En personne – Concours premiers écrits

En personne – Concours premiers écrits

Nouvelle inédite de Florence Tattilauréate du concours 2018 sur le thème du « Monde numérique » organisé par les Editions Plaisir de Lire avec le soutien de la CIIP.
Les 5 lauréats de ce concours ont suivi 3 ateliers d’écriture organisés par Mme Annik Mahaim.

En personne – Concours premiers écrits

En personne

Cliquez ICI pour télécharger le document sous format PDF, bénéficier d’une plus agréable mise en page et lire hors connexion. 

Sur la toile, je découvre sa vie, sa vie connectée. Sur les photos publiées, elle est entourée d’amis, beaucoup d’amis. Elle sourit, jamais à pleines dents. Ses yeux sont malicieux, pétillants mais, si on y prête attention, on y voit aussi autre chose. Quelque chose qui semble dire « Je ne suis pas vraiment là, avec vous ». Souvent située au centre des « selfies », je m’imagine qu’elle occupe une place de choix auprès d’eux. Les gens la tiennent par les épaules, l’embrassent sur une joue, la regardent en souriant. Si elle n’est pas le leader, elle est en tout cas celle qu’on invite et que l’on veut avoir à ses côtés.

Les groupes d’amis semblent différents, des genres qui se rapprochent mais je peux observer des dynamiques différentes. Affublées de t-shirt similaires et alignées derrière le comptoir d’un bar, elle et ses compagnes semblent faire partie d’un staff quelconque sur l’une des photographies. Je remarque son attitude, faire le bon visage, avoir le bon comportement. Elle joue le jeu. A merveille, il me semble. Et encore ce regard étrange.

Je la perçois différente sur l’image suivante. Entourée de trois autres jeunes femmes, en vacances à l’étranger probablement, elles lèvent toutes le visage vers l’objectif. Elle a l’air détendue, plus à l’aise. J’en déduis qu’il s’agit de ses amies les plus proches. Cette même équipe se retrouve d’ailleurs sur de nombreuses photographies. Sur cette photo, je retrouve ce regard vraiment profond, une étincelle. Un sourire s’en échappe. Mais aussi cette autre chose, indéfinissable pour le moment. Je continue de fouiller.

Sur sa page de profil, elle publie des liens, des vidéos plutôt drôles, des sujets actuels tournés en dérision. De la musique, aussi. Cela semble important pour elle. Je le remarque, car j’ai déniché les événements auxquels elle a participé. Elle est de toutes les sorties, toutes les soirées, beaucoup de concerts. C’est une jeune femme qui semble occupée. Je m’interroge, pourquoi m’a-t-on donné ce cas ? Cette personne paraît équilibrée, entourée, je ne vois pas de quoi s’alarmer pour l’instant.

J’ai régulièrement rencontré des cas flagrants, l’enquête me prenait peu de temps. J’ai eu des victoires, et quelques fois je suis arrivée trop tard. Je suis experte pour décoder le monde numérique, les personnalités camouflées sous la belle couche de nos écrans. J’ai souvent trouvé que c’était trop facile à déceler, que le vernis ne devait jamais être vraiment sec. Il suffisait de l’effleurer, pour faire apparaître la matière brute dont ils étaient faits. Cette fois-ci, c’est différent. Je farfouille sur les différents réseaux sociaux de cette nouvelle protégée depuis des heures et, malgré une impression étrange qui me pousse à continuer, je ne vois rien. Je me prends d’affection pour elle, aussi. Je la trouve différente, intéressante. Elle n’a pas l’âge de mes cas habituels, elle est plus âgée.

Afin d’y voir plus clair, je remonte le temps et me plonge dans les années précédentes de sa vie. Je découvre qu’elle a plusieurs diplômes, tous dans des domaines artistiques. Elle a étudié longuement et vécu dans de nombreuses villes. J’en conclus donc qu’en plus de paraître équilibrée, elle a certainement la capacité de s’adapter facilement. Vraiment, je ne comprends pas. Peut-être le système a-t-il buggé ? Son cas s’est peut-être retrouvé par erreur dans ma liste de priorités ? Quoi qu’il en soit, il est tard et je vais devoir quitter le bureau. Je prévois d’appeler mon contact chez Facebook demain matin, afin de savoir s’il est réellement nécessaire de me pencher sur cette affaire.

Après une soirée agréable auprès de mon mari, David, et de mes deux enfants, je m’endors sereinement dans le lit conjugal, emmitouflée dans les couvertures. Je ne rêve jamais. J’ai arrêté il y a longtemps, peut-être pour éviter d’ajouter d’autres facettes à mon existence. Je suis donc perturbée en me réveillant, pleine du rêve qui me tenait lorsque le réveil a sonné. J’attrape un bloc de papier sur mon bureau, placé devant la grande fenêtre de notre chambre et me recouche dans l’empreinte encore chaude laissée dans mon lit pour l’écrire. Je ne veux rien oublier. Je crois que c’est important.

Dans ce rêve, je suis allongée sur une méridienne, au milieu d’un jardin verdoyant. Le vent soulève de fins rideaux blancs suspendus au-dessus de moi. Des tas de coussins colorés aux motifs géométriques m’entourent, je me sens apaisée, confortablement installée. J’entends des chants d’oiseaux, surtout celui des merles, que j’adore. Il me rappelle mes premières années, la maison où j’ai grandi, les soirées d’été penchée à la fenêtre de ma chambre d’enfant. C’est le son qui me ravit le plus au monde, qui m’enchante et me plonge dans un bonheur pur. J’entends aussi des voix, des rires. Il y a une fête quelque part, non loin de moi. Je voudrais me lever mais je n’y arrive pas. Un rideau se décroche et s’envole, il se transforme, prend vie. Je ne peux détacher mon regard de ce spectacle. C’est captivant. Des ondes voluptueuses blanches, naît un corps, pâle, sublime. Elle est si pâle que je ne la reconnais pas immédiatement. Elle prend plusieurs apparences, celle d’un être mi-humain, mi-animal, celle d’une source lumineuse puis celle d’un oiseau. Comme un cygne dont les plumes seraient recouvertes de gouttelettes brillantes. Ce sont ses yeux que je reconnais d’abord. Ce regard, encore. Elle se transforme doucement, je le reconnais complètement. L’inconnue étudiée hier. Soudain, elle se trouve face à moi, s’agenouille au pied de mon couchage, lève son visage vers moi, comme sur la photographie. Je peux enfouir mes yeux dans les siens, je peux presque les toucher, y entrer. Je vois la couleur verte, profonde, comme celle d’un étang en automne, mise en valeur par les feuillages orangés qui l’entourent. Je vois des perles noires dans ce regard, des perles puissantes, étranges. J’y vois aussi des rayures dorées, celles mêmes qui produisent peut-être le pétillant de son regard. C’est tout un monde qui m’englobe, ces yeux-là. Je tombe dedans, j’entre en elle. Je me baigne dans cet étang, j’entends les oiseaux dans les branchages automnaux, je sens l’eau toucher ma peau, chaude, et, forte, l’odeur de la terre. Je ressens le frisson du bonheur, la vitalité de cette femme. Je perçois son courage, ses idées, ses ressources, ses forces. Je peux presque lire son histoire, je suis perdue dans sa mémoire. Je n’ai pas peur, d’y être perdue. Je me sens en sécurité, c’est le plus beau voyage de ma vie. Je vogue au rythme des battements de son cœur, traverse les étapes et enfin, découvre son cœur. Avant d’avoir pu sentir ce que je redoutais, elle me rejette. Je tombe à la renverse, sur le sol dur, qui est bitume à présent. La méridienne a disparu, les voilages aussi. Le jardin est devenu ruelle, sombre et effrayante. L’odeur est acre, pesante. Ma protégée s’est relevée, elle est grande, immense. Je me traîne jusqu’à elle, m’accroche à ses jambes. Je veux revoir ses yeux. J’ai senti quelque chose, je veux le vérifier. C’est vital, ce besoin de m’y noyer encore un instant. Elle grandit encore, devient géante. Je m’agrippe à ses longues jambes, attrape ses vêtements rugueux, lui crie de me regarder. Je suis effrayée, je la vois changer, devenir de plus en plus rêche, coupante. Sa peau se craquelle, devient écorce. Ses bras se rigidifient, se fixent. Elle est fascinante. A peine avant de s’être complètement métamorphosée, sa tête se penche sur moi. Sa peau est brune, recouverte de mousse. De ce visage on ne reconnait plus rien, rien sauf son regard. Il se pose sur moi, s’engouffre, violemment. C’est comme une explosion gigantesque, une vague puissante qui entre par ma bouche et me coupe le souffle, m’étouffe. Je manque d’air, je pense mourir. Je mange de force son émotion, c’est écœurant, affreusement douloureux, des nausées me secouent. Elle me le dit ainsi. Elle est venue me chercher dans mes rêves, pour me dire cela, pour me le faire vivre. C’est du chagrin. C’est du chagrin qu’il y avait dans son regard.

Après avoir écrit, je reste longuement allongée sur mon lit, les yeux au plafond. Je suis confuse. J’ai peur de la véracité de ces émotions et je me sens contrariée. Aucun de mes patients précédents n’a jamais provoqué de rêve, encore moins avec tant de force. Méditer quelques minutes avant de démarrer ma journée me fera du bien, je veux me libérer de mes pensées.

Cela fonctionne, je me sens mieux quelques instants plus tard et après avoir déjeuné en silence à la table haute de la cuisine, le nez dans ma tasse de thé, je quitte mon appartement pour rejoindre le bureau à pied. Les enfants sont déjà à l’école, le jeudi, David se charge de les accompagner. Dehors le temps est doux, le printemps arrive. L’odeur de cette saison est particulière pour moi. C’est un mélange de fraîcheur et de végétal qui me donne de l’énergie. Je marche avec plaisir le long de la route arborée et observe avec attention la farandole de passants et de voitures, chaque jour différente.

Arrivée au bureau, j’allume mon ordinateur et reprends les recherches sur ma protégée. La décision d’appeler l’équipe Facebook est tombée à l’eau à l’instant où j’ai ouvert les yeux ce matin. C’est inutile, évidemment. Même si ce n’était qu’un rêve, elle m’a prise dans ses filets, je veux découvrir ce qu’elle a vécu. Et savoir si elle va bien.

J’ouvre sa page de profil et retrouve les images qui ont accompagné mon rêve. Je vois à présent son visage comme si je la connaissais déjà. Je décide de me servir d’un programme conçu par Facebook dont peu possèdent l’accès, ni même connaissent l’existence. Il permet de voir certains éléments inaccessibles aux utilisateurs lambda, comme les publications effacées ou les cheminements de recherches. Je m’attaque d’abord aux publications. Les éléments sans intérêt défilent. Beaucoup de choses datant de plusieurs années, supprimées lors d’un tri probable de la jeune femme. Je remonte les années, réalisant qu’elle est devenue plus secrète, moins enjouée aussi, avec le temps. J’arrive à la fin de la liste, lorsqu’une citation me frappe, publiée en mai de cette année. « La vie est un subtil mélange entre lâcher prise et tenir bon ». Lâcher prise et tenir bon. Un indice, enfin. Cela m’a souvent tracassée, de réaliser que les jeunes d’aujourd’hui lancent ce genre d’appel au secours, un peu déguisés, aux yeux de tous. Et que cela reste en suspens, souvent. Les autres y voient un étalage de culture, une provocation, un besoin de se montrer. Mais ils captent rarement qu’il s’agit d’un appel à l’aide. Je les vois immédiatement, à présent, car c’est devenu mon travail quotidien.

En analysant les cheminements de recherches de mon inconnue, je comprends que quelque chose a vraiment eu lieu cette année. Auparavant, peu de visites réitérées sur les pages de profil de mêmes personnes, ce qui peut traduire un intérêt, un sentiment, quel qu’il soit. Dès l’automne, un nom revient sans cesse. Ils sont devenus « amis » sur Facebook à l’été seulement mais son nom apparaît des mois avant dans ses recherches. Cela me paraît plutôt positif, puisqu’apparemment cet homme avait une importance pour elle et qu’ils ont fini par « s’ajouter » sur le site. Ce qui est plus étrange, c’est qu’à partir du moment où cela s’est produit, elle a réduit drastiquement les visites sur sa page. Je ne comprends pas, pas encore. Malheureusement, cet homme protège merveilleusement bien sa vie privée. Peu d’informations sur lui, pas de photographies, à croire qu’il s’agit d’un faux compte. J’apprends uniquement qu’il a le même âge qu’elle et qu’ils ont peu d’amis en commun. Ils ne font donc pas partie du même cercle, du même milieu. Où se sont-ils rencontrés ? Que s’est-il passé entre eux ? Était-ce quelque chose d’important ?

L’étude de cet homme et du lien entre eux m’occupe tout le reste de la semaine. Arrivée au vendredi soir, je choisis de ne pas contacter mon inconnue, les informations à ma disposition étant trop faibles pour évaluer le risque. Lorsque je prends ce genre de décision, je me sens toujours un peu fébrile, craignant de manquer le coche et d’arriver trop tard.  Je vis un week-end tourmenté, tentant de me sortir cette jeune femme de l’esprit, priant de ne pas la voir apparaître dans mon sommeil. Les repas entre amis et les sorties dont je me réjouissais sont empreints d’une légère inquiétude. Je n’avais plus ressenti cela depuis longtemps. Cela remonte à mes débuts en tant que psychologue, alors que j’effectuais mon stage, que chaque histoire venait me toucher en plein cœur et remplir tous les interstices de ma vie privée. Avec les années, j’ai appris à m’en détacher, à fermer à clef le tiroir, une fois ma journée terminée. J’ai appris à compartimenter. Seulement, cette fois, il est difficile d’appliquer la règle. Dimanche soir, une fois les enfants endormis, David m’apporte un verre de vin, alors que je suis installée sur le canapé du salon. La télévision est allumée, mais le son est coupé. Comme j’ai les yeux dans le vague, il s’assied à mes côtés et me chuchote «Qu’est-ce qu’il se passe, ma douce ?». Je peine à revenir à la réalité. Je m’en veux, je sais que j’ai été distraite tout le week-end. Je me tourne vers lui et réponds « Je suis inquiète pour une de mes protégées. C’est quelqu’un qui me touche et je ne comprends pas ce qu’elle cache ». David me connaît, il sait que je ne parle pas de mon travail quand ce n’est pas nécessaire. Nous parlons un long moment, je lui raconte ce que j’ai découvert, où en sont mes recherches, dans les grandes lignes, pour protéger l’identité de ma patiente. Il me rassure, me fait relativiser, dédramatiser.  Il est psychologue, lui aussi. Nous nous sommes rencontrés pendant nos études. Je suis tombée amoureuse de lui au premier regard, c’est vu et revu, mais c’était cela. Je l’ai vu amoureux d’autres femmes, j’ai dû me satisfaire de son amitié pendant plusieurs années. Mais je suis restée, indulgente, patiente. Je l’ai mérité et je crois que lui aussi. Il est mon époux, mon confident et parfois mon confrère, pour certains dossiers. Son point de vue éclaire régulièrement mes impasses.

Nous nous couchons apaisés, l’un face à l’autre, sur le côté. Ma main dans la sienne, nous chuchotons encore longuement, dans la nuit tendre de notre chez nous. Puis j’entends son souffle changer, je connais par cœur le moment où il s’endort. Je sens sa main se détendre, devenir plus lourde. Je la garde près de moi. Un sourire sur les lèvres, je finis par m’endormir, moi aussi.

Le lundi matin, je me sens impatiente. Je m’énerve contre Emma, ma cadette, qui traîne à sortir de son lit. Les déjeuners avalés, je pousse impatiemment les enfants dans la voiture, après un léger baiser déposé sur les lèvres encore endormies de David. Je suis pressée de retourner au bureau, de me connecter à nouveau avec ma protégée.

Durant le week-end, j’ai eu l’idée d’analyser les chansons qu’elle a publié sur Facebook cette année, je pense que cela révélera peut-être quelque chose. Une fois sur sa page, j’effectue une recherche sur les liens menant à de la musique. Je ne trouve rien en début d’année, mais dès le mois d’avril, de nombreuses publications, jusqu’en septembre. Ma matinée se déroule en musique. Un casque sur les oreilles, je me plonge dans son univers. Il est varié : du hip hop, du classique, du vieux rock, de la pop. Elle est ouverte et cultivée. Beaucoup de titres me sont familiers, moi qui ai quarante-deux ans. Je recherche les paroles de chacune des chansons et les imprime, afin de les analyser durant l’après-midi.

Je passe ma pause de midi avec ma meilleure amie, qui est artiste peintre. Nous nous retrouvons presque chaque lundi pour manger ensemble, toujours dans le même petit café situé entre nos deux lieux de travail. L’endroit est surchargé de bibelots, de lampes en tissus perpétuellement allumées, de cadres de toutes formes, de tapis d’Orient défraîchis. Chaque client enlève ses chaussures en entrant. Ce lundi, nous sommes installées à la table des privilégiés, située sur une minuscule mezzanine surplombant le café. Assises sur de grands coussins, autour d’une table basse, nous attendons nos repas. Elise a commandé le poulet au curry, j’ai opté pour la soupe du jour. J’attends toujours ce rendez-vous hebdomadaire avec impatience. C’est notre moment. Nous commençons généralement par nous raconter nos semaines, en écoutant l’autre, avec bienveillance. Confidences, tracas, joies, tout est évoqué. Puis le repas arrive et avec lui les rires, les événements cocasses, les désirs un peu fous. Elle me remplit, Elise. De tendresse, de volonté. Je suis sa plus grande admiratrice, je n’ai aucune limite quand il s’agit d’elle.

Une fois ce bel interlude terminé et de retour au travail, j’étale sur le sol les pages regroupant les paroles des chansons imprimées ce matin. Quelques-unes sont rapidement mises de côté, je n’y vois pas de lien possible avec l’histoire de la jeune femme. Les titres restants sont empreints de mélancolie, pour la plupart. Assise en tailleur à même le sol, je lis et relis les textes, soulignant les mots ou les phrases qui semblent revenir, les sujets se répétant. Je tente d’assembler les éléments, les mots entre eux, de comprendre ce qu’elle veut me dire. Je sors plusieurs fois durant l’après-midi prendre l’air sur la terrasse de l’étage que je partage avec d’autres professionnels. L’air frais et la lumière douce me permettent de me revigorer. En fin de journée, debout au-dessus des feuilles éparpillées, les mots soulignés en couleur me sautent aux yeux, s’emboîtent. Je le vois, le thème. C’est un être aimé, inaccessible. Un chagrin d’amour. Mais pas de ceux que l’on connaît par cœur. Les éléments m’indiquent que l’amour était partagé. Que les instants vécus ensemble ont été intenses, heureux. Que l’oublier est difficile. Je m’affale sur ma chaise de bureau. La lumière est faite, en partie, sur la raison de cette tristesse.

Sur le chemin, en rentrant chez moi, je me demande s’il est nécessaire de la contacter. Un chagrin d’amour, quoi de plus cliché. La plupart des gens s’en remettent, avec le temps. Mais le souvenir de mon rêve me revient, la sensation éprouvée me tord à nouveau l’estomac. Je décide de lui écrire le lendemain. C’est un acte délicat. Je rédige un courriel personnalisé, en prenant mon temps. Je redoute toujours de ne pas trouver les bons mots pour qu’ils acceptent de me rencontrer. C’est une étape décisive. S’ils refusent, tout est perdu.

Le lendemain, c’est mardi. Ce jour-là, je travaille depuis la maison. Ma fille Emma est présente une bonne partie de la journée, nous en profitons en général pour faire une activité ensemble. La matinée passe rapidement, nous confectionnons des cookies maison. Emma est gourmande, faire de la pâtisserie lui fait toujours plaisir. Les bocaux de farine, sucre, chocolat en dés jonchent la table de la cuisine. Nous venons d’enfourner les biscuits, il ne reste qu’à ranger le matériel. Emma passe ses doigts dans le fond du plat, où il reste un peu de pâte crue, quand mon ordinateur émet un signal sonore. Je lâche l’ustensile que j’allais déposer dans le lave-vaisselle et cours me poster devant mon ordinateur. Ma fille me regarde, ahurie, l’air de dire : « Toi aussi, tu es devenue accro aux réseaux sociaux !». Je me retiens de lui rétorquer que non, que dans mon cas c’est justifié et secoue la souris pour que la mise en veille prenne fin. Je découvre une nouvelle notification de ma protégée. Hier, j’ai activé un système d’alarme, qui me permet de savoir en temps réel s’il y a du mouvement sur son compte. Elle vient de publier quelque chose. Fébrile, je m’assieds à mon bureau et clique sur le lien. « Si aujourd’hui rien ne va, il reste demain. » Voilà ce qu’elle me dit. Qu’est-ce que cela signifie ? Que si aujourd’hui rien ne va, cela ira mieux demain ? Ou qu’il ne reste que demain pour aller mieux ? Je suis inquiète. Je prends la décision de terminer de ranger la cuisine, puis de lui écrire. Je sens comme une urgence, je suis comme une mère louve qui flaire un prédateur s’approchant de ses petits. Tous mes sens sont en éveil, je suis prête à me jeter à la gorge du monstre, quel qu’il soit.

Rédiger ce courriel me prend un temps fou. Je ne trouve pas les bonnes tournures, les mots justes. J’ai si peur de la faire fuir, que je trébuche sur chaque phrase. Je réalise à quel point je prends cette situation à cœur et culpabilise de me laisser submerger. Enfin, je relis une dernière fois mon texte, avant de cliquer sur la touche « envoi » :

« Bonjour Olivia,

Engagée par la firme Facebook en tant que psychologue, ma tâche est de soutenir les abonnés qui en auraient besoin. Votre dossier m’a été soumis, certaines de vos publications ayant inquiété les responsables du service. Je me tiens donc à votre disposition pour une rencontre, sans engagement, si vous ressentez le besoin de partager votre vécu et de vous confier.

Dans l’attente de vos nouvelles, je vous adresse mes meilleures salutations,

Elena Taglioni »

Envoyé. Je referme mon ordinateur portable et retourne en cuisine pour sortir les biscuits du four. J’ouvre la porte et l’odeur de la pâte cuite, du sucre brun caramélisé, du chocolat fondu et de la cannelle foncent dans mes narines. C’est l’odeur de l’hiver au coin du feu, qui sent l’écorce d’orange, où les fenêtres illuminées ressemblent à un calendrier de l’avent animé.  C’est étrange d’être plongée dans cette ambiance, aux prémices du printemps. J’ôte un par un les petits ronds de pâte de la plaque et les dispose sur une grille. Ma fille déboule dans la cuisine, en attrape un et le fourre dans sa bouche. Elle grimace, ils sont brûlants. Je la renvoie à ses devoirs, la sermonnant gentiment.

Je passe le reste de la journée sur mes dossiers laissés de côté depuis l’apparition d’Olivia. Le service de prévention du suicide chez Facebook a pris beaucoup d’ampleur ses dernières années, les piles de cas ne cessent de grandir. Il est prévu que de nouveaux psychologues rejoignent l’équipe dans les prochains mois, afin de nous soutenir. Je n’ai pas vu l’heure passer quand David m’appelle pour que l’on se mette à table. Le mardi, c’est lui qui cuisine, aidé tant bien que mal par notre aîné, Emilien, qui préférerait rester cloîtré dans sa chambre. En ce moment, nous le laissons faire sa crise, celle tant redoutée de l’adolescence. Mais je crois que nous avons trouvé un équilibre et qu’il ne peut nous reprocher que d’être ce que nous sommes, ses parents. Nous nous installons, David assis au bout de la table, du côté de la baie vitrée, Emilien à sa droite, moi à sa gauche et Emma en face, comme toujours. Pourquoi les places finissent-elles trop souvent par être établies ? Je me dis soudain que nous devrions changer, de temps en temps. Bousculer un peu cette dynamique tranquille, revoir les bases pour mieux les stabiliser. J’y pense, mais conviens que le moment d’ôter la cale de notre sérénité pour observer nos capacités à s’en remettre n’est pas venu. Le repas se passe donc dans la tranquillité, pas de heurts imprévus. Emilien nous conte ses exploits sportifs, il fait partie du club de basket de son école. Emma fait des allers-retours entre la salle à manger et sa chambre, pour nous dévoiler toutes les merveilles de créativité au but non défini exécutées au cours de travaux manuels. David et moi nous regardons quelques fois, reconnaissants de cette banalité affligeante qu’est le bonheur sans trouble.

Mercredi, jeudi, vendredi, pas de nouvelles de ma protégée. Je contrôle mes courriels de manière obsessionnelle, comme un accro à la technologie. Je rentre tous les soirs dépitée, toujours plus anxieuse à l’idée qu’elle ne me réponde jamais. Je relis plusieurs fois le texte envoyé, me reprochant tous les mots, tous les choix. Pas de nouveautés sur sa page, elle reste désespérément intacte. Je me sens comme intrusive, pour la première fois. Je n’ai jamais tant surfé sur un profil, tant étudié le moindre détail, tant observé des photographies. Il m’est arrivé de ne pas recevoir de réponse de mes patients. Je l’acceptais, tentais de comprendre leur choix, de leur souhaiter le meilleur, puis je tournais la page. Cette fois-ci, j’agis différemment. Je ne peux pas la laisser partir, j’ai besoin de connaître les détails, qu’elle me les raconte. Je ne comprends pas mon comportement et me questionne sur mon professionnalisme. Je souhaite retrouver ma ligne de conduite habituelle pour le week-end. D’autant plus que David et moi partons fêter nos vingt ans de mariage en Italie. Les enfants seront chez Elise, qui trépignait d’impatience en me racontant le programme surchargé qu’elle a prévu. Sortie en bateau, visite du zoo qui vient d’accueillir de nouveaux pensionnaires, détour à la gelateria du port, cinéma et quantité d’autres divertissements. J’ai essayé de la raisonner, puis j’ai fini par lâcher, acceptant que mes enfants soient pour une fois gâtés sans mesure.

Arrivés à la gare de Milan dans la soirée du vendredi, c’est l’étrangeté qui prime. Boutiques de luxe contre clochards installés sur leur morceau de tissu défraîchi, un éclatant contraste. C’est une ville que nous connaissons bien, puisque nous y avons vécu deux ans, avant la naissance des enfants. Mais nous n’y venons pas pour la première impression que laisse sa gare. Nous y venons pour la beauté de l’architecture, l’animation créative qui irradie l’air, les minuscules restaurants nichés le long des Navigli, l’accent ravissant des Italiens. Nous sommes également venus spécialement pour le salon du meuble, qui a lieu ce week-end. C’est un événement que nous ne manquons jamais. Le rendez-vous est incontournable pour les férus de design et à cette occasion, la ville regorge de dynamisme, d’envie d’inventer.

Le week-end est tendre, nous reprenons rapidement nos aises dans cette ville qui fut la nôtre. Nous redécouvrons avec plaisir les quartiers du centre-ville, quelque peu transformés par l’intervention des créateurs. Les deux journées se déroulent dans une ambiance joyeuse et inspirante, entre balades d’un showroom à l’autre, cafés sur les terrasses bondées et dégustations de pâtisseries séduisant le palais. Nous mangeons les deux soirs dans un des restaurants bordant les canaux, là où l’atmosphère apporte lumière, chaleur et sincérité. Ces deux jours loin de notre quotidien nous rechargent, nous délassent également. Nous rentrons chez nous le dimanche soir, remplis de toutes ces belles images et plus complices que jamais.

De retour au travail le lundi matin, aucune nouvelle d’Olivia. Durant la fin de semaine, j’ai réussi à me détacher d’elle, de son histoire. Je me sens moins tendue, moins impatiente. Cependant, je souhaiterais la rencontrer. Je vais visiter une nouvelle fois sa page de profil et découvre qu’elle participera à un événement ce mercredi. Il s’agit d’un repas de soutien à une association, qui aura lieu dans un restaurant que je connais bien. Les clients paient ce qu’ils souhaitent et l’argent va à l’œuvre de charité. Je décide de m’y rendre et de l’aborder. Je sais que ce n’est pas conventionnel, mais rien ne l’est dans ce dossier.

Le mercredi soir arrive, je me sens stressée. Devant ma penderie, le choix de mes vêtements semble impossible à résoudre. Paraître professionnelle, mais pas coincée. Avenante, mais pas intrusive. Je finis par opter pour une combinaison en coton noire, assortie de sandalettes en cuir. Je me maquille avec soin et choisis de porter un parfum particulier, acheté dans une boutique spécialisée dans la haute parfumerie. Afin de ne pas sembler totalement désespérée, j’ai demandé à Elise de m’accompagner dans cette démarche. Nous en profiterons pour manger ensemble.

Lorsque nous arrivons au restaurant « Le bon goût », je la reconnais immédiatement. Elle est entourée de cinq autres personnes, tous des trentenaires, apparemment. Le groupe est souriant, rieur. Depuis notre table, je ne peux observer que son dos, ses cheveux bruns très longs, ses mains qui s’animent lorsqu’elle prend la parole. Je jette quelques coups d’œil réguliers, mais me concentre sur mon amie et le repas que nous partageons. Je remarque cependant plusieurs fois son regard absent tourné vers la fenêtre, alors que ses amis discutent gaiement. Les cafés et mignardises dégustés, je préviens Elise que je vais aller parler à ma protégée. Elle m’encourage, d’un hochement de tête. Elle sait qu’il est inutile de me retenir, de me sermonner. Nous nous sommes toujours soutenues dans nos décisions, même lorsqu’elles paraissaient irrationnelles. Je me lève. Le poids de mon corps est impressionnant, tant je suis tendue. Le trajet jusqu’à sa table me paraît long. Je me remémore le discours que j’ai préparé, marche pas à pas, très concentrée. Une fois à sa hauteur, je commence

« Bonsoir »

Olivia lève la tête, ses cheveux ondulés glissent sur son épaule, ses sourcils se soulèvent légèrement. Ses yeux verts, immenses, me scrutent profondément.

« Je m’appelle Elena Taglioni. Je vous ai écrit un e-mail il y a quelques jours et comme je n’ai pas eu de vos nouvelles, je me permets de vous déranger un instant. Je voulais juste vous dire que je suis là, si vous en avez besoin et que je peux vous donner un coup de pouce.»

Cette fois, elle fronce les sourcils. Un silence s’installe quelques secondes. Ses amis ont les yeux rivés sur nous, je peux sentir leur curiosité.

« Je viendrai vous voir. Je vous raconterai toute l’histoire, sans détour. Maintenant partez. »

Dans mon lit, ce soir-là, je garde les yeux ouverts longtemps, scrutant l’obscurité rassurante de mon chez-moi. Elle a été expéditive, rude presque. Mais elle a dit oui. J’ai pu la voir, lui parler, mais j’ai le sentiment de ne pouvoir la décrire. Comme si plusieurs facettes la composaient et que sans l’apport d’une lumière suffisante, il était tout simplement impossible de les comprendre. La jeune femme m’a conquise par sa détermination, sa grâce, mais elle m’a également déstabilisée. J’ai senti son désespoir et j’ai le sentiment qu’elle le camoufle vigoureusement. L’inquiétude a étendu ses racines jusque dans mes entrailles. Je suis donc soulagée, le lendemain, lorsque j’ouvre le courriel qu’elle m’a envoyé. Elle accepte la rencontre et me propose plusieurs dates pour un rendez-vous. Nous le fixons le lundi suivant, à neuf heures dans mon bureau.

C’est ainsi qu’elle se retrouve devant moi, Olivia. Elle a des yeux verts, dorés, noirs, comme dans mon rêve. La voir se mouvoir, être bien réelle, cela me déconcerte. Vêtue simplement d’un jean noir et d’une chemise bleue, elle a cependant quelque chose de très élégant. Ses gestes sont doux et contrôlés. Son intelligence est indéniable, elle transparaît. Elle s’assied sur le petit fauteuil brun situé au coin de la fenêtre, joint ses mains sur son genou. Elle me regarde. Elle sait poser son regard. C’est une maîtrise que je n’avais encore jamais observé. Elle pourrait séduire, avec un seul de ces regards. Ou tuer. Je suis fascinée, d’une telle ambivalence, entre la douceur, éblouissante, et la froideur, redoutable. Je n’en montre rien.

Elle est si complexe, je ne peux plus attendre d’en savoir davantage. Je la remercie d’être venue et lui demande de me raconter son histoire, sans détour, puisque c’est ce que nous avions convenu.

Elle reste silencieuse plusieurs minutes, le regard posé au-delà de la fenêtre. Je sens presque son cœur s’accélérer, c’est troublant. Il existe entre nous une connexion réelle, pas numérique. Les changements ayant lieu dans son être, étrangement, je peux les ressentir. Je comprends à présent l’impact que provoquait chez moi l’étude de son dossier. Nous nous connaissons, de quelque part, d’ailleurs qu’ici. Elle peine à revenir à moi, à me regarder à nouveau. Je devine que l’histoire qui va m’être contée, les mots utilisés, les émotions qui en sortiront, le seront pour la première fois. Ils seront nus, bruts, jamais soufflés. Je me sens honorée, espérant qu’elle pourra s’en libérer. Et puis je suis anxieuse, de la force de ce qu’elle peut porter en elle.

Elle commence, dans un murmure, monocorde :

« Je suis tombée amoureuse. »

C’est presque une honte. Elle a honte.

« J’ai d’abord entendu son nom au téléphone. J’ai dû l’écrire. Je l’ai écorché, mais il était comme enregistré en moi. Puis je l’ai appelé et j’ai entendu sa voix, posée, décidée. Je me rappelle de chaque mot de cette conversation banale. C’est en été que je l’ai rencontré. On collaborait, pour le travail. Je l’ai vu chaque semaine. Je n’ai pas compris tout de suite. J’ai plutôt senti. »

Sa voix se fait moins tendue.

« Je ressentais le besoin d’être à ses côtés, physiquement. J’étais comme propulsée vers lui, il m’apaisait. Notre relation était professionnelle, il était marié, jamais un pas de travers, malgré notre complicité. J’aimais penser à lui et je me réjouissais de le revoir, mais c’était tout. Puis tout s’est accéléré le jour où je l’ai croisé en dehors du travail. Lui ne m’a pas vue, mais moi j’ai défailli. Je suis tombée amoureuse à cet instant précis. Voilà, il est passé à côté de moi et j’ai suffoqué. Mon estomac est remonté jusqu’à mon cœur et ils ont cogné ensemble. Je n’ai rien pu faire, je ne l’ai pas voulu. Je l’aimais. »

Elle s’arrête pour boire une gorgée d’eau. Je comprends l’énergie que lui demande sa confession. Elle paraît déjà épuisée. Je sens monter en moi l’inquiétude des derniers jours.

« Quelques jours plus tard, je lui ai écrit un message. Après coup, je l’ai souvent regretté. Il m’a répondu, encore, et encore, on ne s’est plus lâchés. Pendant des mois, je n’inspirais que pour lui, je ne dormais que pour me réveiller plus vite et le revoir. Je ne sais même pas comment décrire ce que je vivais. On était fous l’un de l’autre, mais fous à lier. A interner. Ça, ce bonheur pur, ça a peu duré, en fait. Parce qu’en réalité, on n’était pas deux, on n’était pas la moitié de l’autre, mais moins. Notre amour voulait grandir encore, exploser les murs, pousser les cloisons, mais il y avait ce scellé, sa moitié. »

Elle lève le regard et l’empreinte de ce que j’y avais vu dans mon rêve se devine.

« Il a fait un pas vers moi, puis a commencé à marcher à reculons. Je l’ai vu s’éloigner, abandonner. Je lui ai demandé de choisir, il l’a choisie, elle, en me disant qu’il m’aimait. Je l’ai détesté, de choisir la raison. J’ai essayé de comprendre, et je lui ai demandé de sortir de ma vie. Il a été docile, il a disparu. J’en ai vomi, j’en ai hurlé, j’étais affaiblie. Je m’étais mise à nu pour lui, et je me retrouvais décharnée. »

Ses mains tremblent, elle boit à nouveau. J’ai envie de la serrer contre moi, comme mon enfant.

« Les mois sont passés, lentement, avec tellement de douleur, que je ne sais pas comment je les ai traversés. Mais ce n’était pas fini. Un soir d’août, plusieurs mois après notre dernier rendez-vous, j’ai reçu un appel qui m’annonçait son décès. En moto, percuté par une voiture. C’était tellement froid que j’ai failli m’écrouler, seulement, j’ai dû me maîtriser. On me l’annonçait comme un fait divers ou un ragot, puisque j’étais la seule à savoir pour nous deux. J’ai raccroché, et je suis morte un peu. »

Sa voix s’est cassée et moi, j’ai la gorge si serrée qu’il m’est difficile de respirer. Sa maîtrise, cette dualité entre ses mots d’émotions et la froideur avec laquelle elle les exprime est impressionnante.

« Je suis devenue folle, après ça. Je n’ai aucun souvenir de cette nuit-là, j’ai déliré. J’étais un animal en cage, dévasté. J’étais les cendres d’un être chéri qu’on jette dans les vagues et qui se diluent dans l’eau glacée. J’étais un monstre, un bourreau, une esclave. Je n’étais plus rien. Le lendemain, je me suis fait passer pour sa sœur, je suis allée le voir à la morgue. Je me foutais de tout, si j’avais fini en prison, j’y aurais tordu les barreaux de rage. Le médecin m’a laissé le voir, je pense que je lui ai fait peur. Je suis entrée dans cette pièce, ma tête tournait, je voyais de petits points noirs, j’étais sur le point de m’évanouir. Je me suis approchée lentement, doucement, j’ai arrêté de respirer, je crois. Il a soulevé le drap, laissant apparaître son visage. J’aurais tant voulu être seule avec lui, le toucher une dernière fois. J’ai trouvé la force de ne pas pleurer, de lui dire « Je t’aime » et puis c’est tout. J’allais partir, quand j’ai aperçu quelque chose sur son bras. Son avant-bras droit. J’ai tiré sur le drap blanc rigide, et là, sur sa peau que j’avais tant désirée, il s’était fait tatouer une branche d’olivier. Olivier. Olivia. Le symbole qui nous liait. »

« Olivia, est-ce que vous voulez faire une pause ? » Ma protégée tremble à présent vivement, je suis inquiète.

« Non, ça va, merci ! J’ai presque terminé. »

On dirait qu’elle expose un devoir à un professeur. Je suis décontenancée. Je crois qu’elle a tant caché sa souffrance, qu’elle est incapable de lui donner la valeur qu’elle mérite. Je la laisse poursuivre.

« Il faut croire que ma détresse ne devait pas être suffisante, puisque quelques semaines après sa mort, j’ai trouvé un mot de lui sur mon compte Messenger. Je ne vais jamais sur cette application et comme je ne reçois pas de notifications, je ne l’ai pas vu tout de suite. C’était quelques jours avant sa mort. Il me disait qu’il avait pris des décisions et que si je voulais toujours de lui, alors on pouvait être ensemble. Il disait qu’il ne voulait pas laisser passer cette chance. Je n’ai même pas de mots pour décrire l’état dans lequel cela m’a mise. Depuis ce jour-là, mes émotions sont bloquées. Elles sont fossilisées dans une espèce de marre noire, amère et épaisse. Il y a de la colère, de la folie et du désespoir surtout. Je ne vois pas de sens à cette histoire et je ne vois plus de sens à ma vie non plus. J’ai tellement de chagrin que je ne sais plus qui je suis. Je voudrais mourir aussi.»

Je suis sans voix. Ses mots sont dégarnis de décoration, si purs qu’ils m’ont atteint le cœur. Ses images, c’est de la poésie. Je comprends maintenant son envie d’en finir et je me demande comment Facebook a pu détecter ce secret, qu’elle cachait si bien. Je prendrai le temps de lui donner les clefs, de la guider pour sortir de ce brouillard. Je prendrai tout le temps qu’il faudra. Je souhaite l’accompagner, la protéger, la voir renaître. Mais pour l’instant, je suis mon instinct. Je me lève, m’approche d’elle et m’agenouille au pied du fauteuil où elle est assise. Elle me regarde, avec ce même regard, celui de mon rêve. Je ne laisse plus cette peine m’envahir, car maintenant je la connais. Elle descend du fauteuil, s’agenouille, se cale contre mes genoux et se laisse enfermer dans mes bras. C’est naturel, comme si nous étions liées par le sang, par des années de tendresse. Je la porte sur mon cœur, comme ma fille, je la berce et la laisse pleurer longuement. Je me fiche de mon professionnalisme, de mes codes, de ma ligne. Je veux être là, en personne.

Catalogue complet

Catalogue complet

Sur les réseaux sociaux

Nous nous réjouissons de vous retrouver et d'échanger avec vous sur Facebook et Twitter !
Plaisir de Lire sur Facebook

Plaisir de Lire sur Facebook

Plaisir de Lire sur Twitter

Plaisir de Lire sur Twitter

Les Éditions Plaisir de Lire sur Instagram

Les Éditions Plaisir de Lire sur Instagram

Plaisir de Lire sur YouTube

Plaisir de Lire sur YouTube