La peur au ventre
Nouvelle inédite de Manuela Gay-Crosier
De la même auteure chez Plaisir de Lire :
Mon cœur dans la montagne
Une partie du conduit s’enfonce dans mon dos mais je ne peux pas changer de position. L’espace est trop réduit. J’ai chaud, je meurs de chaud. Si je bouge, je risque de faire du bruit. J’ai réussi à me faufiler jusqu’à cet abri de fortune. En bas c’est le carnage. J’ai entendu des coups puis des hurlements. Des verres brisés, des pleurs, des cris. Une femme gémit par moments. Les sons m’arrivent étouffés. C’est comme un rêve. Non, c’est plutôt un cauchemar.
Le centre commercial allait fermer. J’avais promis à maman de passer chercher ses courses. Elle avait insisté lourdement, comme toujours. Je passe la voir tous les samedis soirs à 19h précises. C’est toujours le même rituel : elle m’appelle dans l’après-midi pour que j’aille lui chercher des bricoles manquantes pour le repas du soir ou la semaine. En général la liste est longue et je ne vois jamais la couleur de l’argent. Je ne lui en veux pas. Elle doit se débrouiller avec une toute petite retraite. C’est déjà bien qu’elle puisse être indépendante. Disons plutôt que c’est un miracle que moi je sois enfin libre. La séparation n’a pas été sans heurts ni sans pleurs. Je suis fils unique. Mon père étant aux abonnés absents depuis des décennies, elle avait trouvé naturel que je reste vivre à la maison tant que je ne serais pas marié. Je ne me suis jamais marié, ni resté longtemps en couple d’ailleurs. L’ombre de ma mère a toujours pesé sur mes relations. L’image de Gisèle s’imprime soudain en même temps qu’un goût amer envahit ma bouche.
Il y a quelques mois j’ai enfin fait le pas. Après toutes ces années de léthargie, c’en était presque risible. Mais je ne pouvais plus supporter cette senteur de vieux dans l’appartement. Puis j’ai réalisé que l’odeur m’avait suivi dans mon petit studio de banlieue. Peu de temps après mon installation, je constatai avec dégoût que j’étais moi aussi devenu vieux. Les années avaient imprimé leur impitoyable marque. Mon propre corps dégageait ce sordide effluve rance que je reconnaissais jusqu’à ce jour comme étant propre à ma mère uniquement.
Ça ne faisait pas dix minutes que j’étais dans les allées du centre quand j’ai vu des hommes cagoulés débouler par la porte principale, armés jusqu’aux dents et hurlant dans une langue inconnue. Des coups de feu ont éclaté. Tout le monde a paniqué. J’ai vu une femme s’effondrer près des caisses. Des hurlements de terreur ont transpercé mes oreilles. Je crois que j’ai crié également. Je ne sais pas, je ne sais plus. Je me suis jeté au sol tandis que j’entendais toujours des détonations. J’ai senti ma pisse chaude imbiber mon caleçon et s’étendre sur le pantalon. Par chance, si on peut appeler ça ainsi, je me trouvais à l’arrière du magasin. J’ai rampé jusqu’à une porte coulissante qui mène au dépôt de marchandises. Enfin c’est ce que j’ai réalisé une fois que j’y étais. Mon instinct de survie me poussait à fuir le plus vite possible. Malheureusement la seule issue que j’ai trouvée est cette salle qui doit servir de réfectoire pour les employés du magasin. Aucun passage sur l’extérieur d’ici. Je n’ai pas osé revenir en arrière pour tenter de trouver une autre sortie. Je suis tétanisé par la peur. Les terroristes se sont dispersés à travers le magasin, tirant sur tout ce qui bouge. J’entends encore par moments des bruits violents. Fébrile, je regarde partout. Pas de fenêtre, rien. Il a bien fallu que je me terre avant leur arrivée. J’ai ouvert la porte du placard sous l’évier et me suis faufilé à l’intérieur. Ordinairement on y met la poubelle. Par chance l’espace confiné est vide.
Et maintenant il me semble que ça fait des heures que je suis enfermé dans ce réduit. J’ai entendu les sirènes de la police hurler à l’extérieur. L’espoir de sortir de là m’a porté à nouveau. Mais les heures défilent et rien ne se passe. Les sons m’arrivent assourdis. Je perçois des mouvements, des cris aussi me semble-t-il, par moments. Avant ça, il y a eu de longues minutes, interminables, d’un silence mortel et presque irréel où j’ai eu soudain le sentiment d’être le dernier homme sur terre. Le sang battait puissamment à mes oreilles et une douleur sourde comprimait mes tempes. Comme dans les histoires grotesques qu’on voit à la télé, je me suis imaginé voir défiler toute ma vie devant mes yeux. Et là j’ai vite déchanté. Il n’y avait pas grand-chose à raconter. L’image presque haïssable de ma mère s’est imposée brutalement à moi puis celle, plus douce, de Gisèle. Je me suis senti méprisable. Pauvre vie étriquée partagée entre mon travail de comptable et la compagnie d’une vieille folle acariâtre. Mes plus belles années se sont envolées sans que je tente de saisir ma chance. Je ne dois m’en prendre qu’à moi-même. J’ai été lâche toute ma misérable vie. J’ai tout fait pour la gâcher. Et maintenant me voilà acculé comme un animal pris au piège lors d’une chasse. Je ne peux même pas prier pour tenter d’apaiser mes angoisses. Je ne crois plus en Dieu depuis longtemps.
Les bruits se sont rapprochés. Je jurerais que quelqu’un est entré dans la pièce. Mon ventre se noue et émet un bruit de protestation. Seigneur ! Je crois que je vais vider mes intestins ici. Je serre les fesses pour comprimer mon envie de déféquer. J’entends que quelqu’un laisse couler l’eau du robinet juste au-dessus de moi. Je sens la vibration du liquide qui s’écoule dans la canalisation collée à mon dos. Je me mets soudain à prier malgré tout. Les pas s’éloignent. Je retiens toujours ma respiration. À ce moment précis mon téléphone se met à sonner. Mon cœur fait un bond comme s’il voulait s’échapper de ma poitrine. Je voudrais le saisir pour stopper ce bruit. Saloperie ! Ça doit être ma mère qui se demande pourquoi j’ai du retard. Elle ne regarde jamais les nouvelles, cette vieille folle, elle préfère ses satanées séries américaines à l’eau de rose. Pourquoi faut-il qu’elle m’appelle maintenant ? Je vais mourir à cause d’elle. Une bouffée de haine me laisse un goût atroce dans la bouche.
J’entends des pas se rapprocher… La porte s’ouvre, la lumière m’aveugle…