L’histoire du maudit

L’histoire du maudit

Nouvelle inédite de Louise Sbretana, lauréate du concours 2020 sur le thème de l’ « Histoire du soldat » organisé par les Editions Plaisir de Lire en partenariat avec la Revue des Citoyens des Lettres.

Les 6 lauréats de ce concours nous présentent leur version revisitée de cette oeuvre centenaire dans le recueil à télécharger gratuitement ci-dessous.

L’histoire du maudit

Par tous les temps, enterrer la princesse avait été un malheur inévitable. La première fois, elle avait été inhumée sous un soleil de plomb et la clarté des cieux avait rendu la mort d’autant plus cruelle et injuste. C’était le printemps pour les bêtes échaudées qui, chants colorés et parades nuptiales, n’avaient que faire d’une simple mortelle, toute princesse qu’elle fût, grise et refroidie. Les astres continuaient leur course sans pitié et sans atermoiement, la nature indifférente claironnait sa sempiternelle vitalité tandis que le mouvement s’était mis à l’arrêt dans le cœur des hommes, muets comme des puits sans fond.

Une autre fois, la météo avait été à l’unisson avec les funérailles de la jeune maîtresse. Des nuages lourds avaient crevé des larmes de grisaille, et les hommes avaient dû s’ébrouer pour ne pas sombrer dans ce grand trou noir de sommeil qui aurait pu les happer, se dérobant à leurs pieds. Il fallait rincer l’hiver, sécher ses joues et les souliers crottés, frotter ses mains pour les réchauffer et retourner aux affaires.

Ainsi, quel que soit le temps, la princesse était morte douze fois et les douze premières fois, après une ou plusieurs semaines de deuil dans le royaume, la procession avait parcouru la ville, le chemin bordé de broussailles vers le caveau familial et le prêtre avait dit les mêmes paroles, répété les mêmes gestes douze fois. Le roi avait écouté les condoléances pendant des heures, la vieillesse rivée à sa crosse verte sertie de pierres précieuses et douze fois il était resté longtemps après le départ des courtisans. Il demeurait seul, non pas pour se recueillir, il avait épuisé son lot de larmes, le chagrin et la fatalité, il attendait que son gendre l’Écrivain Maudit sorte de derrière les cyprès.

  • Vous avez encore échoué… dit-il avec un tremblement de colère au boiteux qui s’approchait.
  • Majesté, quelle que soit la manière dont nous gagnons la guerre et quel que soit le livre que j’écris, j’en reviens riche et célèbre…
  • Mais brisé et au final, c’est toujours ma fille qui en pâtît !
  • Je sais. Cependant, vous ne voudriez pas perdre la guerre ?
  • Toutefois…

Le vieux roi laissa un vol d’oiseau passer de droite à gauche, mauvais présage, et baissa la tête vers sa crosse temporelle, l’octogénaire s’appuyait dessus en guise de canne. Il observa les gemmes, leur éclat terne, seule une dernière émeraude brillait encore.

  • Je ne suis pas convaincu du lien entre la victoire et votre célébrité.

Le Maudit palpa sa jambe douloureuse et se racla la gorge.

  • Vous voudriez supprimer mon livre ?
  • Ainsi, vous ne l’auriez pas rencontrée : pas de fortune, de célébrité, pas de mariage, pas de disputes, de dépression et de crises de nerfs. Elle est morte douze fois déjà à cause de vous, vous pourriez vous effacer à votre tour ! Regardez, ma crosse est presque déchargée, c’est la dernière chose à essayer. Retournez dans le passé et donnez-vous votre ouvrage, ça le détruira.
  • On ne peut pas être à la fois qui on était et qui on sera.
  • Je vous en supplie en tant que père.
  • Détruire le livre, ce serait comme n’avoir jamais existé.
  • Si vous ne le faites pas pour moi, faites-le pour elle. Elle a assez souffert. Pensez-y, il ne reste qu’un voyage, une ultime possibilité pour vous racheter.

Le vieux monarque sortit un bouquin de son manteau.

  • Débarrassez-nous de ce livre et fichez le camp !

Puis il leva lentement sa crosse tremblotante. Le Maudit attrapa le livre, toucha le bâton luminescent et disparut dans un flash de lumière verte.

*

L’Écrivain Maudit réapparaît vingt ans en arrière sur le chemin de la guerre, à un point stable du passé. Rien n’a changé, la planète est belle comme une promise au mois de mai, les plantes fleurissent en grappes à gorges déployées, l’odeur de la terre mouillée après la pluie est comme l’effluve du café, familière, profonde et réconfortante. Le Maudit respire l’air sain, que c’est bon. Et dire que bientôt ce sera l’enfer de l’horreur, les labours éviscérés par les bombes, les ventres explosés par les étoiles éclatées, des millions de cadavres fondus ou mutilés. Le Maudit masse sa cuisse endolorie. Et dire que bientôt, l’autre lui plus jeune arrivera, heureux ignorant, pour se porter volontaire en première ligne après un si long voyage.

  • ­­Pourquoi n’est-il pas resté chez lui ? s’interroge le Maudit en voyant le haut d’une tête venir au loin sur la crête. D’ailleurs, où c’est, chez lui ? Je suis revenu tellement de fois en arrière que je ne sais plus, sûrement un effet secondaire du saut temporel. Peut-être n’ai-je jamais eu de maison ? Non, impossible. Lui doit bien savoir. Tiens, ça c’est une idée, je vais lui demander. Hey, toi ! Bonjour, mon jeune ami, sais-tu d’où nous venons ?
  • D’assez loin. Ici, c’est le chemin des Diablerets. Nous nous sommes déjà rencontrés ? Je ne vous remets pas et pourtant votre visage me dit quelque chose.
  • Oh oui, nous nous sommes déjà vus, et plus d’une fois, tu peux me croire.
  • Vous souffrez, votre jambe. Asseyez-vous, je vous aide, prenez appui sur mon bras.
  • Merci, je suis bien aimable aujourd’hui. Ma jambe… perdue à cette guerre future où tu t’empresses, comme un chien après le gibier qui ne sent pas le précipice.
  • Ce que vous dîtes n’a pas de sens.
  • Me diras-tu enfin d’où tu viens ?
  • Non, point, vous êtes trop étrange et pourtant vous me rappelez un de mes oncles.
  • Je ne te dirais donc pas en retour vers quel cauchemar tu accours.
  • J’ai compris. Vous êtes un de ces colporteurs qui poussent comme des orties sur la route des braves. Qu’avez-vous à refourguer ? Une potion qui protège des radiations ? Un miroir pour voir ma famille même quand les télécrans seront tous brouillés au front ?
  • Je ne suis pas un charlatan. Ce que je te propose, c’est un livre. Prends-le, je te le donne.
  • Elle est où l’embrouille ?
  • Il n’y a pas d’embrouille. C’est un livre qui m’a rendu fort riche et connu en mon temps, et toi aussi tu verras, tellement célèbre qu’il m’a ouvert les portes du palais et permis d’épouser la princesse.
  • Un vrai conte de fées !
  • Si, si je t’assure !
  • Et ça parle de quoi votre bouquin ?
  • Mes exploits à la guerre, celle-là même où tu vas. En tant que soldat, cela ne peut que t’intéresser, ça vaut au moins le coup d’œil.
  • D’accord et je vous préviens, je ne l’achèterai pas.
  • Pas de souci, feuilleter n’engage à rien.

Le jeune soldat ouvre le livre au hasard. Le vieux fou avait raison, il est question de batailles perdues et de sacrifice, d’armes terribles, de mondes saccagés aux morts par milliards et de la victoire finale chèrement payée. Le style est épique, le récit saisissant et lui glace les sangs. Les noms de lieux, des belligérants sont les mêmes qu’ici. Serait-il possible que ce livre décrive son futur ? Cependant, il constate que la qualité de l’impression est mauvaise, il y a un défaut.

  • L’histoire est étonnante, mais l’encre est de piètre qualité, elle s’efface sous mes doigts en tournant les pages.
  • C’est pour cela que j’ai besoin de toi. Veux-tu bien recopier ces lignes ? Je suis vieux, je suis faible, ma vue baisse, je n’ai plus mes lunettes.

Le jeune soldat soupire et accepte. Il sort le stylo et le petit carnet qu’il a toujours sur lui, il commence à recopier les mots qui pâlissent. Il feuillette l’ouvrage à la recherche des manques. Or, plus il tourne les pages et plus elles blanchissent. Il lit plus vite et l’effacement s’accélère. Il écrit ce qu’il peut sur son calepin, le livre ne contient presque plus de lettres. Tout en continuant de parcourir et de noter les derniers caractères, il relève la tête.

  • C’est étrange, j’ai eu la sensation que l’encre ne partait pas au toucher, plutôt que c’était ma vue qui l’altérait. Où êtes-vous ?

Le boiteux n’est plus là et autour le paysage a considérablement changé.

Les vallons ont été rasés, la végétation n’existe plus, même le ciel est différent. Le jeune soldat se retrouve au milieu d’une plaine morte criblée de cratères à l’infini et la lune est éparpillée en une ceinture d’astéroïdes qui miroite dans l’azur sale. C’est incompréhensible et pourtant il faut bien se l’avouer, en quelques minutes de recopiage, des années se sont écoulées, il a raté la guerre.

  • Ah, brigand. Bougre de brigand ! Tu m’as bien eu, mais je saurai te retrouver. Voyons voir, puisque ce maudit bouquin est le tien, ton nom doit être au début.

Il rouvre le livre et ce qu’il lit sur la page de titre le stupéfait. C’est son propre nom, c’est lui qui l’a écrit, cet ouvrage maléfique. Et, horreur supplémentaire, l’encre commence à se ternir. Le jeune soldat se sent mal, il transpire, une faiblesse engourdit ses jambes, son ventre, ses bras et sa tête. Il réfléchit. Son destin est lié à ces pages. Comment ne pas disparaître ? Il n’a qu’une solution, il sort ses notes et s’attelle à réécrire le livre.

*

Le jeune soldat a réussi à reproduire le livre, il a trouvé un éditeur et la publication n’est pas passée inaperçue. Hélas, la réaction n’est pas celle escomptée. Le succès a été vite rattrapé par la polémique, la supercherie révélée. Cet auteur qui prétend être un vétéran en réalité n’a pas connu la guerre, il n’a rien vécu de ce qu’il décrit. N’a-t-on jamais vu un soldat revenir de cet abominable conflit sans une égratignure ? Le scandale gronde, le jeune usurpateur ne peut échapper à l’opprobre public. Où qu’il passe, il est pourchassé comme une honte nationale, à coup d’injures, de jets de pierres. Il doit fuir les citoyens qui, le reconnaissant, se regroupent pour le molester. Chacun l’accuse de ses malheurs, il devient le souffre-douleur des gueules cassées et de la misère d’après-guerre. Dans son village natal, sa promise a rompu les fiançailles, sa belle-famille a refusé catégoriquement de marier leur fille à cet affabulateur. Il doit se cacher, sa tête est mise à prix pour haute trahison, où qu’il aille, il ne rencontre pas de pitié. Même aux yeux de sa mère, la flétrissure est impardonnable. Elle ne veut plus de lui, elle ne le reconnaît pas, elle le renie, ce n’est pas son fils. Et lorsqu’il la supplie de l’héberger, ne serait-ce que pour une nuit, si elle accepte le réfugié, ce n’est que pour mieux le dénoncer aux soldats du roi. Au petit matin, il part dans les chaînes sous les huées des villageois, sa mère sourit. Elle a fait son devoir, avec la prime elle va pouvoir rénover sa maison endommagée pendant les bombardements, les murs branlants et la toiture éventrée qui laissent passer la pluie et le vent.

Le jeune écrivain se retrouve jeté aux fers, dans une basse-fosse aux égouts. En attente du jugement royal, il se confie aux rats, ses seuls compagnons d’infortune dans cette oubliette insalubre. Dans l’obscurité quasi totale, les petits yeux des rongeurs luisent d’une brillance étrange. Est-ce l’effet de la faim ? Une paire de pupilles diaboliques se dilatent jusqu’aux dimensions d’une porte à deux battants et ce regard brûlant parle, le toise et l’écrase de reproches.

  • J’ai lu ton livre, c’est vrai qu’il est mauvais. Pourtant, la tâche n’était pas compliquée, il suffisait de recopier.
  • Il a disparu trop vite, se justifie le prisonnier. Je n’ai pas eu le temps de tout lire. À partir de mes notes, je l’ai recomposé comme j’ai pu.
  • Tu aurais pu mettre les formes. Aucune musique, aucun style ! Pas étonnant qu’on ait découvert rapidement la supercherie, ton livre n’a pas d’âme.
  • Comment aurais-je pu faire chanter les mots ? J’ai écrit sans avoir vécu, j’ai écrit sans élan, sans aucune conviction, ni vérité intérieure. C’est comme prier lorsqu’on n’a pas la foi. Et maintenant, je vais mourir seul.
  • Tu ne dois pas trépasser.
  • Et pourquoi ?
  • Si tu meurs, je meurs aussi et elle ne connaîtra jamais l’amour par la même occasion.
  • Qui ça, elle ?
  • La princesse, pardi ! Ta future femme.
  • Ah, trompeur, vieux fourbe à la patte folle, c’est toi, je te reconnais.
  • Du calme. Pendant ton errance, je suis entré à la cour comme premier conseiller du roi. J’ai pu approcher la princesse, quelle beauté, je ne m’en souvenais pas. Ils m’écouteront, tout n’est pas perdu, il faut te marier, fais-moi confiance.
  • Plus jamais !

Le prisonnier s’élance contre les yeux géants du malin. Il les traverse, sa tête heurte le rocher, ses chaînes l’étranglent. Il s’effondre estourbi à moitié mort. Les gardes s’en saisissent et remontent en le traînant à la lueur des flambeaux.

*

Le jeune homme ouvre les yeux dans le palais, face au roi et à la princesse, à distance respectable et entouré de gardes lourdement armés. La discussion est vive entre le monarque et le boiteux.

  • Il n’a pas fait la guerre, certes il ne s’en est pas vanté, ce n’était qu’une erreur de jeunesse, pour réussir à vous approcher. Et cette faute recèle pourtant une grande qualité. Il n’a pas bataillé, cela signifie qu’il est resté entier, il n’a subi aucun dommage physique comme nous, pas la moindre mutilation et, ignorant les atrocités, son esprit n’est pas disloqué, aucune noirceur à retardement ne s’est nichée dans son crâne. Je vous le répète, il fera un mari parfait.
  • Tu persistes donc à prétendre que ce lâche à pâle figure sera mon gendre ? Sais-tu que j’ai coupé la tête à ton prédécesseur après un conseil pas moins bien avisé ?
  • Je sais. Je n’ai pas peur de mourir, car c’est la vérité.
  • C’est tout à ton honneur. Cependant, ce que je ne saisis toujours pas, c’est ton intérêt à défendre ce gueux.
  • Il est de ma famille, en quelque sorte.
  • Peux-tu me rappeler quel était ton métier avant de devenir premier conseiller ?
  • J’étais marchand votre majesté. Je vendais des choses, des tas de choses en énormes quantités.
  • Tu connais donc le prix des objets et la valeur des mots ?
  • En effet.
  • Alors, à ton avis, quel crédit crois-tu que je puisse octroyer à un membre de la famille, en quelque sorte, d’un menteur qui a été vendu par sa propre mère ? Ton silence est éloquent. Gardes, détachez le prisonnier et emparez-vous du premier conseiller.

Le roi se lève, avance vers le détenu aux mains libres et lui remet son sceptre, les diadèmes sont presque tous étincelants, sauf un.

  • Je ne comprends pas sire. Je n’en suis pas digne, qu’attendez-vous de moi ?
  • Il y a un usurpateur de trop parmi vous deux et je n’arrive point à déterminer lequel est-ce. Prends cette crosse et frappe ton soi-disant parent de toutes tes forces. Je te donne une chance de racheter ta félonie : si tu l’exécutes, tu seras gracié. Qu’en dis-tu ? Nous allons bien voir si mon boiteux n’a pas peur de mourir et toi si tu possèdes assez de cran pour gagner ta respectabilité.
  • Je vous en supplie majesté, s’écrie le Maudit en traînant sa jambe torve. Si c’est lui qui me tue, tout recommencera !
  • Tout quoi ?

Le roi n’eut jamais la réponse. Le détenu frappa violemment le conseiller de plusieurs coups de crosse sur la tête. La cervelle éclata et les deux, le jeune et le vieux, s’évanouirent dans un flash de lumière verte.

Plus personne ne bouge. Ni les hommes, ni le soleil, le vent ou les nuages. Le temps a suspendu sa course, comme interdit durant quelques secondes, pour un réajustement immobile.

Puis le roi et la princesse exhalèrent un long soupir et reprirent leur respiration.

Les gardes surveillent la salle d’audience, le sceptre est revenu dans la main du souverain.

  • Père, votre crosse est chargée au maximum, remarqua la princesse. Regardez, les treize gemmes brillent d’un éclat vert magnifique.
  • Oui, nous avons dû venir à bout du diable encore une fois.
  • Il est grand temps alors de me marier.
  • Méfiance tout de même : le diable, on croit l’avoir supprimé, on n’a fait que mieux l’alimenter. Quel est le sujet de l’audience suivante ?
  • Nous devons élever au titre de chevalier des arts et des lettres un écrivain à la mode. Avez-vous lu son ouvrage ?
  • Seulement quelques pages. Un récit saisissant de la guerre, une fierté nationale, un héros, un brave de grand renom et une fortune considérable de surcroît. Il se pourrait qu’il vous convienne mon enfant, moi il me plaît déjà.
  • Ne parlons pas trop vite.
  • Vous avez raison, attendons la suite. Gardes ! ordonna le roi. Faites entrer monsieur Joseph.

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