Tirant ferme sur les rames Lucien cherchait de toutes ses forces à s’éloigner du yacht. Une pleine année de solitude volontaire lui avait désappris son double prénom d’état-civil comme son nom. Et la succession de drames qui l’avait jeté sur le rivage de Buchillon avait encore brouillé les signes. Pourquoi fallait-il que le courant joue avec sa barque, la drosse sur le yacht dont il essayait de s’éloigner? Touchant, de la tranche de sa rame, le hêtre chanfreiné de la coque, il tenta de mettre une secousse rude entre l’homme et lui:
– Alors, on ne reconnaît plus les amis?
Occupé à la manœuvre, Lucien ne voulait rien d’autre que fuir, rejoindre sa cabane sur le rivage.
– Tout est fini, murmura-t-il.
Depuis son entrée en solitude c’était la première fois qu’il rencontrait le passé.
C’était comme une ligne chargée de mots, lourde à couler.
Il passa tout près de l’hélice, s’éloigna enfin.
Courtoisement l’homme en blanc avait attendu qu’il fût assez loin pour affaler le gréement, lancer le moteur et passer au large dans le balancement des éperons de proue.
Troublé par cette rencontre Lucien mit du temps avant de retrouver ses repères, passer les portes invisibles sous la peau du lac, tirer enfin la barque à sec.
Machinalement il déploya le filet sur un étançon calé entre deux branches basses, exposa le produit de sa pêche sur un plateau de bois rêche à force d’être brossé.
Loin sur le lac, le bateau blanc n’en finissait pas de s’effacer tandis qu’une mouette rieuse égrenait son appel d’amour.
Il avait beau combattre, s’acharner aux tâches quotidiennes, la musique d’hier était entrée dans la cahute avec l’image de l’homme en blanc. La lumière de l’après-midi caressait la lame effilée du couteau qui séparait les têtes, levait les filets de chair rose nacrée entassée dans des casiers noircis qu’il s’obsti- nait à mettre en équilibre sur des piquets sommaires fichés entre les pierres pour les exposer à la fumée forte qui montait le long du mur.
Chevauchant les braises un chaudron contenait la potée du pêcheur: raves et poisson avec un peu d’herbes et beaucoup de sel. Au terme d’une longue cuisson, d’un geste il accrochait la marmite par ses anses, la posait à même la table noircie, s’asseyait. Par la porte son regard prenait toujours le même morceau de lac où la nuit s’installait.
Le Chemineau du lac, Robert Curtat, disponible dès le mois de mars