Nouvelle inédite de Manuela Gay-Crosier
De la même auteure chez Plaisir de Lire :
Mon cœur dans la montagne : https://www.plaisirdelire.ch/produit/mon-coeur-dans-la-montagne
TROP DE PRESSION
Tout était fin prêt. Il avait organisé l’événement dans les moindres détails. Le week-end se devait d’être une réussite totale. C’était un impératif absolu. Son avenir en dépendait. Olivier le lui avait bien fait comprendre. Ce salaud s’amusait à le narguer dès qu’il en trouvait l’occasion. Il n’avait de cesse de le piquer avec ses remarques acides et malveillantes lorsqu’il se savait hors de portée d’oreilles tierces. Entre eux ça avait été une guerre déclarée dès les premiers jours, sous couvert de réflexions mielleuses et de sourires hypocrites. Olivier avait été engagé comme subalterne mais il avait les dents longues et l’appétit vorace. Il avait fait du chemin depuis. Cet individu avait le don de faire ressortir le pire chez les autres. Jean se sentait acculé. C’était bien ça. Olivier poussait les autres à la faute. C’était une réaction épidermique qu’il provoquait chez Jean. Il ressentait le besoin de prouver qu’il n’était pas la mauviette qu’Olivier semblait croire.
Il savait bien que l’arriviste avait les faveurs du patron. Depuis quelques semaines celui-ci lui prêtait une oreille attentive, au grand dam des autres collaborateurs qui avaient rapidement su déchiffrer le petit jeu auquel s’adonnait le lèche-botte. Manque de pot, le grand manitou ne semblait pas s’en rendre compte. Il était bien le seul.
Lors de la dernière réunion du comité d’entreprise le patron avait évoqué l’idée d’organiser un week-end original pour créer une nouvelle cohésion dans leur groupe. Il avait constaté certains relâchements durant les derniers exercices comptables. Les chiffres n’étaient pas aussi bons qu’ils auraient dû l’être. Le regard dur du chef l’avait fixé longuement, lui, Jean, comme s’il était responsable de la chute du marché actuel. Il avait baissé les yeux, presque honteux d’une situation dont il n’était à l’évidence pas responsable. Qu’avait bien pu dire ce lèche-cul d’Olivier à son sujet pour qu’il se retrouve ainsi en point de mire ? Il l’avait souvent vu dans le bureau du patron ces derniers temps. Il surprenait parfois cet opportuniste à faire des messes basses, comme si ce qu’il confiait au chef était un secret d’état.
Olivier avait souri dans sa barbe tandis que le directeur finissait son speech. Il devait jouir de l’instant, Jean l’aurait juré. Il fallait trouver un moyen de remonter dans l’estime du patron. Lui prouver que lui aussi était capable d’organisation et d’initiatives.
Jean avait pris les devants. Il organiserait un week-end dont tout le monde se souviendrait. Son professionnalisme et ses compétences allaient pouvoir être mis en avant de manière spectaculaire. Les petites remarques assassines d’Olivier qui d’ordinaire ne faisaient qu’aggraver son cas et miner son moral ne l’atteindraient pas cette fois-ci.
Il s’était plié en quatre pour que tout soit parfait. Le lieu et les activités avaient été choisis avec attention : magnifique centre de bien-être avec soins individuels tels que massages et spa pour détendre les corps mis à rude épreuve par les exercices sportifs comme saut à l’élastique, escalade puis descente en rappel, accrobranche, VTT sur des chemins escarpés de montagne, tout ce qu’il fallait enfin pour pousser chacun à montrer le meilleur de soi-même, ou le pire le cas échéant.
L’équipe au complet était réunie après un dernier petit-déjeuner pour les activités sportives du dimanche. Tout s’était déroulé à merveille la veille. Jean avait pu profiter de la soirée sans trop de crainte pour le lendemain. Le patron l’avait déjà félicité pour cette première journée excitante et enrichissante pour tous. Il demeurait malgré tout sur le qui-vive.
Les groupes avaient été tirés au sort, comme la veille. Ironie de ce sort, Jean s’était retrouvé en binôme avec Olivier. Il n’avait pu s’empêcher de faire une grimace qui n’avait pas échappé à celui-ci. Les remarques désobligeantes avaient fusé dès qu’ils s’étaient retrouvés éloignés des autres. Sous la supervision d’un coach de l’hôtel, ils s’étaient équipés de baudriers et avaient commencé à grimper le long de la falaise qui surplombait le complexe hôtelier. Arrivés au sommet, après une rude ascension où Olivier n’avait pas manqué de souligner lourdement les difficultés rencontrées par Jean, ils avaient pris le temps de se détacher et de reprendre haleine avant d’entamer la descente. Ils attendaient les instructions du sportif chevronné engagé à cet effet. L’homme s’occupait de préparer le matériel sans prendre garde à eux pour le moment. Son portable ayant sonné, il s’était éloigné de quelques pas et leur tournait le dos. Olivier poursuivait sur sa lancée, triomphant, imbu de lui-même.
– Ne te fais pas d’illusions mon vieux. Le patron n’a pas beaucoup d’estime pour toi, tu sais. Il me l’a dit lui-même. Tu es devenu une brebis galeuse dans le groupe. Tes chiffres sont mauvais. Tu es à la traîne, quoi que tu fasses. Malgré tous tes efforts, méritants je le concède, tu risques bien de passer à la trappe après ce week-end. Un loser, voilà ce que tu es. Tu es sur la corde raide mon pote.
Jean ferma les yeux un instant. Il essayait d’encaisser les paroles vachardes de ce petit salopard. Son cœur battait la chamade. Il fut pris d’une sorte de vertige durant quelques secondes. Il ne fallait pas qu’il soit déstabilisé. C’était ce qu’attendait l’autre avec son petit air satisfait. Une bouffée de haine pure envahit tout son être. Olivier croyait triompher mais il se trompait. Cet idiot se rendait-il compte à qui il avait affaire ? Jean s’était laissé trop longtemps marcher sur les pieds. Mais ce temps était révolu.
La poussée fut brutale. Olivier pris par surprise poussa un cri au moment où ses pieds glissaient sur le bord de la falaise. Il bascula, battant des bras pour tenter de retrouver l’équilibre. Le tout ne dura que quelques secondes. Jean fut surpris de son propre sang-froid. Il observait la scène, détaché. Il se sentait calme désormais. Calme et puissant. Quel déplorable accident… La corde n’était pas attachée, vraiment, un stupide accident…