis aux Presses Centrales de Lausanne, qui louent aussi à Plaisir de Lire les services de leur système informatique (pour la facturation et les rappels) et ceux de leur service d’expéditions (qui livrent quotidiennement à la poste les paquets emballés aux PCL). Jusqu’alors les stocks étaient répartis dans tous les endroits disponibles du domicile des administrateurs et ceux-ci confectionnaient les paquets, tapaient les factures et passaient à la poste eux-mêmes. L’augmentation des commandes des librairies les avait soumis à une pression sans cesse croissante. Désormais, l’administrateur et son épouse se rendent une fois par semaine aux PCL avec les commandes, font les paquets et gèrent la facturation et le paiement des débiteurs par informatique.
Peu à peu, l’impression des ouvrages est confiée à une imprimerie française, malgré tous les problèmes de conscience que cela pose à l’administrateur et au comité. Avec parfois 1/3 du prix plus bas que les offres suisses, pour une qualité égale, Plaisir de Lire, déjà sevrée de subventions fédérales, doit faire des économies chaque fois que cela est possible.
Enfin, l’édition tente de garder un contact direct avec ses lecteurs en assurant une présence régulière au Salon du Livre de Genève Cette démarche lui coûte très
cher. Elle commence par s’entendre avec OSL, avec laquelle elle partage un stand pendant quelques années, puis décide de s’y rendre une année sur deux. Les contacts avec les professionnels du livre sont plus profitables et plus riches qu’avec les lecteurs, extrêmement nombreux et fort sollicités dans cette grande kermesse du livre et de la presse.
Chaque projet d’édition étant désormais soumis aux impératifs financiers, Plaisir de Lire se concentre essentiellement sur des rééditions de textes de C. F. Ramuz. Cependant, en 1993, l’édition a l’occasion très intéressante de reprendre le fonds des Editions Castella, suite au décès de l’éditeur. Les négociations et l’obtention de différentes aides financières (notamment de l’Etat du Valais) lui permettent d’acquérir plusieurs titres importants de Corinna Bille et de Maurice Chappaz. Un accord est passé avec les Editions Empreintes pour coéditer Théoda, de Corinna Bille, et Le Match Valais-Judée, de Maurice Chappaz. Dans un même élan, l’édition s’attelle à la publication de la Correspondance de Corinna Bille avec ses parents, ouvrage plus érudit issu d’une très longue recherche de Mademoiselle Gabrielle Moix, chargée de cours à l’université de Fribourg. Il paraîtra en 1995, après 2 ans de travaux.
Si, dans son rapport de l’année 1996, Bernard Matthey-Doret, le président d’alors, parle de la rude tâche de chercher des donateurs pour chaque publication, y compris les retirages, il s’enthousiasme aussi pour un projet qui lui tient à cœur : fêter dignement les 75 ans de Plaisir de Lire en publiant un inédit de C. F. Ramuz, Les Notes du Louvre. Fruit des visites quotidiennes au Louvre de Ramuz pendant l’hiver 1902-1903, alors qu’il avait 24 ans, cette publication nécessitera près de 3 ans de travail : la transcription du manuscrit, les recherches des nouvelles attributions des tableaux mentionnés par l’écrivain et la recherche de fonds permettant d’éditer un livre riche d’une cinquantaine d’illustrations en couleur aboutiront à la présentation de cet ouvrage, en décembre 1999, à la bibliothèque municipale de Chauderon. Le président, découragé par la quête épuisante de ressources financières détenues par des mains universitaires omnipotentes, donnera sa démission en début de l’année 2000 et me confiera son poste avec beaucoup d’optimisme !
La recherche d’un nouveau souffle
Depuis que je collabore avec Plaisir de Lire, je m’étonne chaque semaine du nombre de choses que l’on peut réaliser avec un budget des plus modestes. L’enseignement le plus riche que puisse donner Plaisir de Lire à ses collaborateurs est en effet de se débrouiller pour faire un maximum de choses, publier un livre, monter des expositions, se faire connaître du public, par exemple, avec un minimum de moyens.
Voici quelques exemples d’expériences réalisées au cours de ces dernières années :
En 1998, pour le 75e anniversaire de Plaisir de Lire, nous avons organisé l’exposition de nos livres dans une vingtaine de librairies de Suisse romande. Comme nous cherchions un financement pour les Notes du Louvre, nous avons tenté d’attirer des souscripteurs par le biais d’un concours ouvert à tous. Le premier prix devait être attractif. Nous avons donc cherché une agence de voyage qui voudrait bien offrir au gagnant un week-end à Paris, avec entrée au Musée du Louvre, en contrepartie de quoi nous poserions leur logo dans les vitrines exposant nos livres. Après bien des démarches, nous avons trouvé en Railtour un voyagiste prêt à tenter l’expérience. Vingt prix étaient offerts. Oserai-je avouer que nous avons reçu … 23 réponses correctes ? Les gagnants furent ravis, nous avons construit auprès d’eux et des librairies une image d’entreprise sympathique qui agit… c’est tout à notre avantage !
Toujours en 1998, année de la sortie du film La Guerre dans le Haut Pays de Francis Reusser, nous avons été contactés par la maison de production CAB pour un échange de bons procédés dans la promotion du film, grâce à laquelle nous avons été largement bénéficiaires : nous envoyions des affichettes du film à toutes les personnes de notre fichier d’adresses et posions des affiches du film dans les vitrines des librairies avec lesquelles nous nous étions entendus pour présenter nos livres. En échange de quoi notre nom était mentionné sur les affichettes publicitaires du film, des couvertures de nos livres étaient mises à disposition du public dans les salles et nous étions invités à nous présenter aux premières du film. Nous avons pu ainsi rapidement procéder à un retirage de ce titre, jusque là assez peu connu des lecteurs.
La publication des Notes du Louvre est un exemple de collaboration gratuite et enrichissante encore plus marquant. Grâce à l’amitié liant Jean Starobinski, qui soutenait depuis longtemps le projet d’une édition de cet inédit, et Jean Gallard, le chef du Service culturel du Louvre, nous avons pu collaborer étroitement avec ce service : grâce à lui, nous avons su où trouver les ektachromes pour illustrer le livre, nous avons pu localiser les œuvres dans les salles afin que les lecteurs puissent lire les descriptions de Ramuz devant les tableaux originaux et nous avons pu combler les lacunes dans l’identification des tableaux décrits. Ainsi, si cette publication nous a demandé un très grand travail de recherche, elle nous a donné également un superbe enseignement et la rencontre de personnes très riches, par la fréquentation régulière de Madame Olivieri et des membres du Service culturel du Louvre.
En 2000, nous avons cherché un diffuseur pour la Suisse qui nous permette, à un prix aussi bas que possible, de satisfaire nos clients-libraires. Depuis plusieurs années, nous nous étonnions de leurs commandes multiples à 1 ou 2 exemplaires, bien peu rentables pour eux une fois les frais de port déduits du rabais consenti.
Les libraires consultés ont émis le désir de recevoir plus rapidement leur commande (nous n’expédiions les livres qu’une fois par semaine depuis les Presses centrales) et, si possible, en même temps que les livres d’autres maisons d’édition, de façon à diminuer les coûts de transport (le rabais que nous leur accordions était trop souvent compensé, voire dépassé, par les frais postaux que nous leur facturions). De notre côté, nous cherchions à diminuer le travail que constituaient les expéditions, certes, mais nous désirions aussi diminuer le nombre de factures impayées qui s’accumulaient chaque année… Après plusieurs demandes d’offre, nous avons donc confié la gestion de cette clientèle à l’Office du Livre de Fribourg, le 1er septembre 2000, pour une durée minimale de deux ans. Après bientôt 3 ans de collaboration, nous pouvons affirmer que nous sommes ravis de leur service de distribution (les libraires aussi), tout en reprenant de façon systématique une communication directe avec les libraires, notamment dans l’information de nos nouveautés.
Mais l’expérience la plus riche reste celle des rencontres et de la fréquentation de personnes exceptionnelles proches du livre et de la littérature. Certes, nous apprenons le métier au contact des professionnels du livre. Mais nous bénéficions surtout du soutien et de l’engagement de plusieurs auteur(e)s, présents régulièrement lors d’événements culturels concernant de près ou de loin Plaisir de Lire. Ces auteur(e)s représentent le plus beau cadeau offert à notre engagement bénévole.
Notre engagement dans Plaisir de Lire et les diverses expériences vécues au cours de ces dernières années nous ont obligés à nous pencher sur des questions identitaires : ne sommes-nous qu’une maison d’édition « pédagogique », publiant du Ramuz que les écoliers liront en classe ? Comment pouvons-nous mettre en valeur les caractéristiques qui fondent notre identité : des romans d’auteurs suisses, des ouvrages de qualité à un prix de Fr. 20.-, une association sans but lucratif n’employant que des bénévoles, une représentation de notre édition dans chaque canton romand, une volonté constante de s’inscrire dans un tissu relationnel où l’interaction entre l’édition et les lecteurs engendre une dynamique de découverte du livre ?
Pour fêter le 80e anniversaire de Plaisir de Lire, nous avons projeté la réédition de textes d’auteurs suisses, féminins, du 20e siècle, dans le but de remettre en valeur un patrimoine littéraire oublié malgré sa valeur et, par la même occasion, de contrebalancer harmonieusement l’image d’une édition consacrée aux romans de C. F. Ramuz. Plusieurs textes de Marguerite Burnat-Provins ont ainsi été publiés (Vous, automne 2001, Le Voile, printemps 2002, et Près du rouge-gorge, printemps 2003). De même, nous avons édité La Lettre, de Clarisse Francillon (automne 2002) et Terres noires de Vio Martin (printemps 2003). D’autres textes sont encore en projets pour 2003 et 2004. Ils seront réédités peu à peu, en fonction des moyens de notre petite maison d’édition.
Voilà donc, résumées, les 80 années de vie de la Société de lecture pour tous, plus connue sous le nom de Plaisir de Lire. Des générations de bénévoles se sont succédé, toutes portées par le même enthousiasme et le même amour du livre. Aujourd’hui comme hier, le défi nous est lancé : réfléchir et agir pour l’avenir de Plaisir de Lire, en respectant ses caractéristiques d’origine, dans le bonheur des rencontres des êtres humains et des textes, dans l’espoir de fêter un jour… le centenaire.
Épilogue
De mai 2017 à avril 2021, Carinne Rousseau a succédé à Isabelle Cardis. Ingénieur de formation et après avoir passé 20 ans dans le secteur bancaire, elle a présidé les Editions Plaisir de Lire avec enthousiasme. Quelques événements marquants durant son mandat de bénévole : un partenariat avec SBB-CFF avec l’initiative Lire & Voyager pour offrir des nouvelles aux voyageurs pendant leur temps d’attente, le partenariat avec l’Opéra de Lausanne lors de la publication de l’Histoire du soldat de C.F Ramuz pour le centenaire de l’oeuvre…
En avril 2021, Béatrice Peyrani, journaliste et auteure, franco-suisse a repris la présidence bénévole des Éditions Plaisir de Lire. Elle a poursuivi la politique de soutien aux jeunes auteurs, en publiant le premier roman de Matteo Salvatore, 21 ans, auteur de Larmes de Renard, développé la valorisation de la collection Patrimoine Vivant avec la sortie du Collector Centenaire Plaisir de Lire, Si le soleil ne revenait pas de Charles-Ferdinand Ramuz, accompagné d’ une nouvelle mise en page signée du graphiste lausannois Chris Gautschi et d’une préface inédite de la spécialiste de littérature romande Claudine Gaetzi.
Le centenaire de Plaisir de Lire a bel et bien été fêté -comme le souhaitait Isabelle Cardis dans son journal de bord ci dessus -au salon du livre de Genève le 24 mars 2023, Plaisir de Lire a présenté le roman de Patrick Lachaussée, consul de France, en poste à Genève, Bourama, L’arbre et le Sage ainsi qu’un recueil Collectif Plaisir de Lire, Nouvelles inédites, fruit d’un concours de nouvelles organisé par l’éditeur lausannois sur le plaisir de lire. Près de 70 textes avaient été proposés, signe de la toujours grande attractivité de la marque centenaire Plaisir de Lire. Seize nouvelles ont été choisies par le comité de Plaisir de Lire : seize déclarations d’amour au livre et à la littérature retenues pour leur beauté et originalité. Ce recueil a fait l’objet d’un grand enthousiasme au salon tant de la part du public que des 16 belles plumes lauréates du concours du centenaire.