Le mouvement des yeux dans la lumière – Concours premiers écrits

Le mouvement des yeux dans la lumière – Concours premiers écrits

Nouvelle inédite de Anne-Do Vanguard, lauréate du concours 2018 sur le thème du « Monde numérique » organisé par les Editions Plaisir de Lire avec le soutien de la CIIP.
Les 5 lauréats de ce concours ont suivi 3 ateliers d’écriture organisés par Mme Annik Mahaim.

Le mouvement des yeux dans la lumière – Concours premiers écrits

Le mouvement des yeux dans la lumière

 

Puisses-tu vivre en des temps intéressants.

Malédiction chinoise

 

Dans la rue, ni signe, ni panneaux indicatifs. Tous savent où ils vont.

            La femme blonde qui marche le long de la route respire une atmosphère pure et contrôlée. Elle n’a pas un regard pour le ciel dans lequel nagent oiseaux brillants et pods de déplacement que l’industrie produit en masse. Elle se sent adaptée. Le soir, quand l’heure arrive, elle s’assoit dans un fauteuil sur la petite terrasse, un verre à la main, elle sent la brise dont la puissance et la fraîcheur sont ajustées à ses goûts et visionne les images qu’elle a commandées. La femme a choisi un bloc d’informations qui lui parvient par lots nocturnes : elle n’aime pas se lever le matin, elle peut donc se coucher assez tard. A l’heure dite, il lui suffit de fermer les yeux, de penser le code, et les clichés défilent dans son esprit. C’est ainsi qu’elle sait les choses, le monde autour d’elle, le temps qu’il fera et les projets que l’Eminence a prévus pour tous.

            Dans la rue, il fait une température idéale pour marcher, ni chaud, ni froid, ni tiède. Elle allonge le pas. La femme se rend à l’Entreprise pour la première fois de l’année afin de subir l’évaluation annuelle de ses résultats.

            Depuis que le travail est réalisé automatiquement, le contrôle est devenu pour les humains la tâche prioritaire. Les robots s’occupent de la pénibilité, les humains d’administrer les robots, de déterminer les actions à accomplir, de vérifier les tâches. La femme, elle, gère une chaîne de production de fruits bioniques. Elle a bien travaillé cette année : les robots de sa chaîne n’ont pas tenté de révolte, ni déposé de revendications illusoires comme sur d’autres sites de production. Il faut dire qu’elle les traite bien. Ils disposent d’une pause complète toutes les douze heures, peuvent prendre des vacances, même si pour une machine des vacances signifient rester dans son espace vital, accéder à des outils sophistiqués de programmation et travailler sur des projets informatiques personnels. De temps en temps, elle sélectionne un des projets et le récompense. Cela maintient une bonne ambiance et motive le robot à travailler en suivant les normes établies et les plans de production annuels. Ainsi, elle ne prend pas le risque qu’ils s’écartent du modèle, et lancent des initiatives en vue d’augmenter ou de diminuer la cadence de production, ce qui aurait des conséquences catastrophiques sur son travail à elle. Cette année, les Dispositions ont calculé sa production exacte en fonction de tous les paramètres, le moindre écart entraînerait un déséquilibre du système, qui enchaînerait les crises et mènerait à la Dysharmonie. Elle ne souhaite pas la Dysharmonie qui provoquerait la perte des préséances et une reprogrammation complète.

            La femme s’appelle Reidy. Elle a choisi d’améliorer son apparence en sélectionnant des cheveux blonds, épais et brillants, des yeux bleus et un petit défaut sur la joue qui s’appelle « fossette ». Il fait partie du programme « charme », presque aussi bien que le programme « être belle ». Elle ne peut pas accéder à « être belle », réservé à l’Eminence. La femme est satisfaite de son niveau. Il lui accorde de micro-écarts face à la norme et cela lui convient tout à fait.

            Reidy ne prend jamais de vacances au sens où on l’entendait dans les temps antérieurs. Elle s’adonne à un petit loisir personnel sans quitter son espace de vie. Elle opère la gestion pictographique de l’édifice dans lequel elle loge car sa capacité à elle, c’est l’organisation. Définir qui entre et sort et à quelle heure, gérer les portes, les fenêtres, ouverture-fermeture, l’orientation du bâtiment vers les sources d’énergie disponibles, voilà qui lui plaît. Elle est parfaitement satisfaite de cette compétence : elle ne l’a pas choisie, on ne choisit plus son profil d’habilité depuis 2070, lorsque l’Eminence a créé les Dispositions. Les Orienteurs déterminent les Nécessités Globales et dès la naissance, chaque personne est spécialisée. Reidy a été implantée à l’arrivée comme tout le monde et vit la vie adéquate qui a été conçue pour elle. Elle sert la société et la société en retour lui apporte ce dont elle a besoin.

            La jeune femme marche maintenant d’un pas plus vif et pense à un jus de fruits frais pour déclencher un accès d’énergie. Sur la route qu’elle doit traverser, les pods attendent les personnes qui en ont besoin. Inutile pour elle d’essayer d’en prendre un : son entretien est trop proche de l’endroit où elle se tient.

            Chaque personne qu’elle croise lui sourit et la salue. L’an passé, la jovialité est devenue un point obligatoire qui a été ajouté à l’implantation. Du coup, la vie est vraiment agréable : tous les autres sont des amis, juste assez présents pour réchauffer la journée, juste assez éloignés pour ne pas être obligés d’interagir directement avec eux. Les interactions demandent des efforts d’ajustement que Reidy trouve inutiles, elle préfère les limiter. Ainsi, chacun se sent bien, sans devoir mobiliser son énergie trop souvent.

            La femme attend le moment de traverser et replace son foulard jaune sur ses cheveux. Elle aime le contact de cette matière fraîche et souple et apprécie d’avoir le droit de choisir la texture et la couleur. Cela fait partie des prérogatives de son niveau. Lorsque l’impulsion se fait sentir dans son dos, Reidy allonge le pas pour traverser la route.

            Soudain, comme frappée par une balle, elle s’effondre sur la chaussée. Elle tombe comme une pierre, comme si son énergie avait disparu d’un seul coup. Ses yeux ouverts bougent lentement, tels des navires glissant sur une mer calme. Le ballet des pods ne s’est pas arrêté pour autant. Un véhicule d’urgence glisse vers le corps écroulé, place ses bras articulés sous la femme et la dépose dans l’habitacle.

*

            Hatch secoue la tête. Les mises à jour prennent de plus en plus de temps, et depuis quelques semaines, il y a des récalcitrants. Il avait même fallu créer une nouvelle catégorie pour eux – les Réticents – pour classer ces échecs et reprogrammer les implantations.

            La femme posée devant lui sur la couche hydrostatique, est une jolie production de la gamme « charme ». Fossette, yeux bleus. Personne ne choisit les yeux noirs de nos jours. Elle respire calmement, et sera maintenue inconsciente pendant la vérification.

– Qu’est-ce qu’elle a ? demande Benz.

– Hum, pas sûr. La mise à jour n’a pas fonctionné.

– C’est moi ou il y en a de plus en plus ? dit Benz, en épongeant son front avec un mouchoir chiffonné.

            Il a l’air malade, peau grise, sueur, cheveux mal coiffés. Infériorité des humains sur les robots, pense Hatch. Il hausse les épaules et se concentre sur le corps. Il ajuste la lampe sur son œil et braque le rayon sur la fine nuque de la jeune femme.

– Relève ses cheveux, dit-il à Benz.

            Celui-ci fait un geste, un hologramme-peigne se matérialise et enroule l’épaisse chevelure. Il tord la masse et la fixe sur le sommet du crâne. Le rayon lumineux change de fréquence, émet un bruit mouillé et diffuse un jet de vapeur froide, juste au milieu de la nuque de la femme. Hatch tend la main, effleure l’option adéquate sur le miroir de sa tablette chirurgicale, le rayon se concentre pour découper une petite ouverture.

            Hatch apprécie les apports des technologies post Moore. Les pods qui s’ajustent automatiquement aux besoins en déplacement des humains et des robots, les medicus ciblés qui traitent les lésions internes par simple ingestion, l’adaptation de son apparence physique en piochant dans les propositions de programmes accessibles à tous. Un peu futile d’accord, mais agréable.

            En ce huitième temps de l’année 2110, ce que Hatch admire le plus, ce sont les Nano Knowledge Implants qu’il appelle par leur petit nom NKI. Il a pu participer au développement des softs qui les pilotent. De pures merveilles orientées sur la régulation des sujets. Depuis leur invention, plus d’école, d’apprentissage, de temps gâché à s’asseoir tous en même temps dans une pièce étroite, terminés les présentations orales, les examens. Tout est prévu : ni décisions individuelles, ni doutes, disparu le chômage, plus de temps perdu. Efficaces. Une existence purement efficace. Les Orientations définissent les Nécessités Globales et dès la naissance, chaque personne est spécialisée. Les capacités sont déterminées à l’aide de tests performants s’appuyant sur l’inconscient des sujets. Ils définissent les objectifs et les NKI se chargent du reste. Connaissances, compétences, culture, chaque information est pulsée dans le système dès le départ.

            Les données du NKI sont régulièrement adaptées et chacun peut ainsi travailler de manière performante et épanouissante sans faire le moindre effort d’apprentissage. Les mises à jour se déclenchent par vagues, les unes après les autres, ne provoquant qu’un minuscule arrêt de la conscience et des performances de l’Implanté. Le temps d’un battement de cil, d’une respiration et voilà. A jour.

            Deux exceptions à la règle. L’Eminence d’abord. Ceux qui appartiennent à ce niveau peuvent choisir librement leur vie. Et les Réparateurs. Eux sont condamnés à apprendre et Hatch en fait partie. Les Réparateurs doivent être capables d’inventer, de réfléchir à des solutions nouvelles et l’implantation automatique ne permet pas le développement de cette compétence. Au début, Hatch était révolté. Enfermé à apprendre des matières arides dont l’utilité concrète ne lui apparaît qu’aujourd’hui. Séquestré entre quatre murs, il avait failli devenir fou, voyant les autres libres. Dans sa jeunesse, il brisait chaises et bureaux, pulvérisait les écrans de savoir. Le jeune homme secoue la tête. Il espérait être banni mais petit à petit, les Orienteurs l’avaient contraint sans violence. Ils l’avaient eu à l’usure. Est-il satisfait de sa vie, maintenant qu’il répare les cas humains les plus difficiles, les plus intéressants ? Peut-être. Hatch se méfie du pratique, du faisable, du convenable, des qualités juste bonnes pour les Implantés. Lui, à franchement parler, se serait bien passé de la curiosité. Tout questionner, chercher sans cesse des nouveautés, des explications, imaginer de futures implications, ce fatras créatif rend sa vie plus pénible que celle lisse et paisible des Implantés.

            Pourtant, il dispose d’un droit supérieur qui lui plaît. Il a le droit de lire. Le bon côté des choses. Il cultive une gourmandise, un appétit de lecture qu’il assouvit dans l’Enceinte que les Réparateurs sont autorisés à fréquenter. Hatch s’y rend le soir après son travail, fait un choix et rentre chez lui lire jusque tard dans la nuit. Le lendemain, s’il rend son livre, il peut en emprunter un autre. S’il a accès à tous les ouvrages, il ne peut en prendre qu’un à la fois. Seule l’Eminence peut déterminer librement son volume de lecture. Peu de monde dans l’Enceinte. La production de livres papier a été éradiquée il y a cinquante ans. La plupart des Réparateurs préfèrent maintenant intégrer les sujets qui les intéressent directement dans leur profil visuel, comme s’ils étaient de simples implantés. Moins d’efforts. Hatch, lui, aime l’odeur tiède du papier, le mouvement des yeux courant sur la page. Il apprécie l’idée d’une soirée passée à lire, personne ne regardant par-dessus son épaule mentale. Ce libre accès aux imaginations douloureuses ou poétiques des Prédécesseurs constitue le socle de sa vie personnelle.

            Evidemment, l’imagination ne constitue pas la priorité des Orienteurs. « Du coup, tout roule parfaitement », dirait Benz. Cette conversation, ils l’ont eue cent fois durant les périodes creuses. La perfection. Utile, pratique, prévisible. Tellement ennuyeuse.

            Il reporte son attention sur la femme. Les bords de la plaie sont lisses et nets. Aucun signe de rejet.

– Appuie là-dessus.

            La main de Benz s’exécute mais ses doigts humides empêchent l’activation de l’option.

– Essuie tes doigts, voyons.

            L’atmosphère de la salle dans laquelle les deux hommes travaillent est aseptisée. La température, l’humidité, la lumière, tout est parfaitement ajusté aux humains et à l’opération en cours. Hatch ne fait plus attention à la légère odeur de lavande (propriété calmante), relevée d’une pointe de citron (propriété anti-infectieuse). Les huiles essentielles sont diluées et vaporisées aux quatre coins de la pièce selon un ingénieux système qui prend en compte tous les paramètres : état mental des personnes présentes, avancement de l’opération en cours, implications humaines ou informatiques, jours et fêtes de l’année. Le 25 décembre, un mélange d’épices et d’orange est diffusé à forte dose. Peu d’Implantés sont capables de dire pourquoi.

            Les murs et le sol pulsent automatiquement une lumière non éblouissante, et selon les besoins de Hatch, illuminent la portion que ses yeux observent. Pas besoin de lunettes pour obtenir ce service. Dans cette salle, il suffit de penser l’action à entreprendre pour obtenir les conditions optimales d’intervention.

            La nuque ouverte de la femme ne saigne pas. Coagulation à basse température, pense Hatch. Finis les tampons pleins de matière humaine que les chirurgiens jetaient au sol, pressés de contenir le flot rouge s’échappant du corps ouvert du sujet. Finis le stress des opérations, le bal des instrumentistes, anesthésistes, le cliquetis des machines et les masques. Un simple opérateur spécialisé comme lui suffit. Le protocole maintient un assistant et Benz d’ordinaire, exécute ce travail en accord total avec les exigences de Hatch.

– Qu’est-ce que tu as ? lance Hatch. Mais appuie !

– Ça ne fonctionne pas, grommelle Benz.

            Hatch regarde l’homme au visage couvert de sueur. Ses cheveux bruns bouclés sont collés sur son front.

– Tu es malade ? Reprends-toi voyons. On ne peut pas garder ça ouvert plus d’une heure, tu le sais bien.

            Au-delà, la femme se réveillerait et commencerait à souffrir. Ça ne changerait rien au travail, les sujets étant paralysés jusqu’à la fin de la réparation, mais Hatch est délicat : il n’aime pas identifier dans leurs yeux soudain grands ouverts, la dilatation due à la souffrance. Quand cela arrive, il est contaminé par le stress du sujet et ne trouve pas de la journée la quiétude d’esprit nécessaire à sa lecture vespérale. Sa soirée en est gâchée. Du coup, il regarde d’absurdes images animées et s’endort amer. Hatch est pour les vérifications rapides et efficaces.

– C’est bon ? Tu es prêt ?

            Benz essuie ses mains avec un tissu périabsorbant. Il pose le doigt au-dessus de la tablette hologramme, l’option s’active. Le jet de vapeur froide dégage les tissus, le NKI, brillant, gris, apparaît. Comme à chaque fois, Hatch est frappé par sa taille. Le volume de l’ongle du petit doigt, un centimètre carré. Conséquent. Evidemment, l’objet est composé de multiples sous-objets, beaucoup plus petits, eux. Tout le problème va consister à détecter lequel d’entre eux a refusé la mise à jour et entraîné la désactivation du sujet.

            Hatch pense un fauteuil et s’assoit. La femme ne bouge pas, les alertes restent muettes. Le scannage du NKI touche à sa fin. Rien. Le matériel est parfait. Il réfléchit à voix haute.

– D’habitude, lorsque la mise à jour rate, le NKI est défectueux, ou l’humain est mal placé au moment de la mise à jour. Bizarre.

            Benz déclare :

– C’est peut-être un robot ?

            Hatch le regarde, surpris. La voix de son assistant est basse, le débit ralenti presque à la limite du compréhensible. Sa peau est blême, il semble épuisé.

– Mais qu’est-ce que tu as à la fin ?

– Arrête de poser des questions, répond Benz, bosse.

            Il respire vite, projetant son malaise dans la pièce.

            Un robot, la femme ? Sûrement pas, pense Hatch. De un, les robots sont généralement associés aux basses besognes demandant force et agilité, et de deux, ils ne peuvent pas choisir d’améliorer leur apparence comme elle l’a fait. Hatch secoue la tête. Vu le nombre de réfractaires à la mise à jour qui échouent sur sa table ces temps-ci, cela signifierait que certains robots ont remplacé les hommes pour les tâches hautes et ça, c’est impossible. Plutôt : hautement improbable, de l’ordre de 0.0001%.

            Hatch décide de lancer la mise à jour des nano-programmes. Pas très réglementaire avec le NKI visible dans la chair rose. La respiration hachée de Benz résonne dans la pièce. Hatch fait un geste et sélectionne l’option. Il soupire et regarde la femme.

– Ça ne marche pas. Ça ne peut pas marcher si on referme la peau, remarque Benz.

– Tu sais très bien que oui.

            Hatch est soucieux, son front plissé le vieillit.

– Ça peut marcher, corrige Benz. En théorie. Mais là…

            La femme a un petit soubresaut. Ses cheveux d’or coulent sur la table acier. Ses yeux s’ouvrent brusquement. Hatch se penche sur elle. Des yeux opale coule un liquide transparent.

– Des… larmes, s’exclame Benz…. mais… la mise à jour ne touche pas les canaux lacrymaux.

            Hatch réfléchit. La pièce autour de lui diffuse une lumière mauve, plus douce, ayant perçu les larmes, l’humeur, la tension.

– Elle ne se réveille pas, ça marche pas, ça marche pas. Benz crie maintenant. On fait quoi, qu’est-ce qu’on va faire ?

            Hatch regarde Benz se tordre les mains et respirer comme un chien assoiffé. Il a peut-être raison, le problème pourrait être plus costaud. Combien de cas similaires jusqu’ici ? En dessous de la dizaine, Hatch considérerait toute cette affaire comme un problème aléatoire. Au-dessus de ce chiffre, c’est l’expansion qui l’intéresserait. Si la courbe montrait une progression exponentielle, on sortirait alors des phénomènes simples. D’autant que le logiciel et le NKI semblent parfaits.

– Contrôle la courbe des pannes. Combien jusqu’ici ?

            Benz observe l’écran hologramme. Hatch note qu’il a une manière originale d’accéder aux données. Alors qu’il suffit de penser aux statistiques souhaitées, Benz, lui, jette de petits coups de menton vers les graphiques qu’il veut agrandir. Il est pourtant implanté, se dit Hatch. Et il n’a pas connu les méthodes anciennes. Curieux.

            Benz écarquille les yeux.

– Plusieurs dizaines, rien qu’aujourd’hui, rien que dans cette ville.

– La progression ?

Benz agrandit un graphique éloquent. « Exponentielle, dit-il lugubrement en fourrageant ses cheveux déjà dressés sur sa tête anxieuse. » Des dizaines. En progression ultra rapide. C’est sûr, ça devient plus sérieux.

– Dans les autres villes ?

            Benz refait son manège et annonce :

– Moins. Quelques cas seulement, la courbe est presque plate.

            Toutes les villes étant de la même taille, Hatch trouve curieux que dans la sienne, les cas soient plus nombreux. Cela prouve que le phénomène n’a rien à voir avec le NKI. Mais alors quoi. Un virus digital ? Hatch ne croit pas, ça n’existe plus les virus. Depuis trente ans, les softs ont intégré un système immunitaire adaptatif qui génère ses propres anticorps évolués, stoppe l’intrus, l’analyse et finalement l’absorbe. Et puis, de toute façon, il n’y a plus de pirates informatiques en 2110. Tout ce subtil échafaudage, qui donne le contrôle aux humains et la réalisation aux robots, a largement réduit la criminalité. De temps en temps, un robot montre des compétences inédites, destructives, artistiques, parfois intellectuelles, alors les Réparateurs le modifient et l’affaire est classée sans suite. Chez les humains, les gènes criminels sont identifiés et détruits avant implantation. Comme les conditions environnementales sont parfaites, le risque de dévier vers des choix subversifs est proche de zéro. Certains réparateurs, eux, bien sûr…

            Hatch sent germer une idée. Pas très claire, mais au moins un début d’idée. Aussitôt la pièce prend la teinte verte de l’innovation. Il sent physiquement l’idée se former et se déployer, un léger flux électrique court sous sa peau, hérisse sa nuque et pulse dans son corps une onde d’adrénaline qui rend sa réflexion vive et acérée. Si le soft n’est pas concerné, le nano composant parfait, si un virus est impossible, il ne reste qu’une option. Le sujet lui-même. Des interactions avec la nourriture ? Peu probable. Ni l’acidité, ni le taux de sucre n’influencent le processus. Des poussières stellaires, les radicaux libres, le vieillissement ? Même si les humains sont pour la plupart en bonne forme à cent vingt ans, le vieillissement n’a pas été vaincu, juste ralenti.

– Le processus de vieillissement ? articule Hatch à voix haute.

– Incompatible avec les données. Et pourquoi cette brusque progression. La courbe de vieillissement est lente, répond Benz.

– Quelque chose qu’ils font ? Un… comportement, formule Hatch. Une nouvelle façon de vivre… qui se met en place rapidement… sociale, vu la progression… Je me demande…

            Il fixe Benz sans le voir. Un schéma se met en place dans son esprit. Normalement, les humains sont occupés en permanence. En fin de journée, ils pratiquent un sport en rapport avec la condition physique que leur travail exige et contemplent les informations utiles diffusées derrière leurs paupières fermées. Quelque chose dans le type de données distribuées ? Non. La courbe de progression serait plus rapide. Hatch soupire. C’est comportemental. Forcément. Une idée se forme. Singulière. Absurde. Curieuse, pour tout dire.

– Passe-moi le laser élargi, demande Hatch. Benz ne réagit pas. Allez, presse-toi, il ne reste que quelques minutes.

            Aucune réponse. Hatch regarde autour de lui, la porte du fond est ouverte, au mépris des règles. Benz est sorti. Bon. Hatch appelle un laser élargi, un cylindre de métal flotte au-dessus de la table et se dépose dans sa main. Il peut agir automatiquement mais Hatch préfère contrôler lui-même son action.

            Il découpe délicatement la cornée de l’œil bleu de la femme, passe le corps ciliaire pour atteindre la rétine. S’il est suffisamment adroit, elle ne gardera comme souvenir de l’opération qu’un très léger mal de tête. Le laser élargi s’appuie sur l’antique technique du laser femtoseconde. L’intérêt consiste à pouvoir réaliser une micro dissection intra-lamellaire et transférer son état sur l’écran hologramme sans retirer quoi que ce soit de l’œil. Hatch prend trois micro-points et les dirige vers l’ordinateur optique. Celui-ci extrapole et reconstruit une image à partir de la persistance rétinienne de l’oeil. Une technique banale qui a fortement dopé le taux de résolution de meurtres sans indices dans les années 2050. Une image vue par la victime est capturée, décodée et la crise résolue. De nos jours, il est possible de remonter les images vues durant les dernières 24 heures. Au-delà, la précision laisse à désirer.

            Hatch regarde les signes s’afficher sur l’écran. Il feuillette une liste d’images banales, un pod, du tissu jaune, le ciel, un sas de sortie d’un immeuble. Soudain, tout autre chose. Hatch se retourne en entendant la porte de refermer. Benz est de retour, il respire plus calmement.

– Tu es passé où ? demande Hatch. Regarde ce qu’on a ici. Incroyable, non ?

            Le visage de Benz montre une nouvelle détermination.

– Et ça explique tout…

            La voix de Hatch est aiguë. Son visage légèrement rougi, montre l’excitation de la découverte.

– Ça explique tout, la progression, l’interférence, tout !

– Oui, ça explique tout.

            La voix de Benz est froide.

– Tu vas mieux, on dirait, dit Hatch après un rapide coup d’œil à son collègue.

– Chez moi non plus, la mise à jour n’a pas fonctionné…

            La voix de Benz est excitée, son attitude brusquement fanfaronne.

… Mais moi, je me suis déjà adapté, moi je n’ai pas perdu connaissance. J’ai été malade un moment, mais c’est fini. Fini.

            Hatch hausse les sourcils.

– Pas fonctionné ?

– Oui. Et on est de plus en plus nombreux. Et on le fait tous les jours. Plusieurs fois par jour. Et ça nous change. Benz crie maintenant. Ça nous change. On est … dynamisé. Motivé. Energique. Plein de … joie.

– Modifié, ajoute Hatch, prudemment.

– Ouais. A fond.

            Les deux hommes regardent l’écran sur lequel s’affiche une image qui explique tout. Un simple texte.

« My heart is true…

– … as steel. Ombres que nous sommes, termine Hatch, à mi-voix. Puck. Shakespeare. Songe d’une nuit d’été. Une histoire intéressante.

            Ainsi, la femme avait lu. Et Benz aussi, à l’entendre.

            Pourtant la fonction lecture est inhibée par le NKI, puisqu’inutile pour les Implantés. Or, ils ont lu. Et de la grande littérature, pas une simple notice qui serait restée enfouie dans un vieux carton de reliquats des temps passés, non. Shakespeare. Anglais de la Renaissance. Illisible à plus d’un titre. C’est inscrit à l’écran, remonté du fond de l’œil clair, sous les longs cils lisses de la femme qui gît sur la table. Le visage, détendu sous les cheveux blonds, a lu. Le cerveau derrière ce visage a décrypté les signes, reconnu les lettres, les a assemblées, en a tiré un sens, s’en est délecté. Cette femme et tous les autres ont trouvé le moyen de transgresser.

– Tu veux savoir comment on fait ? demande Benz, maintenant redressé de toute sa hauteur.

– Oui.

– Des types comme toi, dit Benz. Des Réparateurs qui ont accès à la ferme de l’Eminence.

– Impossible de conserver les livres. Comment ils les diffusent ?

– Ils les reproduisent. A la main.

– Ah ouais, et sur quoi ? Il n’y a plus de papier de nos jours.

– Facile à fabriquer. De l’eau, des fibres… Benz sourit. Dans cette ville, il y a de plus en plus de Reproducteurs.

– Comment as-tu appris à lire les textes, tu ne décryptes que les images ?

– Certains reproducteurs révèlent les signes.

            Hatch, choqué, regarde la femme et Benz, programmés pour ne pas dévier. Un système entier s’est construit, se développe, prospère, échappant au contrôle de l’Eminence.

– Mais ? Pourquoi, pourquoi… lire ?!

            Le NKI inhibe la curiosité, ou plutôt le maintientà un niveau bas, juste ce qu’il faut pour que le sujet ne soit pas déprimé. Ça avait été un vrai défi du reste d’intégrer cette notion dans le soft. Hatch a participé à la conception d’une minuscule brique de l’ensemble, dont il est assez fier d’ailleurs. Le régulateur de niveau. En lien avec la personnalité du sujet. Délicat. Il avait obtenu d’emprunter quatre livres cette semaine-là. Joli.

            Benz sourit férocement.

– … parce que c’est possible. Parce que c’est différent. Parce que c’est… interdit.

            Hatch intègre les données à toute vitesse. Désirer l’interdit est totalement, parfaitement, absolument, complètement inenvisageable. Pour ainsi dire, ce concept n’existe même plus à l’état d’ébauche d’idées. Les Implantés ont le goût de la norme. De la sécurité. Du bien de tous. Les gens mangent diététiquement, pensent correctement, ne se livrent à aucun plaisir obscène, malsain ou pervers. Leur travail les satisfait pleinement, leurs loisirs aussi. Le sommeil, les rêves, les activités sexuelles, tout est parfaitement contrôlé. Aucun besoin de chercher un partenaire. A un rythme donné, prévu par le niveau de l’implanté, un robot se présente dans l’appartement du sujet, prêt à donner ce qui est nécessaire, une forte endurance, de l’affection, des performances. L’attachement profond a été supprimé du système après que l’Eminence a constaté que des couples mixtes robot-humain s’étaient formés. Tout est donc pratique, propre et sans risque. Pour la première fois depuis des temps et des temps, chacun trouve son plaisir dans l’accomplissement d’un destin superficiel, accordé aux aspirations implantées, complétépar des petits plaisirs autorisés et des rencontres convenables. Les flux hormonaux traitent automatiquement l’humeur au fur à et mesure de ses fluctuations. Le processus de gestation s’effectue à l’extérieur, dans des couveuses gérées à la perfection, et la spécialisation des Implantés répond à des courbes sociétales rigoureusement déterminées. Le système est parfait, puisque chacun est … heureux ? Non, Hatch ne dirait pas cela. Pas heureux, non, plutôt… Il hésite…

            La salle change à nouveau de couleur. L’ambiance est devenue jaune pâle, avec une pointe d’orange en halo autour de Benz, signalant un léger risque.

            … Plutôt… Hatch dirait… Conforme. Voilà, c’est le mot. Chacun est parfaitement conforme. Et ceux que leur histoire ou leurs qualités propres rendent légèrement moins … conformes, deviennent Réparateurs.

            Benz, exalté, prend une grande respiration et poursuit :

– …. L’interdit, la curiosité, le plaisir. Faire quelque chose d’imprévu. Apprendre quelque chose de neuf. Expérimenter. Ne pas savoir où l’on va. Etre bouleversé. Ebranlé. Transporté.

– Et après, quoi ? Bousiller la société ? Détruire le système ? Juste pour un petit plaisir personnel ?

            Hatch sent la colère courir ses veines. Ces cinglés vont tout détruire. Ils n’ont rien préparé, ils ne comprennent rien. Le NKI ne peut pas intégrer les flots de données inconnues, aléatoires, inutiles qui le submergent. Ils vont exploser le Plan. Le nombre de mises à jour en échec augmentera à une vitesse incroyable, le NKI pour pouvoir s’adapter à la nouvelle donne devra être totalement repensé. La société entière fera alors face à un échec comme aucune société n’en avait connu jusqu’ici. Petit à petit, les NKI deviendront inutiles, aucun implanté capable de fonctionner, personne pour contrôler les robots, suivre les Dispositions, planifier, atteindre les résultats. Des robots incontrôlables s’arrêteront tous ensemble ou produiront sans raison. La fin de cette société juste, pure, dans laquelle les robots ne peuvent agir contre le bien de tous.

            Benz regarde la femme sur la table.

– Il faut refermer, dit-il, ça va commencer.

            Hatch secoue la tête. Curiosité, bouleversements, sensations nouvelles. Rien qui n’ait jamais concerné les Implantés. Quelle idée inutile. Il retourne la femme, referme d’un geste sûr la plaie derrière la nuque, commande une injection, endorphine, dopamine, c’est plutôt lui qui en aurait besoin. Bousiller les mises à jour. Risquer la désintégration du système. Pour … lire. Incroyable.

            Hatch doit les dénoncer. Les livrer à l’Eminence. Empêcher la destruction. Convoquer un robot-stop. Verrouiller les portes. Benz défie Hatch du regard. Il semble prêt à se battre, à cogner, l’assommer de ses poings. Il l’a lu dans les livres. C’est tout à fait possible. La pièce vire au rouge et les deux hommes se regardent avec hargne.

            Soudain, la femme s’étire de tout son long, ses bras minces tendus au-dessus de la tête. Elle s’assoit au bord de la table et sourit. Dans le mouvement qu’elle fait, un effluve d’herbes froissées qui évoquent la course dans les champs au petit matin monte vers Hatch, l’emplissant de légèreté et d’indécision. Il se baisse, frôle le foulard tombé sur le sol, apprécie la fluidité de l’étoffe. Il le tend à la femme, un instant il sent le contact de ses doigts doux sur sa main. Elle noue le tissu sur sa chevelure, jette un regard autour d’elle. Ses souliers noirs posés sur le sol gris s’ajustent automatiquement à ses pieds. Elle fait quelques pas.

– Je peux m’en aller, n’est-ce pas ?

            Sa voix modifie encore les couleurs de la pièce, un gris chaud avec une pointe de pourpre. Les yeux de Hatch suivent la jolie silhouette, les boucles soyeuses, le dos mince, les courbes souples. Les Réparateurs ont le droit de désirer, il sent monter en lui une vive faim, la serrer contre lui et plus encore.

            Le bruit des talons de Reidy décroît dans le couloir. Hatch jette ses gants sur la tablette du robot d’assistance opératoire. Il secoue la tête, un petit sourire aux lèvres. Lire. Laisser faire.

            Un peu de chaos ne serait pas déplaisant.

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