Ma petite entreprise

Ma petite entreprise

Nouvelle inédite de Marie Javet

De la même auteure chez Plaisir de Lire :
La Petite Fille dans le miroir

Avant que l’Ombre…

Ma petite entreprise

« Ma petite entreprise

Connaît pas la crise »

Alain Bashung

Chapitre 1

— Mesdames et messieurs, bienvenue chez ALF Managing. Je suis monsieur Michaël, et voici ma partenaire, madame Fehr. Je vais vous expliquer le principe d’ALF marketing. C’est très simple : les temps sont durs, le marché du travail est impitoyable, et vous connaissez mieux que moi le cercle vicieux : sans expérience de travail préalable, pas d’emploi à la clé, et sans emploi… pas d’expérience dans le CV. Pour sortir de cette situation inextricable, nous vous offrons, chez ALF Managing, l’opportunité de vous forger une solide expérience de travail… Vous travaillerez aux différents postes de l’entreprise : à la réception, au centre d’appels, et au bout d’un certain temps, au marketing, puis au département des achats et enfin à celui des ventes. Vous aurez affaire à de vrais clients, que vous amènerez à faire signer nos contrats. La différence avec une véritableentreprise ? Les biens que nous vendons et achetons sont, disons… virtuels. Vous ne serez pas rémunérés, mais vous continuerez à bénéficier de vos allocations chômage. Ce que vous y gagnez en contrepartie ? Une expérience sur votre CV et notre promesse d’appuyer vos futures demandes d’emploi par des lettres de recommandation, si vous nous donnez satisfaction… Vous travaillerez huit heures par jour, la pointeuse faisant foi. Mme Fehr et moi-même serons présents pour vous épauler. Mme Fehr gère les achats, et moi les ventes. Pour toute question, n’hésitez donc pas à vous adresser à l’un de nous. Pour s’inscrire au programme ALF marketing, il vous suffit de nous laisser vos coordonnées et de signer les formulaires que j’ai déposés sur cette table. Veuillez vous présenter, demain, huit heures tapantes, dans nos locaux. Merci à tous de votre attention, et, aux intéressés, je dis à demain…

L’homme qui venait de parler avait une stature plutôt imposante, en hauteur aussi bien qu’en largeur, et il portait une barbe blanche taillée de près. Il parlait posément et, derrière des yeux bleu profond, semblait avoir la patience et la sérénité d’un moine bouddhiste. Madame Fehr, qui se tenait en retrait, dans l’ombre d’un grand meuble du fond de la salle, n’était qu’une silhouette fine et droite dans le fond de la pièce.

Après ce discours plutôt convaincant, Grégoire Sorrel, trente-cinq ans, au chômage depuis six mois, décida d’inscrire son nom au bas de la liste. Qu’avait-il à perdre ? Cela le gênait un peu de voir que la plupart des autres candidats avaient à peine la vingtaine, tout frais sortis de l’université et échaudés par un marché du travail qui ne leur tendait pas les bras une fois leur diplôme obtenu. Certains, qui n’avaient encore pas fait le deuil d’une place « tout juste » manquée chez Procter & Gamble ou Nestlé, étaient venus en costume-cravate, attaché-case en cuir à la main, et pianotaient furieusement sur les touches d’un smartphone, dans une tentative désespérée de montrer que, s’ils étaient là, le destin pouvait aussi bien les appeler ailleurs d’une minute à l’autre.

Grégoire, lui, ne se faisait guère d’illusions… Tout d’abord, il n’était pas, à l’image de ces jeunes prétentieux, bardé de diplômes. Il avait travaillé comme déménageur depuis ses dix-sept ans mais une hernie discale était venue mettre un terme à tout emploi sollicitant des efforts physiques. Après quelques expériences peu convaincantes dans le domaine du marketing téléphonique où il essayait de ne pas prendre personnellement le fait qu’on lui raccroche au nez sans préambule, il s’était demandé s’il était trop tard pour s’essayer au monde de l’entreprise. La chance qu’il n’avait pas saisie à dix-sept ans, quand la perspective de passer quelques années de plus en face d’un tableau noir ne le tentait absolument pas, se représentait à lui sous la forme d’ALF Managing…

Bien sûr, il ne se faisait aucune illusion : même après cette expérience, il devrait commencer au bas de l’échelle. Aucune entreprise ne l’engagerait à un rang de responsable, même s’il donnait entière satisfaction dans les différents postes qu’il occuperait chez ALF. Heureusement, sa femme, Aline, travaillait dans une bijouterie et touchait un salaire décent qui payait au moins le loyer. Le chômage, pour le moment, couvrait le reste. À trente et un ans, elle attendait leur deuxième enfant, mis en route involontairement quelques semaines avant qu’il ne renonce définitivement à porter des meubles dans des bâtiments sans ascenseur. Normalement, son patron la reprendrait après son congé maternité, mais avec la conjoncture actuelle, comment en être certain ? En outre, Nolan, leur fils de onze ans, devait depuis quelques mois porter à la fois lunettes et appareil dentaire. Opticien et dentiste : deux maux nécessaires où une bonne partie de l’argent familial s’engouffrait, deux factures qui le faisaient grincer des dents quand il apercevait l’en-tête des deux praticiens sur les enveloppes qui l’attendaient dans sa boîte aux lettres. La vérité est qu’il se sentait inutile, incapable de pourvoir aux besoins de la famille. Un mâle béta, la lie de la société… Il était temps qu’il fasse ses preuves.

Pour une fois, ce soir-là, pas de facture menaçante au courrier. En entrant, il trouva Nolan installé à la table de la cuisine, en train de se débattre avec un problème de mathématiques. Les maths n’étaient pas le point fort de son fils, surtout pas les problèmes de trains qui se croisent. Après avoir tenté de l’aider puis jeté l’éponge, Grégoire ouvrit le frigo et se lança dans la préparation d’une sauce bolognaise pour les spaghettis : Aline avait mis la viande hachée à décongeler au frigo le matin même. Depuis qu’il était au chômage, l’accord tacite était qu’il participait de manière active aux tâches ménagères. Il passait l’aspirateur, s’occupait des lessives et repassait. Si Aline n’était pas rentrée du travail, il mettait le repas en route. Elle arriva alors que la viande prenait une couleur brune et commençait à embaumer la cuisine. Il s’empressa de mettre l’eau des pâtes à cuire.

—Bonjour, comment s’est passée la journée de mes hommes ?

Nolan répondit par un grognement, embrassa sa mère, et fila dans sa chambre, allant certainement rattraper derrière sa console de jeu les heures perdues à imaginer des trains se croiser en rase campagne, sans pour autant arriver à déterminer à quelle heure…

—Je vois que l’humeur de Nolan ne s’arrange pas. La préadolescence ?

—Plutôt les problèmes de maths, à mon avis…

— Et toi, ça va ? demanda-t-elle, d’un ton légèrement inquiet.

Elle savait qu’il broyait souvent du noir, et que les journées à chercher du travail pouvaient être longues.

—Eh bien oui, pas trop mal. Figure-toi que j’ai dégoté un stage de réinsertion professionnelle, pas rémunéré, mais d’un genre tout à fait original…

Et Grégoire se mit à détailler à sa femme sa découverte d’ALF Managing, le discours de monsieur Michaël et sa décision de s’inscrire pour cette expérience qui pourrait, au mieux, lui permettre de trouver un poste dans une entreprise, et au pire, venir enrichir son CV. Aline ne partageait pourtant pas l’enthousiasme de Grégoire. Elle se montrait plutôt étonnée et ne comprenait pas le principe d’une entreprise qui ne produit rien, ne vend rien, n’achète rien…

—Mais, comment peux-tu t’entraîner à vendre du vent ?

—De toute façon, tout est virtuel aujourd’hui. Quand tu travailles dans une banque, c’est pareil, tu effectues des transactions, mais tu ne manipules presque jamais de billets.

—Oui, mais là, il ne s’agit même pas d’argent. Aucun client ne va t’appeler pour acheter ou vendre un bien qui n’existe pas. Comment pourrais-tu être confronté à des gens ? Ils ont autre chose à faire que de participer à la bonne marche d’une entreprise qui ne produit rien… À moins que les clients eux aussi ne soient virtuels ?

Pour adoucir ses propos, Aline ajouta un petit clin d’œil à l’intention de son mari, mais Grégoire se sentait tout de même blessé. Il avait l’impression qu’Aline dénigrait cette opportunité de découvrir le travail en entreprise, et ne se sentait pas prêt à plaisanter avec ça. Heureusement, les spaghettis bolognaise étaient prêts, et la réunion de toute la famille autour de la table et de nouveaux sujets comme le prof de maths — détesté—de Nolan, la clientèle —snob —de la bijouterie d’Aline ou encore le choix d’une colonie de vacances pas trop onéreuse pour l’été approchant détournèrent les pensées de Grégoire de son stage pour le reste de la soirée.

 

Chapitre 2

 

—ALF Management, bonjour !

—Monsieur Michaud ? Ne quittez pas, je vous mets en relation avec notre département des achats.

—ALF Management, comment puis-je vous aider ?

—Non madame, vous avez fait un faux numéro.

—Ce n’est rien. Au revoir madame.

Grégoire jeta un coup d’œil furtif à l’horloge accrochée au mur en face de lui. 15 h 26. Encore plus de deux heures avant de pouvoir rentrer chez lui. Il avait passé toute la journée à répondre au téléphone, ou encore à recevoir les clients et les guider au sixième étage, soit au fond du couloir à droite, dans la salle d’attente des clients de monsieur Michaël, soit à gauche, dans celle de madame Fehr. Les deux salles étaient presque strictement identiques, des murs blancs et une moquette grise, un canapé blanc et deux fauteuils sombres dans chacune, ainsi qu’une table basse blanche sur laquelle étaient négligemment posés quelques magazines. Face au canapé étaient accrochées deux reproductions de tableaux : dans la salle d’attente des clients de monsieur Michaël La tentation de Saint-Antoinede Salvador Dalí, et dans celle de madame Fehr, La Nef des fousde Jérôme Bosch. Grégoire n’avait pas identifié les tableaux lui-même, mais monsieur Michaël, quand il avait fait visiter les lieux aux nouveaux employés, le matin même, avait apporté ces précisions. Conduisant les clients dans une salle ou l’autre, Grégoire ne pouvait s’empêcher de ressasser la conversation qu’il avait eue la veille avec sa femme : quel était l’intérêt de ses personnes à participer à un projet virtuel ? On pouvait certes comprendre les étudiants tentant de s’insérer dans la vie professionnelle ou les chômeurs soucieux de s’y réinsérer, mais qu’en était-il des motivations des clients, qui défilaient toute la journée dans les locaux d’ALF ? Se pouvait-il qu’une subvention de l’État permette de dédommager ceux-ci ? 50.- CHF contre une heure de votre temps ? Un peu comme dans ces sondages où l’on réunissait les gens pour leur demander ce qu’ils pensaient du nouveau packaging ou de la campagne de publicité associés à une marque de cigarettes ? Ou alors, peut-être ces gens étaient-ils bénévoles… Plutôt que de venir servir la soupe populaire, ou enregistrer des livres audio pour les aveugles, ces personnes offraient leur temps pour que d’autres puissent s’exercer et se réinsérer dans la vie active. Grégoire avait posé la question à monsieur Michaël, pendant la visite du matin, mais n’avait obtenu qu’une réponse pour le moins cryptique :

— Ah… Les motivations des gens sont un grand mystère, monsieur Sorrel.

Grégoire n’avait pas insisté : après tout, ce n’était pas son problème. Celui-ci consistait à réaliser les tâches demandées au mieux de ses aptitudes pour monter dans la hiérarchie et s’exercer enfin dans les domaines intéressants : achats et ventes. Là, il devait bien avouer qu’il s’ennuyait un peu : répondre au téléphone et rediriger les appels, guider les gens dans la salle d’attente et leur proposer café ou thé n’avait rien de très passionnant. Mais il fallait commencer au bas de l’échelle, c’est ce qu’on lui avait expliqué.

Il ne fallut pas longtemps à Grégoire pour comprendre que les clients étaient sensiblement plus nombreux dans la salle d’attente de madame Fehr, du département des achats, que dans celle de monsieur Michaël, ce qui commença à l’intriguer : si les transactions étaient bidon, pourquoi ne prenait-on pas soin à équilibrer les demandes, pourquoi n’envoyait-on pas le même nombre de personnes aux ventes et aux achats ?

Grégoire, au détour d’une conversation avec David, un étudiant qui avait commencé en même temps que lui, l’un des rares qui ne le snobait pas et prenait parfois la pause-café avec lui, réalisa que le département des ventes, sous la direction de monsieur Michaël, représentait le sommet de la hiérarchie. On n’accédait à une expérience au secteur des ventes que s’il l’on avait fait ses preuves à celui des achats. Drôle de déséquilibre… Était-il plus périlleux d’effectuer une vente qu’un achat ? À sa question, l’énigmatique monsieur Michaël répondit :

—Il y a profusion du bien que nous achetons, monsieur Sorrel. Ce que nous vendons, en revanche, est rare… Et la négociation de ces ventes demande un talent tout particulier.

Grégoire aurait bien voulu rétorquer que puisque tous ces biens n’existaient pas, en réalité, il ne comprenait pas comment on pouvait établir une échelle de valeurs entre eux, mais il sentait confusément qu’il ne fallait pas insister sur ce sujet, au risque de déplaire à son patron. Madame Fehr, qu’il ne faisait qu’apercevoir de loin, le mettait mal à l’aise sans qu’il puisse vraiment expliquer pourquoi. Elle était sans âge, c’est-à-dire qu’elle aurait aussi bien pu avoir trente-cinq que cinquante-cinq ans, une silhouette fine, un maintien rigide, des cheveux bruns tirés en un chignon strict, et un regard noir derrière des lunettes en écailles. Grégoire ressentait une sorte de malaise rien qu’en se trouvant dans la même pièce qu’elle. Il fallait cependant qu’il se raisonne, vu que dans sa progression chez ALF Managing, il passerait forcément par son secteur…

 

 

Chapitre 3

 

De plus en plus intrigué par ces clients étranges qui défilaient dans les locaux d’ALF Managing, Grégoire se mit un jour à en suivre un jusque dans le local occupé par madame Fehr. Il se tenait caché derrière sa porte. Il n’avait jamais vu son bureau auparavant, et découvrait que celui-ci était tout blanc, sols et murs entièrement carrelés. Il entendait madame Fehr murmurer quelque chose, mais ne la voyait pas : la pièce était beaucoup plus grande qu’il ne l’imaginait, et un rideau en cachait le fond, derrière lequel la femme d’affaires et son client avaient disparu. En s’avançant, la première chose que Grégoire remarqua, en baissant les yeux, était un filet de sang qui s’écoulait au sol. Il était terrifié, mais ne pouvait lutter contre la curiosité qui le poussait à avancer, et écarter le rideau pour voir ce qui se cachait derrière. Ce qu’il découvrit se situait au-delà de ses pires attentes : le client était allongé sur une table, muselé d’un masque de cuir pour qu’il ne crie pas, mais bien réveillé. La terreur et la douleur que Grégoire pouvait lire dans ses yeux le poursuivraient longtemps…

Debout, portant un masque médical, mais parfaitement reconnaissable, son collègue et seul « ami » dans l’entreprise, David — qui justement venait de passer dans le service de madame Fehr, tenait à la main un scalpel dégoulinant de sang, et de l’autre côté du client celle-ci, qui ne portait pas de masque, brandissait des deux mains quelque chose de sombre qui semblait bien être… Mon Dieu ! Un foie humain… Le foie de l’homme allongé sur la table, et dont le bas du ventre, Grégoire le voyait à présent, se fendait d’une plaie béante. Madame Fehr souriait à Grégoire, mais ses yeux, plus noirs qu’à l’accoutumée, étaient froids et implacables. Grégoire s’enfuit en courant, quittant l’horrible salle chirurgicale, suivant en haletant d’interminables couloirs et escaliers, et remarquant pour la première fois les affiches qui en décoraient les murs :

 

VENDEZ VOS ORGANES !

PLUS D’ARGENT ? DONNEZ-NOUS VOTRE FOIE OU VOTRE RÉTINE.

ÉLOIGNEZ VOTRE FAMILLE DU BESOIN : FAITES UNE DONATION CŒUR-POUMONS !

 

Et d’autres encore, d’un autre type :

 

VOUS ÊTES RICHES ET EN MAUVAISE SANTÉ : NOUS AVONS DE QUOI VOUS RAFISTOLER.

RETROUVEZ UNE DEUXIÈME JEUNESSE : ICI ORGANES À GOGO !

 

En bas des escaliers de service, Grégoire vit une porte : « sauvé ! » se dit-il. Mais la porte s’ouvrit, et plusieurs hommes en tabliers chirurgicaux et visages masqués se dirigeaient vers lui et l’attrapèrent alors qu’il n’avait eu le temps de remonter que quelques marches.

Alors Grégoire hurla, et se réveilla… dans son lit. « Mon Dieu, quel horrible cauchemar ! » Il était en sueur. Son réveil indiquait 5 h 33. Inutile d’essayer de se rendormir…

 

 

Chapitre 4

 

Ce jour-là, il avait pris un grade et commençait justement dans un nouveau secteur : au marketing, où les employés devaient faire la promotion de l’entreprise ALF Managing. Il était partagé entre l’envie de changer de secteur— il en avait assez de répondre au téléphone et de servir des cafés —et l’appréhension. Nul doute que cette dernière était due au rêve pénible et — il fallait bien l’avouer à la lumière du jour —ridicule, qu’il avait fait pendant la nuit. Un trafic d’organes ! Grotesque ! Malgré tout, il n’arrivait pas à mettre de côté le sentiment de malaise qui le gagnait, et lorsqu’il glissa sa fiche dans la fente pour la poinçonner ce matin-là, il avait des crampes à l’estomac…

Justement, David venait d’arriver, en même temps que lui. Il allait lui raconter son cauchemar, tous les deux en riraient, et c’en serait fini des craintes ridicules qui l’habitaient. Il aborda son collègue, à qui il trouvait mauvaise mine depuis quelques jours, les yeux cernés, le regard un peu hagard. Pensant le dérider, il lui raconta le rêve étrange qu’il avait fait et le rôle de David, scalpel sanguinolent à la main… Pendant quelques secondes, Grégoire eut peur : David n’avait absolument pas la réaction escomptée. Son regard prit un air hanté, son teint un aspect livide, puis soudain, de manière imprévisible, il éclata d’un grand rire, plus nerveux que joyeux, et un rien forcé. Il agrippa l’épaule de Grégoire :

—Mon vieux, quelle imagination ! Tu devrais écrire des romans… Et il partit sans demander son reste, laissant à Grégoire l’impression bizarre que son entrée dans ses nouvelles fonctions n’allait pas s’arranger.

Si Grégoire pensait que ses débuts dans le secteur du marketing allaient lui permettre de rencontrer des clients, de leur présenter de superbes présentations PowerPoint ou même de les appeler en leur faisant miroiter l’intérêt de devenir clients d’ALF Managing, il se trompait complètement. Ces responsabilités, lui fit-on comprendre ce matin-là, seraient pour plus tard, quand il aurait gagné la confiance de ses employeurs en effectuant des tâches qui demandaient moins de compétences. En attendant, il se retrouverait encore à effectuer un travail de petite main…

Après la présentation de ses nouvelles fonctions et juste avant d’en découvrir la réalité, il avait réussi à alpaguer monsieur Michaël, et à lui demander si son manque de qualifications allait le freiner encore longtemps dans sa progression. Monsieur Michaël s’étonna, et quand Grégoire lui parla du cas du jeune David, qui avait commencé en même temps que lui et qui était déjà presque en haut de l’échelle, monsieur Michaël lui répondit que la progression chez ALF Managing n’avait rien à voir avec le niveau d’études, mais qu’elle dépendait uniquement de la motivation de l’employé, et de la confiance que cet employé et l’entreprise s’accordaient mutuellement. Grégoire se dit que finalement, la lenteur de sa progression devait être sa faute. Il se montrait certainement trop sceptique et critique par rapport à ALF Managing. Sa femme avait semé les germes du doute après sa première journée dans l’entreprise, et le cauchemar de la nuit précédente n’arrangeait rien. Il allait cesser de poser des questions qui montraient à ses employeurs qu’il n’avait pas une entière confiance dans l’entreprise, travailler avec le sourire, adopter la conception toute américaine du team spirit, l’esprit d’équipe, et, comme David, grimper allégrement les échelons. Brièvement, il lui vint à l’esprit que cela n’avait pas trop de sens de progresser dans la mesure où son salaire, versé par le chômage, n’augmenterait pas, mais il effaça rapidement cette pensée en se disant que c’était justement ce genre d’attitude qui dressait des obstacles devant lui. Il fallait penser aux lignes qu’il pourrait rajouter dans son CV et à la belle lettre de motivation qu’on lui écrirait, s’il donnait pleine satisfaction. En plus, monsieur Michaël avait sûrement des amis bien placés dans d’autres entreprises — qui rémunéraient leurs employés —et qui sait ? Peut-être pourrait-il les faire jouer lorsqu’il s’agirait de trouver un « vrai » travail…

C’est donc regonflé à bloc que Grégoire pénétra dans l’open space qu’il occuperait pour un temps indéterminé. Heureusement que son moral était au beau fixe, car lorsqu’il comprit ce que l’on attendait de lui, il constata que la tâche de ses prochains jours allait être encore plus rébarbative que de répondre au téléphone et servir obséquieusement le café. Sur son bureau trônaient des piles de feuilles et d’enveloppes. Son travail consisterait à glisser une feuille dans une enveloppe, imprimer les adresses du listing de clients et les coller sur l’enveloppe. Ensuite, quand un autre employé passerait avec le chariot du courrier, il lui donnerait le tas prêt à l’envoi. On ne risquait pas de se tromper : toutes les feuilles de papier à glisser dans les enveloppes étaient rigoureusement similaires : des feuilles désespérément blanches… À bien y réfléchir, ce n’était pas très étonnant : ALF Managing n’ayant rien à vendre ni à acheter, il était logique que ses prospectus publicitaires ne soient que des feuilles blanches. En revanche, la liste des clients était bien réelle, chaque étiquette imprimée comportant nom, prénom, et, à ce que pouvait en voir Grégoire, des noms de rue et de ville très réels. Des tas de gens allaient recevoir une belle enveloppe avec une feuille blanche. « Ridicule, et peu écologique », se laissa-t-il aller à penser avant de se reprendre : c’était le genre d’attitude qui allait l’empêcher d’accéder aux postes plus importants. Grégoire cessa alors de se poser des questions sur le sens de ce qu’il allait accomplir, et commença les gestes répétitifs qui consistaient à plier la feuille en quatre, la glisser dans l’enveloppe, enlever la bande protectrice de celle-ci, la fermer, détacher une adresse de la feuille autocollante, et la coller sur l’enveloppe…

Tout en travaillant, il levait de temps en temps les yeux sur un mur en face de lui, sur lequel un message s’affichait :

 

LE PAPIER ET LES ENVELOPPES SONT LA PROPRIÉTÉ D’ALF MANAGING. IL EST INTERDIT DE L’UTILISER À DES FINS PERSONNELLES OU DE LE PRENDRE AVEC VOUS EN PARTANT. MERCI.

 

Grégoire pouvait comprendre ce genre de recommandations : il est vrai que si chacun prenait son stock de papier et d’enveloppes chez soi, cela coûterait cher à l’entreprise…

 

 

Chapitre 5

 

Déjà deux semaines que Grégoire travaillait au département du marketing, sous-division remplissage d’enveloppes. Il avait tout oublié de sa bonne résolution de se montrer motivé et confiant en l’entreprise, tant il en avait assez de répéter les mêmes gestes encore et encore. Il n’avait jamais été porté sur l’étude, à l’école, mais il se souvenait de l’histoire d’un type qui roulait une pierre en haut d’une pente. Et la pierre retombait, et il recommençait encore et encore… Il ne se souvenait plus du nom du triste individu en question, mais en l’occurrence, ça aurait pu être lui, Grégoire, avec ses inépuisables piles d’enveloppes dont il rêvait la nuit. Plus de foies ensanglantés dans ses cauchemars, de patients éventrés sur des tables d’opération, juste des défilés de papier blanc et d’enveloppes…

À 15 h 56, le téléphone de son bureau sonna. Grégoire bondit : c’était la première fois, en quinze jours, que sa ligne personnelle sonnait. Il n’avait pas encore été convoqué par l’un de ses deux supérieurs, et il se dit que c’était probablement l’un d’eux qui souhaitait s’entretenir avec lui. Il espérait une promotion. Cela ne faisait pas longtemps qu’il était passé de la réception du rez-de-chaussée à l’open space du deuxième étage, mais dans une entreprise virtuelle supposée être un tremplin pour le monde réel, il supposait que la progression allait plus vite que dans la vraie vie. Il pensa brièvement aux jeux de société comme Le jeu du destin, où le joueur vit sa vie en accéléré, et se sentit à nouveau saisi par un oppressant sentiment d’absurde.

—ALF Managing, Grégoire Sorrel à l’appareil

—Monsieur Sorrel, ici la réception. J’ai un appel personnel pour vous : votre femme.

Grégoire fut soudain saisi d’inquiétude. La règle d’ALF Managing voulait qu’on dépose ses téléphones portables à l’entrée pour ne pas être distrait du travail. L’expérience avait montré que beaucoup de participants au projet ALF Managing, démotivés par le manque de perspectives financières à court terme, finissaient par passer leur journée à monter les niveaux de Candy Crush. Pour la même raison, les ordinateurs n’avaient pas de connexion internet.

—Passez-moi l’appel, merci.

—Grégoire ?

—C’est moi, qu’est-ce qu’il se passe ?

— Rien de grave, rassure-toi, mais l’école m’a appelé, et Nolan a encore eu une crise d’asthme.

Grégoire s’inquiéta :

  • Il va bien ?

—Oui, enfin, il est un peu fatigué, il a eu une journée un peu difficile : crise en plein cours de gym, il n’avait pas son Ventolin sur lui, ses camarades ont dû aller le chercher au vestiaire. Bref, il a manqué s’étouffer… Il faudrait que tu ailles le chercher et qu’il se repose. Ce serait bien aussi que tu passes à la pharmacie, il n’a presque plus de Ventolin, et il faudrait aussi lui acheter du sirop antiallergique… Et tant que tu es à la pharmacie, prend des aspirines, je suis à court et je sens que je me prépare une migraine terrible.

—Attends, je note…

N’ayant pas autre chose sous la main, Grégoire prit l’une des feuilles blanches sur le dessus de la pile, et y nota la liste des médicaments, la plia en quatre, geste qu’il avait l’habitude de faire, et la glissa dans la poche arrière de son pantalon.

—Tu es sûr que ça ne posera pas de problèmes si tu pars maintenant ?

—Non, non, je ne pense pas. N’oublie pas, je ne suis pas payé. Ce serait un comble qu’on m’empêche de partir plus tôt pour raisons familiales.

—OK, alors à ce soir, chéri.

—Je t’aime. À ce soir.

 

Chapitre 6

 

Le départ précipité de Grégoire pour raisons familiales ne posa aucun problème à ses supérieurs. Il récupéra sa voiture dans le parking sous-terrain de l’immeuble et conduisit jusqu’à l’école où il récupéra Nolan, fatigué mais de bonne humeur, car son départ prématuré lui faisait rater son test de mathématiques. Se garant devant la pharmacie, Grégoire demanda à son fils de l’attendre dans la voiture, pendant qu’il allait acheter les médicaments. Il sortit de la voiture, traversa la rue jusqu’à la pharmacie et glissa la main dans sa poche arrière pour attraper la liste. Au même moment, il se souvint qu’il avait utilisé l’une des feuilles blanches de l’entreprise, et revit la mise en garde sur le mur qui lui faisait face toute la journée. Il la connaissait par cœur :

 

LE PAPIER ET LES ENVELOPPES SONT LA PROPRIÉTÉ D’ALF MANAGING. IL EST INTERDIT DE L’UTILISER À DES FINS PERSONNELLES OU DE LE PRENDRE AVEC VOUS EN PARTANT. MERCI.

 

Grégoire se dit que les responsables ne pourraient pas lui en vouloir d’avoir piqué une feuille, dans l’urgence de la situation. Il déplia ladite feuille, étonné de voir des caractères d’imprimerie sur une page qui était blanche lorsqu’il l’avait prise. Il la retourna : au dos figurait, comme prévu, la liste des trois médicaments que sa femme lui avait dictés. De l’autre côté, comme par magie, était apparu un texte qui, il en aurait mis sa tête à couper, n’était pas là quand il avait pris la feuille sur le dessus de la pile. Mais c’est ce qu’il y lut qui le laissa figé sur place, dans la rue, devant la pharmacie de son quartier. Tel était donc le message que recevaient les clients de l’entreprise qui l’avait engagé, ceux qu’ils croisaient devant les bureaux de monsieur Michaël et de madame Fehr :

 

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