Le Chemineau du lac – Extrait

Le Chemineau du lac – Extrait

Extrait du roman Le Chemineau du lac de Robert Curtat

Le Chemineau du lac – Extrait

Chapitre I

La barque surgissait d’entre les branchages, glissait dans le crissement soyeux de l’étrave.

Joues mangées de barbe, bras nus et puissants émergeant d’un maillot autrefois rayé, le rameur redoutable de ce bateau soudain saluait courtement :

– B’jour.

Groslouis qui allait pêcher sur le lac, Lucien et quelques autres habitaient les rives sauvages de Buchillon. Naufragés de la Grande Guerre qui avait pourtant épargné la Suisse, ils étaient venus par l’eau ou les mauvais chemins faire niche dans les baraques abandonnées par les bacounis, ces matelots du temps de la marine à voile du Léman.

Silencieux, occupés uniquement à survivre, ils avaient appris par eux-mêmes la pêche, les vents, les colères et les chatteries du lac. Le soir, fourbus, ils se jetaient sur des paillasses de feuilles sèches.

Pour meubler le silence chacun se parlait seul, n’échangeant d’autres mots que le salut, d’autres signes que le geste de la main levée, vague indication de la direction qu’on entendait prendre.

Parfois, à force de rames, ils rejoignaient l’autre rive du lac, les villages dont ils lisaient les lumières chaque nuit. La barque tirée sur la rive ils entraient dans le cercle des maisons, troquant leur poisson fumé contre des allumettes, du pétrole pour la lampe, du sel pour la soupe. Poussant plus loin Lucien avait découvert une petite ville et son imprimeur qui lui donnait de belles feuilles de papier vergé et des fonds d’encre grasse en échange d’un casier de perchettes que le bonhomme jetait ostensiblement à ses chats.

Lesté de papier et d’encre, il rejoignait sa cahute de solitaire sur le morceau de rivage inscrit « en Buchillon » sur la carte. Avec un vieux rouleau à épreuves, veuf de sa dernière couche d’amour1il appliquait l’encre sur une pierre lithographique jusqu’à composer de belles images étranges. Cet art incomplet et violent l’aidait à traverser les longs jours de tempêtes. Dans la lutte contre l’ennui il était mieux armé que les autres solitaires du rivage, sculpteurs de cannes ou de cuillers, forgerons sans braise ou vanniers sans osier.

Planté droit sur la grève, Lucien savourait cette petite heure du matin où le lac chaud et gros palpite.

La barque de Groslouis avait laissé un triangle de rides qui se dissolvaient avec le bruit en allé : clapot des rames et froissement de l’eau, minces signes de vie dans ce matin silencieux qui marquait le premier printemps des années vingt du vingtième siècle.

À son tour il faisait glisser sa barque. La grosse coque calfatée entrait dans l’eau, roulant bord sur bord. Il tentait de commander la manœuvre :

– Allez, allez !

Brassant le fond, sous la peau de l’eau, un courant sournois le poussait à trois milles du rivage, barrant le chemin du retour. Seules quelques portes secrètes permettaient de rejoindre l’anse de Buchillon et sa cahute de bacouni. Il avait mis des mois à les connaître.

Une fois gagnée la place de pêche, l’habitude réglait les gestes. Les mailles humides du filet frémissaient sur le plat bord. Il attendait, laissait filer une autre flotte de mailles, tirait enfin lentement le gros cordon d’arrêt. Les premières perchettes bondissaient sur le fond luisant de goudron, battaient violemment le pont de leur queue bifide.

Trois minutes durant, le silence du lac était secoué par ce frétillement violent. Bientôt, dans le calme revenu, il jetait le filet sur le faux pont et, les sabots bien calés, tournait la barque face au rivage, cherchant les repères de ses portes dans les collines.

Déjà les rames battaient en cadence l’eau violette de midi.

Brusquement quelque chose avait surgi, très loin. Il se surprit à questionner :

– Qu’est-ce que c’est ?

Par-delà la courbe du lac venait un bruit cadencé tandis que des remous toujours plus marqués soulevaient doucement la barque.

Occupé à reprendre ses repères, Lucien ne vit pas tout de suite le yacht blanc qui tenait la cape en plein travers de sa route. C’était un fin bateau. En homme du lac il en dégusta chaque détail : les bordures d’acajou, la cheminée peinte en argent avec des liserés noirs, la flatterie de la lumière sur les lèvres de laiton roux qui cernaient l’ovale des hublots, la lumière électrique diffusant une lueur opaline à l’entrée des coursives. Deux triangles de voile rouge prolongeaient les mâts courts et bien plantés.

Maintenant le yacht avait mis en panne et balançait doucement sa poupe barrée d’un nom étrange : « Katia II ».

– Ohé du bateau, lança un matelot en direction de Lucien.

Derrière lui un homme en casquette et tenue blanche semblait attendre la réponse. Qui ne venait pas. L’homme vêtu de blanc reprit :

– Ohé du bateau !

Cette voix, cette silhouette… la boule du souvenir éclatait dans sa gorge.

– Ohé – l’homme en blanc reprenait calmement l’appel – je recherche Pierre-Michel Druey pour lui remettre un héritage constitué de titres et de valeurs réunis à l’instigation de son grand-père, Pierre Druey du Haut-Bourg. Mon nom est Francis Martin, notaire et avocat à Saint-Maire2.

– Non !!!

C’est tout ce qu’il avait pu opposer à la remontée violente des souvenirs, à cette histoire forte, brûlante qui l’avait conduit sur la berge.

Tirant ferme sur les rames Lucien cherchait de toutes ses forces à s’éloigner du yacht. Une pleine année de solitude volontaire lui avait désappris son double prénom d’état-civil comme son nom. Et la succession de drames qui l’avait jeté sur le rivage de Buchillon avait encore brouillé les signes. Pourquoi fallait-il que le courant joue avec sa barque, la drosse sur le yacht dont il essayait de s’éloigner ? Touchant, de la tranche de sa rame, le hêtre chanfreiné de la coque, il tenta de mettre une secousse rude entre l’homme et lui :

– Alors, on ne reconnaît plus les amis ?

Occupé à la manœuvre, Lucien ne voulait rien d’autre que fuir, rejoindre sa cabane sur le rivage.

– Tout est fini, murmura-t-il.

Depuis son entrée en solitude c’était la première fois qu’il rencontrait le passé.

C’était comme une ligne chargée de mots, lourde à couler.

Il passa tout près de l’hélice, s’éloigna enfin.

Courtoisement l’homme en blanc avait attendu qu’il fût assez loin pour affaler le gréement, lancer le moteur et passer au large dans le balancement des éperons de proue.

Troublé par cette rencontre Lucien mit du temps avant de retrouver ses repères, passer les portes invisibles sous la peau du lac, tirer enfin la barque à sec.

Machinalement il déploya le filet sur un étançon calé entre deux branches basses, exposa le produit de sa pêche sur un plateau de bois rêche à force d’être brossé.

Loin sur le lac, le bateau blanc n’en finissait pas de s’effacer tandis qu’une mouette rieuse égrenait son appel d’amour.

Il avait beau combattre, s’acharner aux tâches quotidiennes, la musique d’hier était entrée dans la cahute avec l’image de l’homme en blanc. La lumière de l’après-midi caressait la lame effilée du couteau qui séparait les têtes, levait les filets de chair rose nacrée entassée dans des casiers noircis qu’il s’obstinait à mettre en équilibre sur des piquets sommaires fichés entre les pierres pour les exposer à la fumée forte qui montait le long du mur.

Chevauchant les braises un chaudron contenait la potée du pêcheur : raves et poisson avec un peu d’herbes et beaucoup de sel. Au terme d’une longue cuisson, d’un geste il accrochait la marmite par ses anses, la posait à même la table noircie, s’asseyait. Par la porte son regard prenait toujours le même morceau de lac où la nuit s’installait.

1 – L’une des dernières couches d’un rouleau à imprimer, en contact avec la lettre encrée.
2- Ancien nom de Lausanne (époque médiévale).

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