La lettre
Nouvelle tirée du recueil Baiser de glace – PRIX DE LA SOCIETE DES ECRIVAINS VALAISANS 2019.
De la même auteure chez Plaisir de Lire :
Mon cœur dans la montagne : PRIX FIFAD 2018
Hiver 1916
Cela faisait des semaines qu’ils marchaient, creusaient, se terraient, déféquaient à l’endroit même où ils se tenaient des heures durant. Comme des bêtes traquées, ils tentaient vainement de s’évader dans un sommeil salvateur mais toujours agité, pour quelques minutes dérobées à la fatalité. Ils s’acharnaient à survivre dans la boue et le bruit incessant des obus, au fond des tranchées ou derrière des remblais de sacs de terre quand le sol était trop inondé, en se demandant à chaque déflagration si la suivante ne serait pas la bonne, l’ultime, celle qui mettrait fin à cet enfer. Un sentiment sournois de terreur permanente agrippait leurs entrailles comme les serres d’un oiseau de proie. Chaque heure qui passait était comme une petite victoire sur l’adversité. Aucun moment de répit ne venait soulager cette angoisse. Aucune issue possible à cet abîme. Aucune rémission à cette gangrène de misère et de sauvagerie qui avait envahi le cœur et le corps des hommes.
Comme tous les autres, Joseph avait espéré une issue rapide à cette boucherie mais il avait bien fallu se rendre à l’évidence. Ils étaient bloqués ici depuis des mois, terrés comme des animaux aux aguets dans ces tranchées boueuses et infestées de rats. Les poux et la vermine ne leur laissaient aucun répit. Il avait l’impression de grouiller de vie dans ses habits crasseux, tel un mort sorti de sa tombe. Un seul avantage à l’arrivée du froid glacial de ce mois de novembre, la disparition momentanée (qu’ils avaient tous vécue comme un réel soulagement) de l’atroce puanteur qui leur collait aux narines et à la peau. Disparues les milliers de mouches bourdonnantes qui se régalaient des cadavres en décomposition ou se collaient aux hommes mortellement blessés mais encore irrésistiblement accrochés à la vie, gémissant à quelques pas de leurs tranchées spongieuses et dont ils étaient contraints d’écouter les litanies désespérées, encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin la mort salvatrice daigne les accueillir en son sein.
Joseph fermait les yeux quand la litanie cessait et marmonnait une petite prière, ne sachant plus trop à qui l’adresser. Parfois, dans un délire, il confondait dieu, les saints, la Vierge et Solange, son amoureuse, sa petite femme chérie, qui portait encore son enfant dans son ventre vénéré, lorsqu’il avait dû la quitter sur ce quai de gare, il y a des milliers d’années de ça, dans une autre vie. Il lui envoyait alors une prière passionnée, avec toute la dévotion dont il se sentait encore capable.
Il sortait régulièrement de sa poche la photo si précieuse de sa femme tenant son fils sur les genoux. Son fils ! Ce petit garçon inconnu qui fixait gravement l’objectif, un petit homme déjà… Son fils qu’il ne connaissait pas et qui ne le connaissait pas ; il avait peur de sa réaction – celle de l’enfant, mais la sienne également – lorsqu’ils se rencontreraient enfin pour la première fois. Le petit allait-il avoir peur de lui, cet inconnu, et le repousser ? Et lui-même, comment allait-il réagir à cette première confrontation père-fils ? Il pressait alors très fortement ses paupières au moyen de ses paumes, essayant de s’imaginer la scène et les retrouvailles avec son amour.
Mais impossible d’oublier l’endroit où il se trouvait désormais. Il essayait vainement de se souvenir de chaque détail du visage tant aimé. Derrière ses paupières toujours baissées se mélangeaient dans une grande sarabande infernale toutes les images d’horreur gravées au fil des mois dans son esprit. Les représentations diaboliques venaient à chaque fois supplanter le visage immaculé de sa douce. Elle avait dû accoucher de leur fils, seule, sans famille, sans soutien, ce fils qu’il allait enfin connaître bientôt… Bientôt ! La nouvelle qu’il avait reçue récemment lui semblait tellement improbable, irréelle, inimaginable, qu’il croyait par moments l’avoir rêvée. Mais il lui suffisait alors de sortir de sa poche le papier officiel reçu dernièrement pour se rassurer et se convaincre que la chose allait vraiment se réaliser. Une permission !
Son unité était cantonnée ici, au bout de l’enfer, depuis des semaines, pour juguler une percée du front par les allemands mais les évènements stagnaient un peu. On était au début de l’année 1916 et le froid s’était définitivement installé. La neige n’allait pas tarder à tomber à nouveau, encore et encore. Son supérieur leur avait accordé cette permission, à lui et à quelques-uns de ses camarades. Puisque Joseph était jeune papa et rêvait de connaître son enfant né deux ans plus tôt juste après sa mobilisation, il prenait cela comme un cadeau du ciel. Solange lui avait donné des nouvelles régulièrement depuis son accouchement qui avait été difficile et long, mais la mère et l’enfant se portaient à merveille. C’était du moins ce qu’elle affirmait dans ses missives. De plus, l’anniversaire de sa chère Solange était pour bientôt et il ne pouvait imaginer meilleur moment pour débarquer dans son village natal et leur faire à tous deux cette surprise incroyable. Cette permission était pour lui un présent inestimable. Elle se languissait de lui et le lui répétait inlassablement dans chacun de ses courriers. Quel bonheur de pouvoir s’imaginer la tenir à nouveau dans ses bras, très bientôt !
Durant son court temps de repos, ce jour-là, installé tant bien que mal dans la cagna qui leur servait habituellement d’abri et de Q.G., il s’était arrêté un instant, le sourire aux lèvres, le geste suspendu, la main levée au-dessus de la lettre qu’il écrivait à sa femme, le cœur gonflé de joie à l’idée d’être bientôt à ses côtés. Il avait commencé sa missive dans l’idée de lui raconter un peu de sa misérable vie au front, pas trop quand même, pour ne pas aggraver l’inquiétude qu’il savait permanente. Surtout pour lui dire qu’il était avec elle et leur fils, en pensées, à chaque instant de la journée, et que le jour de son anniversaire qui allait arriver très bientôt lui réserverait certainement une belle surprise. Fébrilement, il écrasait de son autre main enfoncée dans la poche de sa vareuse l’autorisation qu’il venait de recevoir, tout à ses pensées voguant si loin, là-bas, au pays.
Il la revoyait encore après la nouvelle de la mobilisation générale, lui souriant bravement à travers ses larmes ; quelle femme admirable elle était et quelle chance il avait d’être son époux, lui, petit homme plutôt misérable et bien moins courageux qu’elle, il en était bien conscient.
Son compagnon d’infortune entra, courbé, remplissant soudain de sa présence le petit espace confiné et souffla, dans une économie de mots : « ton tour, mon gars ». Il se laissa choir, exténué, de la vapeur sortant des replis de sa vareuse et de sa bouche entrouverte qui laissait échapper des grognements rauques. Il fut pris d’une quinte de toux qui dura quelques secondes avant de pouvoir parler.
– T’as entendu les nouvelles ? Y parait que ça bouge du côté des boches… Les gars parlent, y aurait des mouvements vers Consenvoye, de puissants tirs d’artillerie… y mettent le paquet cette fois ! Quelle saleté, bordel, et je sens qu’y va pas tarder à neiger rien qu’à mes articulations qui me font un mal de chien, saleté de saleté…
Essoufflé par ce débit de paroles qu’il devait pratiquement hurler pour qu’elles soient perçues au milieu des sifflements assourdissants des obus, il se débarrassa de son équipement, toussa de plus belle, cracha. Il tenta de s’allonger sur des caisses réunies dans un coin et qui les maintenaient illusoirement à l’abri de la boue. Joseph, dans un soupir, termina sa lettre, écrivit avec attention l’adresse de sa femme, caressa l’enveloppe amoureuse- ment avant de la sceller. Il l’enfouit avec précaution dans la poche intérieure de sa veste qu’il reboutonna soigneusement en attendant de pouvoir donner la précieuse missive à son vaguemestre chargé de faire suivre le courrier.
Il allait endurer encore quelques jours de calvaire et d’enfer ici, mais peu lui importait désormais puisqu’il savait avoir gagné quelques heures au paradis très bientôt. Il se leva, prit son fusil, sa baïonnette, ses munitions, et se prépara à laisser son camarade, seul, profiter un instant de son repos utopique.
Le bruit fut assourdissant. Jamais de sa vie il n’aurait pu envisager que cela puisse exister. Sauf peut-être au moment où retentiraient les sonneries des trompettes de la mort au jour du jugement dernier, sortant de la bouche puissante de l’armée des anges venue les informer de leur fin irrémédiable. Ainsi, c’était donc la fin ? Sa dernière pensée fut pour la femme qui l’attendait de l’autre côté de la rive du fleuve et il en conçut un étrange apaisement. Il crut l’apercevoir au loin et son seul regret fut de n’avoir pas eu l’opportunité de la rejoindre. Son compagnon allongé n’eut pas le temps de se redresser. Son corps déchiqueté se retrouva éparpillé aux quatre coins du cratère qui se tenait désormais à l’emplacement exact de leur cagna. Les allemands avaient bien visé, probablement sans le savoir. La casemate, comme ils l’appelaient, regorgeait de réserves de munitions. La déflagration ébranla la tranchée tout entière sur plusieurs dizaines de mètres. Les rescapés de la compagnie, arrivés sur les lieux quelques instants plus tard, ne purent que constater que tout avait été soufflé aux alentours. Joseph gisait à peu de distance de là, son corps désarticulé et disloqué. Son visage couvert de sang exhibant un étrange sourire figé à jamais, ses oreilles dégoulinantes du liquide rouge poisseux, le buste étrangement préservé. Au-delà, plus rien ne subsistait de lui.
– Putain, c’est le gamin, Joseph, il devait partir en perm dans queq’ jours… C’était encore qu’un gamin, nom de dieu… soupira l’un des hommes chargés d’évacuer les corps.
Sa veste avait presque été arrachée. Le soldat remarqua la lettre qui dépassait d’une poche intérieure. Il la prit, elle était pratiquement intacte, à part quelques trainées de sang.
– Qu’est-ce qu’y faut faire ? Y faut la donner tu crois ?
– Bien sûr, ce sont ses derniers mots, sa femme sera sûrement heureuse de pouvoir les lire quand on lui aura annoncé son décès. Il soupira : nos pauvres femmes, elles ont bien des raisons de s’inquiéter de notre sort. Quelle misère ! Moi la mienne, elle a les quatre gamins à nourrir et elle a dû prendre un travail à l’usine pour gagner à peine de quoi leur donner à becqueter. Quelle misère d’être ici et risquer de finir comme ça alors que mes gosses crèvent de faim là-bas au pays, quelle putain de sale guerre !
Le soldat, rempli de sa colère toute légitime, toussa encore comme pour cracher ce malheur qui lui donnait un goût amer dans la bouche. Il empocha rapidement la lettre tout en évacuant le cadavre de son camarade sous les flocons qui glissaient le long du ciel morne, en silence, et couvraient d’un drap mortuaire immaculé le corps des suppliciés.
Quelques jours plus tard, le jour même de son anniversaire, Solange reçut effectivement une missive. Celle du Ministère de la guerre, pour lui annoncer sans ambages, presque froidement, que son mari avait été tué au front, faisant don de sa vie au service de la patrie. Aucune autre lettre n’arriva et Solange ne put que pleurer amèrement sur les rares souvenirs amassés durant leur courte vie commune et relire avec ferveur les quelques missives que lui avait adressées son cher amour. Elle savait bien qu’il n’osait pas tout raconter de son quotidien, de peur de l’inquiéter outre mesure. Elle serrait alors son Pierre dans ses bras. Lui qui ne comprenait pas pourquoi sa maman était toujours si triste mais qui, dans sa sagesse d’enfant, inconsciemment, acceptait ces débordements de tendresse en silence, gravement. Il était tout ce qui lui restait de son amour perdu, cet être si précieux qui était la preuve vivante que son Joseph avait partagé un court instant son bonheur et sa joie de vivre avec elle.
Hiver 1981
Une simple perfusion, c’est tout ce qui restait encore, attaché au bras décharné de la vieille femme allongée dans son lit d’hôpital, dans cette chambre banalisée et froide comme la mort, comme il en existe des milliers à travers le monde. Marie se pencha au-dessus de la chère tête couronnée d’une longue chevelure neigeuse. Elle la caressa délicatement, avec tendresse, ayant peur de lui faire mal par ce simple attouchement.
« Grand- maman, c’est moi Marie, bonjour. »
Comme d’habitude, depuis cette dernière semaine où elle était demeurée inconsciente, la vieille femme ne réagit pas à cette douce voix familière. Mais la jeune femme était convaincue malgré tout que sa grand-mère sentait sa présence et qu’elle en était contente.
De toutes ses petites-filles, Marie se savait la préférée, même si c’était quelque chose qui la mettait un peu mal à l’aise. Non pas que sa grand-mère n’aimât pas les autres, loin de là ! Mais Marie avait toujours eu une place particulière dans son cœur. Sa grand-maman lui disait souvent qu’elle ressemblait terriblement à son grand-père. Mêmes yeux noirs immenses, au regard malicieux, teint basané, cheveux frisés et indomptables, même joie de vivre contagieuse. Marie ne connaissait de lui que quelques vieilles photos passées et jaunies. Elle y voyait un jeune homme qu’elle ne pouvait que difficilement imaginer être son grand-père. Son visage juvénile lui donnait envie de le protéger comme un petit frère. Son aïeule en parlait toujours avec beaucoup de nostalgie et de tendresse, des années après avoir perdu son mari.
Marie, durant sa tendre enfance, avait adoré ces précieux moments quand grand-maman se mettait à raconter ses plus beaux souvenirs. C’était ce lien spécial qui les unissait toutes deux. Cet amour et ce respect du passé, toujours si vivant (et auquel sa grand-mère savait si bien redonner vie) pour sa merveilleuse aïeule.
Maintenant, à trente-cinq ans, Marie était bien consciente que les liens s’étaient légèrement relâchés avec son entourage. Elle avait fondé sa propre famille, avait trois enfants merveilleux. Malgré la longue distance qui la séparait des siens, elle essayait de rendre visite à ses parents et à sa grand-mère au moins une fois par trimestre. Marie était mère au foyer. Son mari travaillait dans une entreprise qui avait délocalisé ses employés à plus d’une centaine de kilomètres de la ville de son enfance. Elle en avait bien sûr souffert au début. Puis elle s’était petit à petit habituée à sa nouvelle vie, à leurs nouveaux amis, à leur nouvel environnement. Les enfants adoraient leur domicile doté de tout le confort moderne.
Après s’être arrangée avec une voisine et très bonne amie pour la garde de jour des enfants durant un temps indéterminé, elle s’était résignée à venir loger chez ses parents, le temps que sa grand-mère livre un ultime combat contre le cancer qui la rongeait. Elle espérait sans grande conviction voir une rémission mais savait au fond d’elle la chose impossible. Son cancer avait pratiquement gagné la partie et le teint jaunâtre du visage de Solange indiquait clairement que le foie submergé avait rendu les armes devant la maladie insidieuse.
La famille était relativement soudée, ses sœurs rendaient également visite régulièrement à leur aïeule mais Marie voyait sa présence auprès d’elle comme une évidence, nécessaire et indispensable. Il était impensable de songer à la laisser en connaissant son état de santé et la possibilité qu’elle disparaisse à tout instant. Elle avait besoin de l’accompagner sur ce chemin inconnu et un peu effrayant. En outre, dans deux jours, ça serait l’anniversaire de Solange. Elle allait avoir 87 ans et ne pourrait malheureusement pas participer activement à ce jour de joie avec sa famille réunie puisque le coma l’avait emmenée dans une région mystérieuse où on ne pouvait pas l’atteindre depuis plusieurs jours déjà. Elle entendait peut-être ce qui se disait autour d’elle mais ne pouvait plus communiquer. Seul son cœur battait à un rythme régulier, tel un métronome, mais pour combien de temps encore ?
Marie continuait à lui parler de tout et de rien en espérant que ses paroles rassurent son aïeule perdue dieu seul savait où. Peut-être foulait-elle en ce moment même les chemins pavés d’or du Pays d’Oz, comme dans le conte que Marie aimait entendre toute petite, enroulée chaudement dans sa couette, avec grand-maman au fond du lit lui caressant les pieds tout en lisant, le recueil de contes ouvert sur les genoux.
Le jour de l’anniversaire était arrivé. Tout le monde avait prévu de se retrouver à l’hôpital pour cette occasion spéciale, autour de la vénérable ancêtre qui était leur trait d’union à tous. Une fois grand-maman partie, Marie avait bien peur que les liens déjà ténus avec ses sœurs ne se relâchent encore plus. Les unes et les autres avaient construit leur vie aux quatre coins du pays pour accompagner leurs maris respectifs. Cette réunion serait certainement la dernière avant longtemps, songea-t-elle un peu nostalgique.
La veille, Marie avait retrouvé ses sœurs et ses parents, dans la maison familiale pour un repas pris en commun. Quelle n’avait pas été leur surprise à tous quand son père était arrivé à table en tenant dans sa main une lettre qui semblait avoir traversé les âges et toutes sortes d’épreuves, tant le papier avait été froissé, corné, taché, ressemblant plus à un vieux chiffon qu’à du courrier. Son père en riant, ému, avait remarqué :
– C’est complètement dingue, écoutez cette histoire ! Cette lettre est arrivée ce matin, accompagnée d’une autre, expliquant qu’après 65 ans on l’avait retrouvée coincée dans des locaux destinés à la démolition, derrière une armoire qui n’avait pas bougé d’un iota depuis la guerre, il faut le voir pour le croire ! Ils ajoutaient qu’il n’était jamais trop tard et que la poste remplissait toujours son devoir, même des décennies après. Vous vous rendez compte ? 65 ans ! Elle est adressée à votre grand-mère et vient du front d’après le sceau. C’est certainement une lettre de mon père. Je me souviens que maman m’avait dit qu’il était mort après deux ans de guerre, près de Verdun. Elle regrettait qu’il ne m’ait jamais connu, seulement à travers les lettres qu’elle lui adressait tout au long de sa mobilisation. Je tiens ici une lettre écrite de la main de mon père il y a 65 ans !
Son émotion était palpable et ses yeux légèrement brillants trahissaient son trouble. Chacun s’exclama autour de la table, complètement ahuri qu’une chose pareille soit possible. Marie fut la première à se lever, totalement enthousiasmée et émerveillée, pour s’approcher de son père. Elle posa des bras protecteurs autour de ses épaules et se pencha pour examiner le précieux document.
– Il faut absolument l’amener demain à grand-mère, ça sera son cadeau d’anniversaire !
– Mais tu es complètement folle, ma pauvre fille ! tu imagines le choc si elle nous entend ? s’insurgea sa mère outrée. De toute façon, elle est dans le coma et ne vous entend certainement pas.
– Eh bien raison de plus, qu’est-ce que ça peut faire alors ? Je trouve que c’est la moindre des choses que de lui lire cette lettre. Elle lui est adressée, personnellement, que je sache et c’est son droit de prendre connaissance des derniers mots que grand-papa lui a écrits. C’est comme un petit miracle, ce qui vient de se passer. Et moi je crois aux signes !
– Voyons, Pierre, imagine un peu le choc pour ta mère ! Penses-tu que ce soit raisonnable ? poursuivit sa mère de plus en plus indignée, depuis l’autre extrémité de la table.
Toute la tablée la regarda avec consternation. Son mari déclara, sur le ton bienveillant que l’on prend pour s’adresser à un enfant ou un simple d’esprit :
– Que veux-tu qu’il lui arrive de pire que maintenant ? nous savons tous pertinemment qu’elle est en train de mourir et cette lettre ne peut qu’adoucir ses derniers instants, j’en suis persuadé.
Marie renchérit :
– Elle m’a confié une fois, quand j’étais encore toute petite, que l’annonce de cette mort avait été si brutale qu’elle était restée prostrée plusieurs jours sans réagir et que si sa voisine n’était pas venue s’occuper de son enfant, toi papa, précisa-t-elle en souriant à l’adresse de son père, vous seriez morts de faim tous les deux alors !
Les sœurs de Marie ne semblaient pas très convaincues du bien-fondé de l’opération « lecture » mais ne s’opposèrent pas à l’idée. Ils décidèrent donc d’un commun accord que la missive serait ouverte le lendemain à l’hôpital, et lue à Solange, quel que soit son contenu.
Quand la compagnie se trouva réunie dans la chambre d’hôpital ce jour-là, l’état de Solange n’avait pas évolué. Chacun vint lui prodiguer une caresse ou lui donner un baiser en lui souhaitant bon anniversaire. Marie s’était proposée pour lire la lettre, son père étant très ému à l’idée de déchiffrer les dernières paroles adressées à sa mère par son géniteur. Il craignait que sa voix ne le trahisse et avait finalement prié sa cadette de le faire à sa place. Elle sentit son cœur battre la chamade au moment où elle décacheta l’enveloppe. Elle posa sa main sur celle, décharnée, de Solange, et murmura :
– Grand-maman, j’ai une merveilleuse nouvelle pour toi. Il faut que je t’annonce que nous avons reçu hier une lettre qui t’est adressée. Il semblerait qu’elle se soit perdue pendant des décennies et on pense qu’elle a été écrite de la main de Joseph, ton mari.
À ce moment-là, Marie aurait juré que la main de sa grand-mère avait tressailli sous la sienne mais elle mit finalement cela sur le compte de son propre trouble car rien d’autre n’avait bougé dans la physionomie de la vieille dame.
– Je vais te la lire maintenant, chère grand-maman.
Elle relâcha la pression sur la main de Solange pour sortir et déplier la missive de son enveloppe maculée de taches brunes qu’elle s’imagina être du sang, ce qui la fit frissonner. De ses mains tremblantes, elle tint le précieux document. Elle fixa le papier froissé et rendu fragile en tentant de déchiffrer l’écriture un peu effacée par les années mais inscrite d’une main ferme, constata-t-elle.
Elle se tortilla légèrement sur sa chaise pour trouver une position convenable, embarrassée par l’ambiance solennelle de l’instant et se racla discrètement la gorge avant de commencer sa lecture :
Ma chère petite femme adorée,
Voilà quelques semaines que nous sommes cantonnés ici dans ce terrain boueux et déprimant avec pour seul objectif d’empêcher l’avancée des Allemands. Les journées sont interminables, monotones et ennuyeuses, rythmées par le bruit incessant des obus. Le froid s’est installé et je ne serais pas étonné de voir de nouvelles chutes de neige ces prochains jours, tant le ciel est bas et menaçant. C’est déprimant de penser que, cette année encore, je n’ai pu regarder tomber la neige avec toi à mes côtés, te blottissant chaudement dans mes bras et profitant tous deux ensemble de la douceur de notre foyer. Dans ta dernière lettre, tu me parles de notre fils qui fait chaque jour des progrès et devient un véritable petit homme. Je ressens une telle fierté à l’évocation de ce petit être merveilleux que tu dois couver comme un trésor ! Il est la consécration de notre amour, le trait d’union qui nous relie à jamais tous les deux, mon amour. Je prie chaque jour pour que Dieu, dans sa miséricorde, vous protège tous deux, mes trésors et que nous soyons bientôt réunis pour une vie de paix et de bonheur.
La dernière fois que je t’ai vue, tu entourais de tes bras protecteurs ton ventre arrondi tout en me fixant de tes yeux pleins de larmes et je dois t’avouer que j’ai bien failli me jeter à tes genoux pour embrasser ce réceptacle de notre amour infini. Tu me manques terriblement et jusqu’à ces derniers jours, je voyais arriver avec appréhension le début d’une nouvelle année, à l’idée de ne pas pouvoir te rejoindre. Je voulais venir fêter ton anniversaire avec toi, ma douce et avec notre fils et je désespérais à l’idée de cette guerre qui n’en finirait pas aussi vite qu’on nous l’avait fait croire au début. Je suis terriblement inquiet de ne pas savoir si tu as assez de nourriture pour toi et le petit. N’oublie pas que tu peux t’adresser à nos voisins, les… Ils me doivent des services en retour et Gertrude m’a promis la dernière fois que je l’ai vue qu’elle prendrait soin de toi et du petit si la guerre durait trop longtemps.
Ici nous avons suffisamment de nourriture, ne t’inquiète pas pour moi, je t’en prie. Pense à toi et au petit.
J’ai évoqué plus haut « jusqu’à ces derniers jours » parce que des évènements se sont produits dernièrement qui me redonnent un espoir fou et me comblent de bonheur, même ici au milieu de l’enfer. J’ai reçu avant-hier une permission ! Oui, ma chérie, tu as bien lu, une permission ! Après avoir réglé quelques détails administratifs avec mes supérieurs, je vais pouvoir revenir au pays très bientôt et je ferai tout pour être là, sans faute, le jour de ton anniversaire, pour te serrer dans mes bras, ma douce et bonne amie, et faire tournoyer Pierre au-dessus de ma tête, loin du bruit furieux des bombes et des obus.
Je t’aime tant, mon amour, que mon cœur me fait mal en pensant aux jours qui me séparent encore de toi, maintenant que je sais pouvoir retrouver bientôt le paradis ! Tu es dans toutes mes prières et dans tous mes rêves. Sais-tu que j’ai fait un rêve étrange la nuit dernière ? J’ai rêvé que je me trouvais d’un côté du fleuve, celui qui passe près de notre ferme et où nous aimons aller nager, dans cette petite crique naturelle au milieu des arbres où l’eau est calme, où le grand saule plonge ses longues branches dans l’onde. À l’abri duquel nous avons fait l’amour pour la première fois, t’en souviens-tu ma chérie ?
Je rêvais donc que je me tenais d’un côté du fleuve et que sur l’autre rive se trouvait une femme, très âgée, mais très belle avec de longs cheveux gris qui cascadaient sur ses épaules, telle une déesse. Cette femme me faisait signe de venir à elle. Elle parlait mais je ne l’entendais pas à cause du bruit du vent à travers les branches. Mais j’étais convaincu au fond de moi que cette femme qui m’attendait là-bas, c’était toi, ma chérie. Toi, avec des décennies de plus mais toujours aussi belle et désirable, je t’assure ! Je t’ai reconnue à ton regard que je voyais distinctement malgré la distance qui nous séparait. Ce regard intense et rempli d’amour que tu m’as adressé quand nous nous sommes quittés. C’était un rêve vraiment étrange mais il semblait que tu me priais de t’attendre, de venir te chercher de ce côté-là de la rive et j’étais si heureux, tu ne peux pas t’imaginer ! Je me rappelle avoir fait ce rêve le soir après avoir reçu ma lettre de permission et je me réjouissais tellement à l’idée de bientôt te revoir.
Je ne sais pas pourquoi tu semblais si âgée, mais peu importe, dans quelques jours, je vais te retrouver enfin et te serrer dans mes bras. Nous pourrons alors nous promener le long de la berge et nous embrasser tout notre soûl sous le saule. Nous serons réunis à jamais, du moins le temps de ma permission ! Mon trésor, ma vie, je termine ici ces quelques lignes et j’entame le peu de jours qui me séparent de toi, heureux comme je ne l’ai plus été depuis notre séparation, plein de l’enchantement de savoir que tu m’attendras à l’arrivée du train, bientôt, très bientôt, sur un quai, sur une rive, peu importe. Je sais que tu m’attendras et que notre bonheur sera complet au moment où je t’enlacerai.
Ton mari qui t’aime plus que sa vie et qui compte les heures qui le séparent de toi.
Le visage baigné de larmes, Marie eut toutes les peines du monde à terminer sa lecture sans hoqueter à chaque phrase, mais elle devait le faire pour sa grand-mère. Cette lettre était si bouleversante et débordante d’un amour intemporel qu’elle en était complètement retournée. Et les similitudes avec l’anniversaire et l’aspect de sa grand-mère ajoutaient encore à son trouble. Elle n’osa pas regarder autour d’elle dans la chambre, sentant la lourde atmosphère de tristesse qui y régnait, entendant simplement les reniflements discrets des autres membres de sa famille. Son regard se posa uniquement sur sa grand-mère qui reposait là, si belle avec ses longs cheveux gris en cascade sur ses épaules, tout comme l’avait décrite son grand-père.
Elle fut frappée pour la première fois par sa beauté. Son cœur se serra quand elle réalisa au bout d’un court instant que sa merveilleuse grand-mère avait ouvert les yeux, d’où s’étaient échappées des larmes jaunes qui avaient glissé le long de ses tempes. Une goutte était restée prisonnière au creux d’un œil et ressemblait à une précieuse perle d’ambre dont le reflet étrange, provenant de la lumière du plafond, donnait encore une étincelle de vie à ce regard, alors que cette dernière, tout en douceur, s’était discrètement retirée de ce corps meurtri par la maladie. En outre, ce qui fit naître en Marie une boule d’intense émotion qui déborda instantanément fut de constater le bonheur ineffable qui marquait les traits enfin apaisés de son aïeule. Ce regard était posé sur l’éternité, de l’autre côté de la rive. Sa grand-mère s’en était allée dans un léger souffle de bonheur. Elle ne put s’empêcher de se pencher sur le corps sans vie pour écouter si le son ténu de sa respiration se faisait encore entendre. Mais tout était devenu silencieux, sa grand-mère n’était plus là, elle avait enfin rejoint son bien-aimé.
Marie leva ses yeux noyés de larmes et tourna son regard vers sa famille réunie en murmurant d’une voix chevrotante :
– Grand-père est enfin venu la chercher.