Manquait Bessard, le responsable des Opérations. La cafétéria le disait en disgrâce et ce retard n’allait pas arranger ses affaires. Yolaine, l’assistante de direction, sortit sa tablette, mais Sommers lui intima d’un mouvement d’index de la rengainer. Rien, ni dans cet index malingre, ni dans sa frêle et terne silhouette, ne laissait deviner la toute-puissance dont il jouissait dans la Division. On se doutait bien sûr qu’il avait des comptes à rendre plus haut, au CEO sans doute et au Conseil d’administration, mais personne ne parvenait à l’imaginer recevoir des ordres, subir des reproches ou simplement se voir contredit. La cafétéria le surnommait «Dieu».
Le brouhaha ayant diminué, Dieu déclara à la ronde : «Nous sommes encore dans la partie récréative. Il est bon pour l’entreprise que les collaborateurs entretiennent aussi des liens personnels et conviviaux. Conversation libre et bon appétit, Messieurs!» Un silence de mort s’installa tandis que les garçons déposaient des corbeilles de pain sur la nappe.
C’est dans ce silence que Bessard fit son entrée, découvrant que la seule chaise encore libre se trouvait parmi les petits jeunes. On nota que Dieu, le regard fixé sur l’horizon, ne l’incluait pas dans son champ de vision. «Désolé, un petit souci familial», fit Bessard, empochant son téléphone et balayant l’air de la main pour indiquer qu’il s’était agi d’une bricole. On remarqua que son poignet était bandé. Alors qu’il ponctuait ses propos d’un petit rire forcé, il s’attira des regards de pitié. On le savait affligé d’une fille de quatorze ans violente et fugueuse. Comment donc s’était-il foulé le poignet ? La cafétéria était formelle, la direction ne continuerait pas longtemps à juger sa situation familiale compatible avec la responsabilité d’un secteur aussi pointu que celui les Opérations.
«L’endroit est vraiment charmant! À votre santé, Messieurs!» fit La Casse, levant son verre d’eau gazeuse à la ronde avec l’expression benoîte qu’elle arborait habituellement aux séances. Ce mouvement général de congratulation opportunément lancé mit fin au silence et la conversation libre démarra, Brown donnant le ton : «Je crois énormément à notre projet brésilien ».
On avala une soupe chinoise où nageaient une crevette et une rondelle de pousse de bambou en écoutant Mertens-Sumo et Brown, bientôt rejoints par Dieu, faire assaut de savoir au sujet de moeurs d’affaires au Brésil.
Suivit un méli-mélo de nouilles au poulet parfumé aux cinq épices, égayé par des échanges sur l’attitude des autorités sud-africaines vis-à-vis des entreprises étrangères. Sumo, qu’on savait à peine sorti d’une école de gestion et qui n’avait jamais mis les pieds en Afrique du Sud, énonça quelques sottises, mais au final, ses péroraisons tissaient l’image d’un type passionné par la question et prêt à mouiller sa chemise. On remarqua en outre son habileté dans le maniement du langage interne de l’entreprise, ce savant mélange d’expressions managériales onctueuses et de sous-entendus que chacun était censé saisir, sauf peut-être les plus naïfs, tant pis pour eux, ou les tout nouveaux. La cafétéria appelait ça le Langage tabou. Aux pauses-café, l’essentiel des échanges consistait à tenter d’en formuler les sous-titres. Dehusses, qui connaissait pourtant l’Afrique du Sud mieux que personne pour avoir dirigé la filiale de Springfield, se taisait. Il avait l’air fatigué. On jugea plus tard qu’il avait commis là une erreur notable, une de trop, et, ainsi que cela devait se vérifier, qu’elle lui serait fatale : ça faisait désimpliqué.
Au stade du sorbet à l’ananas, Dieu discourut sur la crise, une opportunité inespérée selon lui pour une entreprise aérodynamique comme la nôtre de ravir des marchés à la concurrence, par aérodynamique, retenez bien cet adjectif Messieurs, il entendait une entreprise sans le moindre poids mort, parfaitement profilée et pilotée, et dont toutes les pièces – même les plus petites ont leur importance – concourent conjointement à assurer la progression. «Enfoncer le mur du son, en quelque sorte», renchérit Sumo d’un ton pénétré. «Rendez-vous à 14 heures en tenue de sport à la salle Volubilis, rappela La Casse en se levant de table, vous verrez, nous avons préparé un programme d’exception», ajouta-t-elle avec un sourire doucereux qui angoissa tout le monde. La conversation libre prit fin et on s’égaya dans les couloirs.