La densité de l’instant

La densité de l’instant

Nouvelle tirée du recueil La densité de l’instant de Fabienne Morales

La densité de l’instant

Au matin du premier jour, il découvre le sol comme après la guerre, les pieux qui soutiennent la clôture gisent démembrés, le maïs est décimé. Lui, sa terre, il s’en barbouillerait le visage, la mangerait en mélangeant la salive. Baignée dans le matin, la ferme avec son avant-toit comme des cils de femme. Les pouces qu’il serre dans ses mains qu’il ramène ensuite en coque au niveau de la bouche, il souffle. Les yeux rougis par le froid, sous le béret ; dans la poitrine, ça cogne, dans la gorge ça se resserre, la colère se fraie un passage à travers chaque muscle, l’émotion, il la chasse. Agir pour ne pas sentir. Ce n’est pas la première fois ; les temps ont changé : à l’époque du Vatr’, le sanglier passait parfois. Pas toujours chez eux, d’ailleurs. Ça faisait comme un père fouettard, l’occasion de boire un coup de blanc chez les voisins avant de sortir les outils, de retrousser ses manches, même si c’était pas chez nous ; ça faisait partie du jeu, et puis des fois on en tirait un et tout rentrait dans l’ordre. Mais depuis, tout s’est détraqué : la bête multiplie les attaques. Elle laisse une signature, qui, si elle trompe tous les autres, lui, Louis Borgeaud, ne s’y méprend pas. C’est elle ou lui. Elle ne lui laisse guère le choix.

Au soir du premier jour, il enfile sa parka, ses bottes, et attrape son fusil qu’il passe en bandoulière. Ce n’est quand même pas une petite saloperie de sanglier qui va me bouffer mon maïs ! Ça fait un bail maintenant qu’il n’a ressenti cette excitation, il bande comme un âne, Louis Borgeaud, à l’idée de voir la bête s’effondrer sous ses yeux, il se repasse la scène : les yeux mauvais qui le narguent, qui prennent la fuite, la bête acculée, le fusil armé, la détonation. Un peu de salive au coin de la bouche, des heures entières entre ronces et branchages, parfois surpris d’être si agile, la plupart du temps avec ses jambes de soixante ans, le nez qu’il essuie d’un revers de manche. Il quadrille la forêt, militaire, déterminé, il l’aura ! Il n’a pas dit son dernier mot, le Louis, il n’est pas fini ! Il va leur montrer. Pas de la morve, comme les autres, ceux qui disent, faut vivre avec son temps, qui piornent pour trois francs six sous, quémandent des subventions, croient se protéger avec des clôtures électriques, naïvement ; Borgeaud, tu verras, tu y viendras ! Il est fier, l’instituteur lui avait dit, la vanité, Louis, l’orgueil, ça te perdra! Il s’en moque. Ils ne comprennent rien, c’est entre la bête et lui. Alors qu’il sort dans la nuit glacée, essuyant les récriminations de la Mutr’, « T’es pas bien Louis, c’est pas qu’un sanglier qui fait ça, reviens, Louis, viens te coucher, tu viens gaga ! », ça le rend fou, il voudrait la battre, parfois, il l’empoigne, referme ses pattes sur ses bras, jusqu’à imprégner de grosses marques rouges sur la chair silencieuse, il gueule « Laisse-moi, j’sais c’que j’fais ».

Ça dure cette chasse ; des nuits passées à entendre cette détonation qui ne vient pas, qui lui bourdonne dans les oreilles, qui rit de sa faiblesse, des journées à espérer la nuit ; les nuits de traque et de vagabondage, à chercher une trace, à renifler chaque sente, le brouillard qui colle aux oreilles et plaque les cheveux sur la nuque, les doigts agrippés au fusil, l’envie du coup, le désir de l’éclatement, les mots des pensées qui caracolent dans le crâne si bien que parfois il ne sait plus où il en est, le rire de la bête dans sa tête, dissimulée derrière chaque segment d’obsession ; taper les pieds dans le sol, se répéter que lorsque la bête sera effondrée à ses pieds, tout reviendra à sa place. Avec le sucre de l’imaginaire, les buissons se gonflent devant la ferme, le plancher reprend des teintes dorées, des fleurs naissent sur la table de la cuisine, les couleurs reprennent leur éclat, le cœur se gonfle de joie et de soulagement, de l’orgueil d’y être arrivé, malgré tout. Il lève le nez entre les cimes des arbres et regarde et se perd, presque heureux, pendant quelques fractions de seconde, ce qui l’alarme. Il n’est pas venu pour ça. Il est venu pour se venger, pour régler ses comptes. Il tâte alors fébrilement son fusil, et tend l’oreille, furète, se rigidifie dans la recherche d’un signe, d’une idée de l’endroit où se trouve la bauge. Il imagine la bête rusée, sournoise, s’organisant pour le détruire, le démolir, procédant avec méthode, calculatrice et maligne, profitant de la nuit, de son repos ; évidemment que cette saleté de sanglier, le jour, ça dort ! Il attendra jusqu’à l’aube, le retour de la bête, et d’un coup, il l’abattra.

Des semaines qu’il la cherche ; le long des nuits, plus qu’il ne chasse véritablement, il erre dans la forêt. Sa lampe frontale allumée, il s’aventure dans les bois, il marche et bifurque, et se retourne, cherchant l’ivresse de la désorientation, l’oubli pour quelques heures, perdu dans l’air froid, il éteint sa lampe frontale, pour ne plus se guider qu’au bruit, au toucher, des arbres avec les mains, l’écorce sous les doigts, parfois il trébuche et se surprend à sourire dans la nuit, à s’aimer le cul dans la mousse. Il empoigne les troncs entre ses bras, avance un pied après l’autre ne se fiant plus qu’à la pression des pieds sur le sol, à leur contact avec les racines dans le sol. Il se sent mieux depuis qu’il ne dort plus, il a rajeuni, malgré les cernes violets qui encerclent ses yeux. Il n’est plus tout à fait Louis Borgeaud, paysan vaudois, la noblesse de son combat l’illumine, un double de lui gagne progressivement son identité pour en épouser une autre, pour transcender qui il est, se mesurer à la bête, c’est à peine s’il se reconnaît dans le miroir, y regarde à deux fois, surpris par cet inconnu qui fait intrusion chez lui. C’est presque s’il se sourit et lisse du plat de la main les cheveux derrière son oreille. Le jour, il est celui qu’on a voulu, sa vie de fils du Vatr’ et de la Mutr’, le bon fils qui tient le domaine, qui vieillit, qui souffrira bientôt de la prostate, c’est normal on va à l’hôpital hop et puis après c’est bon, qui s’escrime sur ses comptes pour joindre les deux bouts, qui parfois dit viens la Mutr’ on va manger une petite assiette dehors, ça nous sortira, mais qui la plupart du temps reste ce paysan rigide qui voit le monde changer, le métier disparaître, et au bout du compte quoi, la mort, tout simplement, avec un peu d’espoir dans son lit, celui où ont dormi des générations de Borgeaud, et pas dans un hôpital, s’il faut il se foutra le tour. La nuit, depuis l’arrivée de la bête, depuis qu’elle lui a saccagé ses cultures, il est redevenu quelqu’un de respectable. La nuit, il se reconnaît, la nuit il n’y a pas de petit carnet jaune dans lequel inscrire les paiements, les montants, les additions qui disent qu’il ne reste plus grand-chose, la nuit, une autre forme de lui renaît, peut-être celui qu’il aurait pu devenir, un aventurier, un poète qui sait. Alors, lui reviennent toutes les lâchetés, agglomérat de mollesse et de conventions, les mots trop rares, les caresses absentes, le regret aigre, une vie passée à s’escrimer, la sale habitude qui a rongé les rapports de couple, sa femme qu’il s’est mis à appeler la Mutr’, les gestes vidés de leur substance, le retour des saisons et des fêtes, le temps qui aplatit les êtres. Les ronces parfois s’accrochent à son pantalon, lui griffent les jambes, il ne sourcille même pas, il pousse vers l’avant, il réalise qu’il se perd dans les nuits, qu’il aime de plus en plus cette vie au détriment de l’autre, que sa vie réelle perd de sa consistance alors que sa chasse s’épaissit, prend des contours ; depuis plusieurs jours déjà, il omet de fourrer des cartouches supplémentaires dans sa poche, de plus en plus souvent il éteint la frontale, il marche à l’aveugle, il habite son corps différemment, ou plutôt c’est son cerveau qui ne se limite plus à sa boîte crânienne, il s’épand vers les arbres, le ciel, lorsqu’il inspire l’air par les narines, le souffle s’épaissit, la nuit lui entre dans le corps et redescend dans ses pieds, file vers la terre et remonte dans son dos, sa nuque ondule au contact de la force qui bruit en lui, bientôt il posera son fusil, le laissera sous des branchages, heureux de cet allégement, il avancera plus souple et concentré à travers les arbres. Il ne doute pas du chemin, il a cessé de penser ; c’est le sang dans ses veines, le pouls dans ses poignets, le rythme dans sa poitrine, comment il se déglutit, les alternances d’épais, de touffu, de griffu, de moussu, de friable et de dur qui le guident.

Quand la lune entre les cimes se devine puis s’esquive, illuminant par bribes les troncs et les souches, les feuilles, Louis Borgeaud est pris d’une soudaine lassitude ; il s’arrête, pose un genou à terre, une main puis deux, s’assied et finalement se couche sur le dos. Bien que conscient du ridicule de son geste, il lève les bras de façon à ce que ses mains se retrouvent au-dessus de sa tête et joue avec le rai lunaire à toucher les arbres, masquant un œil puis l’autre, dessinant dans le ciel des tableaux mouvants en passant la main droite par-dessus la gauche, en croisant ses pouces, mimant l’oiseau, jouant aux ombres chinoises sur son visage. Il laisse son crâne reposer dans le sol et balançant la tête de gauche à droite, il se remplit d’air nocturne. Les yeux brûlant de fatigue, il laisse ses talons se ficher dans le sol, ses jambes s’écarter, son bassin s’enfoncer. Ouvrant les bras en croix, il respire et trouve un souffle profond et tranquille, oublié ; quelque chose dans le corps de Louis se déchire avec le murmure d’une feuille de papier et dans l’espace se forme un écran sur lequel se matérialisent des images, des souvenirs, des émotions d’un demi- siècle de paysannerie vaudoise. Bien qu’une voix familière lui intime de se relever et de continuer sa chasse, de se ressaisir, il laisse l’émotion l’envahir et de grosses larmes coulent le long de ses joues, parfois jusque dans ses oreilles, ce qui le fait rire ; sa poitrine se lève et s’abaisse, plus tranquille à chaque expiration, le poids des paupières s’affirmant, il veut bouger, mais en est désormais incapable, il cherche à se rappeler pourquoi il est là, mais tout son être est absorbé dans la densité de l’instant, alors, fermant les yeux, il cède au sommeil.

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