La gourmandise

La gourmandise

Nouvelle tirée du recueil Tout au long de nos soifs de Claudine Houriet.

La gourmandise

Julie restait toujours la dernière. Ces quelques instants où elle parcourait le jardin en solitaire étaient la récompense de sa journée. Penchée sur les plates-bandes, elle arrachait une feuille trop molle, vérifiait l’humidité de la terre, fixait une tige à son tuteur. Le silence était parfait derrière les hauts murs. Elle aurait pu se croire en rase campagne. Elle se trouvait pourtant au cœur de Versailles, dans le potager du Roy. Depuis bientôt dix ans, elle en était la responsable. Elle avait douze jardiniers sous ses ordres, compétents, consciencieux, travailleurs.

Elle suivit les allées, admirant le brillant des bettes et la blancheur de leurs côtes, la fleur bleue de l’artichaut, le chou-fleur ventru, l’orange de la carotte sortant de terre sous la légèreté de sa verdure et son cousin plus pâle, le panais, la gousse gonflée d’où jailliraient les petits pois, le potiron joufflu et le concombre peinant à se dissimuler sous l’arabesque épaisse de leurs feuilles… Certains de ces légumes déjà exigés pour la table du Roy. Elle pensa avec admiration au génial Jean-Baptiste de la Quintinie qui avait réussi, au XVIIe siècle, à assainir un marécage putride, « l’étang puant », le remblayant avec de l’excellent terreau afin qu’il devienne ce fabuleux potager. Plus de trois cents ans de continuité… Dernier maillon de la chaîne, Julie était consciente de sa responsabilité. Elle contourna le bassin circulaire créé pour l’arrosage. Elle entrait dans son domaine. Sa spécialité. Les poires. Elle s’enivrait de leurs noms, les récitait en litanie. La Louise Bonne, la Conférence, la doyenné du Comice, la Beurré Bosc, la Bon Chrétien, la Précoce de Trévoux, la Passe-Crassane et tant d’autres dont les appellations superbes se déclinaient en elle comme un poème d’amour. Les poiriers dressaient contre les murs leurs branches sinueuses dans une géométrie parfaite. Leurs feuilles luisantes brillaient dans les rayons du couchant. Demain, Julie couperait les premiers fruits parvenus à maturité pour les présenter à la boutique du jardin. Elle s’attarda. La lumière glissa le long des pierres qui, brusquement, se ternirent. Il était l’heure de rentrer.

Elle fixait le poirier, stupéfaite et perplexe. Elle s’apprêtait à cueillir une Fondante de Thirriot admirée la veille. Elle avait disparu. Elle se tourna vers les jardiniers. Aucun n’était capable d’un geste pareil. Elle n’allait pas les troubler. Les fâcher peut-être. Mais une ombre s’étendit sur sa journée. Le lendemain, elle inspecta attentivement les espaliers, s’aperçut qu’une feuille pendait, qu’un rameau était brisé. Une nouvelle poire manquait. Cette fois, elle réunit l’équipe. On redoubla d’attention. Les visiteurs la plupart du temps étaient très respectueux. Mais chaque matin, Julie se rendait compte que des fruits s’étaient volatilisés. Quelqu’un réussissait-il à pénétrer dans l’enceinte la nuit ? S’y laissait-il enfermer ? elle en aurait le cœur net. Elle chargea un jardinier de boucler l’entrée à la fin de la journée et se terra dans une encoignure. Comme tout était étrange dans l’obscurité. Difficilement reconnaissable. Elle somnola une heure ou deux, se redressa soudain, attentive. La lune s’était levée. Dans la lumière pâle, un vague mouvement se dessina du côté de la grande grille. Une foule la traversa en silence. Des ombres imprécises précédées d’un fantôme de haute stature. Éberluée, elle reconnut la silhouette majestueuse coiffée d’un grand chapeau à plumes, le foisonnement de la perruque bouclée cernant le profil au nez puissant, le baudrier tenant l’épée, les dentelles jaillissant de l’habit tissé de fils d’or… Lentement, suivi de ses courtisans tête nue, Louis XIV longea le potager et s’arrêta devant les espaliers. Il se pencha pour examiner les fruits, en désigna deux de sa canne à pommeau d’or. On se précipita pour les lui préparer sur un plateau d’argent avant de les lui offrir. Julie vit le Roy avancer des lèvres gourmandes, fermer les yeux et savourer avec félicité la chair fondante. L’orgueil envahit la jardinière en chef. Son labeur était récompensé. L’excellence de ses poires avait été capable de faire revenir le Grand Roy de l’au-delà. De son vivant, il en avait toujours été friand et l’habile de la Quintinie avait réussi des prouesses, à force de fumier, de paille, de feux entretenus pour narguer la température hivernale. Grâce à lui, Louis XIV mangeait des poires toute l’année. Désormais, Julie n’évoquerait plus les fruits manquant à l’espalier. Ne travaillait-elle pas dans le potager du Roy ? Ce dernier ne pouvait-il pas légitimement profiter de ce qui lui appartenait ? Blottie sous les branchages, immobile, elle regarda défiler la cohorte chamarrée, enrubannée, vêtue de velours et de brocart, suivant avec servilité un souverain qu’elle raccompagnait au royaume des morts. Le Roy se glissa à travers l’immense grille surmontée de sa couronne, les courtisans se coulèrent derrière lui. Et le potager retrouva la paix de la nuit.

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