Narcisses et pétunias
Nouvelle inédite d’Hélène Dormond
De la même auteure chez Plaisir de Lire :
L’air de rien
Liberté conditionnelle
Quel blaireau, son rédacteur en chef ! Lui demander de présenter un dossier sur le coup de foudre au journal de midi pour meubler l’immense vide des informations estivales. Alors qu’Antoine vient de la quitter, l’abruti ne pouvait pas mieux choisir son moment. À tout prendre, elle aurait préféré accueillir un spécialiste de la canicule et son lot de recommandations pour ne pas laisser sécher les ancêtres.
– Sujet trop rabattu, lui a-t-il objecté péremptoire, et les gens veulent du positif, à l’aube des vacances. Dans un pays où les célibataires semblent atteints de parthénogenèse tant leurs rangs augmentent, le coup de foudre, crois-moi, c’est LE sujet de l’été.
Elle a serré les lèvres. Les supérieurs sont toujours de vils opportunistes, prêts à brader leur conscience professionnelle pour glaner trois points d’audience. C’est sur le terrain qu’on trouve les vrais journalistes, ceux qui risquent sans hésiter leur vie pour dénoncer des causes scandaleuses, un génocide commis dans l’indifférence générale ou un massacre environnemental perpétré par une multinationale. Les hommes de la trempe d’Antoine ne se prostituent jamais pour le bien-être du spectateur. Son ex est sans doute un connard fini, un égocentrique privé d’affects, mais force est de lui laisser qu’il a une éthique professionnelle, lui.
Petunia soupire. Elle va donc accueillir l’auteur du dernier best-seller sur le coup de foudre, encore un psy qui a compris que vendre des livres au kilo rapporte plus que soulager les âmes à l’unité. Elle n’a même pas pris la peine de feuilleter son bouquin. Elle lui posera les questions bateau que tout le monde attend. Un sujet si ordinaire ne mérite pas qu’on lui consacre plus d’efforts.
Il vient prendre place sur le plateau. L’antenne sera à eux dans dix minutes. Elle le scanne rapidement. L’expert en électrostatique amoureuse porte avec prestance la cinquantaine, tempes grises et cheveux courts, ventre plat, peau joliment dorée.
Générique. Elle attaque avec quelques sujets d’actualité vite bouclés, le téléspectateur, majoritairement atteint de déficit d’attention, pourrait zapper si on lui entame le moral. Place au bellâtre.
– Alors, Dr. Bertrand, le coup de foudre, simple idéal romantique ou phénomène biologique réel ?
– Ni l’un ni l’autre, comme vous le sauriez déjà si vous aviez parcouru mon livre.
Il poursuit sans animosité, avant qu’elle ait eu le temps de reprendre contenance.
– Le coup de foudre n’est rien d’autre qu’une projection narcissique. Bien sûr, il arrive qu’on ressente un amour intense pour un inconnu. Cela s’explique par un phénomène intrapsychique élémentaire : si je suppose que cette personne est géniale et que de surcroît, elle semble attirée par moi, c’est donc que je suis moi-même un être d’exception. Qui n’aimerait pas passionnément quelqu’un qui lui renvoie une image aussi valorisante ?
Le concept fondateur de l’amour à l’occidentale anéanti en quelques phrases. Remarquable, ce docteur. Il marque une pause, enchaîne avant même qu’elle ait pu lui poser une autre question.
– Par contre, ce genre de relation se termine le plus souvent dans la douleur… Plus vous admirez quelqu’un, plus il risque de vous décevoir. Un mot maladroit, une attention qui tarde, et vous le détestez aussi intensément que vous l’avez aimé. Cela vous est certainement déjà arrivé, non, de finir par haïr celui même que vous considériez comme votre héros ?
Percée à jour sans même passer par la case divan. Quel esprit brillant !
Le regard flatteur du Dr. Bertrand s’arrête sur le chemisier de Petunia. Elle se sent rougir. Rien de grave. Un banal phénomène intrapsychique…