Au début d
e la semaine, nous vous offrions L’Affaire de Noël, une nouvelle de Catherine Gaillard-Sarron issue de son dernier recueil, Des Taureaux et des femmes. Aujourd’hui, nous avons décidé de vous faire cadeau d’une autre nouvelle dans son intégralité: La dernière Garde, issue du recueil précédent, Un Fauteuil pour trois, paru en 2009 dans la collection Frisson. Découvrez donc cette histoire à faire pâlir d’effroi Stephen King lui-même…
Et si ces deux nouvelles vous ont plu, n’hésitez pas à profiter de notre promotion de Noël: l’achat combiné de Des Taureaux et des femmes, et Un Fauteuil pour trois pour CHF 39.- (€ 30.-) au lieu de CHF 46.-(€ 35.-)
« Elle les vit tous, chenus et décrépits qui lui souriaient de leurs mâchoires béantes et noires ! »
LA DERNIÈRE GARDE
Elle avait réussi à s’échapper en prétextant de la fatigue,
les mauvais chemins et surtout un rendez-vous important
tôt le lendemain. Personne ne l’avait vraiment retenue.
Ses hôtes avaient juste un peu insisté pour la forme.
La fête continuerait sans elle et c’est sans regret qu’elle
referma la porte sur les rires et les flonflons. Dehors
la nuit était glaciale. Il avait beaucoup neigé ces derniers
jours et sous le ciel piqueté d’étoiles, le paysage,
minéral et surréaliste, étincelait de mille reflets d’argent.
Mais Maude ne s’arrêta pas au spectacle scintillant sous
la lune, le froid intense la transperçant de ses aiguilles
acérées. Elle s’engouffra dans sa voiture, mit le moteur
en marche, le chauffage à fond et démarra. Le tableau
de bord indiquait une température extérieure de moins
vingt-neuf degrés. Elle nota machinalement l’heure : 11 h
50 et la date : 29 janvier 2005. Elle roulait prudemment,
lentement, ses yeux brûlants et rougis par la fumée scrutant
la route recouverte de neige glacée.
Maude habitait la région du Jura français depuis une
dizaine d’années. Elle aimait en contempler les paysages
superbes et presque sauvages, mais supportait mal les
conditions climatiques qui y sévissaient l’hiver. Lorsqu’elle
avait vu le temps, elle avait hésité à prendre la route.
Un instant, elle avait même songé à appeler son amie à
la Brévine pour se décommander. Au dernier moment,
pourtant, elle avait choisi de se rendre à cet anniversaire.
Après tout, la fête ne se déroulait qu’à une quinzaine de
kilomètres de chez elle et cela lui changerait les idées.
Elle sortait peu et les invitations étaient rares à son âge.
A l’instar de son amie ce soir, elle avait fêté ses soixante-huit
ans au début du mois de décembre. C’est d’ailleurs
pour fuir un peu son isolement qu’elle avait vendu la
maison familiale au décès de son époux et loué un petit
appartement aux environs de Morteau. Quant à ses deux
enfants, ils vivaient et travaillaient à l’étranger, leurs visites
étaient rares.
Dans la voiture, le chauffage était enclenché depuis
cinq bonnes minutes mais Maude ne parvenait pas à se
réchauffer. La buée couvrait une partie des vitres et malgré
ses lunettes elle avait de la peine à distinguer la route.
La bise soufflait à nouveau et tout se confondait dans un
blanc uniforme. Habituellement, lorsqu’elle conduisait de
nuit, elle pouvait suivre la ligne blanche, mais là elle
n’avait plus aucun repère.
Seigneur, pourquoi avait-elle si froid ? En dépit des gants
de laine qu’elle portait, ses mains étaient complètement
gelées. Et puis cette intense fatigue qu’elle ressentait
depuis un moment. Elle n’avait menti qu’à moitié à son
amie tout à l’heure. Elle se sentait terriblement lasse soudain
– comme si son énergie fuyait par tous les pores de
sa peau. Elle était vraiment à plat. Maude jeta alors un
regard à la montre du tableau de bord et constata qu’il
était presque minuit. Le calendrier numérique amorçait le
changement de date.
Elle éternua. Son regard se porta aussitôt sur le curseur du
chauffage. La ventilation, assourdissante, était au maximum
mais ne semblait curieusement dégager aucune
chaleur. Maude était frigorifiée. Elle tremblait et claquait
des dents à présent. Sa voiture n’étant plus de première
jeunesse, elle pensa avec un serrement de coeur : « Pourvu
que je ne tombe pas en panne dans ce coin perdu ! »
La voiture arrivait à présent dans la forêt, au lieu-dit La
Garde. Maude appréhendait cet endroit. Le verglas y était
fréquent et la forte déclivité rendait la route encore plus
dangereuse en hiver. Les mains engourdies par le froid,
elle se tenait crispée sur le volant. Sa voiture était équipée
de pneus à clous, mais elle n’avait pas l’habitude de rouler
sur la neige. Elle aborda la pente un peu rapidement.
Elle ne sentait plus ses pieds et ses yeux larmoyaient à
force de se concentrer sur sa conduite. Soudain, un chevreuil
affolé jaillit dans les phares de la voiture. Surprise,
Maude donna un violent coup de volant pour l’éviter
et fit un écart. Elle contrebraqua immédiatement pour
redresser mais elle roulait trop vite. Paniquée, elle planta
alors instinctivement sur les freins et perdit la maîtrise de
son véhicule qui se mit à déraper et glisser sur la chaussée
verglacée. En une seconde, elle vit défiler, balayée
par la lueur des phares, la masse compacte des sapins
alignés de chaque côté de la route. Immenses et sanglés
dans leurs armures étincelantes, ils la regardaient passer
à toute allure, lui faisant comme une haie d’honneur…
Maude aurait été incapable de dire comment elle était
parvenue à rentrer à la maison. Après l’embardée, elle
avait probablement perdu connaissance, mais elle était
bien là à présent, dans sa voiture et devant son immeuble
à Morteau. Elle ne se souvenait plus de rien, hormis
des sapins. Depuis qu’elle était partie en glissade, seule
persistait dans son esprit amnésique l’image de ces conifères
raides comme des soldats au garde-à-vous. Complètement
sonnée et l’air absent, elle promenait maintenant
son regard incrédule sur le tableau de bord, essayant
vainement de raccommoder cet accroc temporel qui
déchirait son présent. La pendule indiquait minuit vingt.
Il s’était donc écoulé une vingtaine de minutes depuis
qu’elle avait dérapé. Le calendrier marquait cependant
toujours la date du 29 janvier.
« Tiens ! c’est bizarre », se dit-elle étonnée, « pourquoi la
date n’a-t-elle pas changé ? » « Décidément », pensa-t-elle,
« cette voiture mérite une bonne révision ! »
Maude ne semblait pas blessée. Elle avait juste terriblement
froid : un froid brutal, paralysant comme le gel qui
pétrifie aussitôt tout ce qu’il touche. Et puis cette fatigue
lancinante qui l’écrasait de tout son poids. Elle avait tellement
sommeil que ses paupières se fermaient toutes
seules. La perspective d’un bon thé brûlant et de son lit
tout proche la rasséréna un peu. Elle était immensément
soulagée d’être enfin arrivée à bon port.
Maude sortit de sa voiture et se dirigea vers l’entrée prin-
cipale de son immeuble ancien et vétuste. Quand après
mille efforts, elle réussit enfin à pousser la lourde porte,
un souffle glacé lui cingla le visage et elle crut défaillir.
Elle n’en pouvait vraiment plus. Elle était à bout, exténuée.
Jamais de sa vie elle n’avait ressenti un froid pareil
et une telle envie de dormir. De ses doigts gourds et
maladroits, elle chercha l’interrupteur. Il ne fonctionnait
pas. Elle insista un instant, puis s’avisa que le gel pouvait
en être la cause. Par prudence, elle renonça également
à utiliser l’ascenseur. Avec difficulté, elle se mit alors à
gravir les escaliers jusqu’au deuxième étage. Pourquoi
faisait-il si froid ici également ? Toutes les installations
étaient-elles tombées en panne ?
Son corps n’était plus qu’un bloc de glace qu’elle bougeait
avec une peine infinie, et plus elle montait, plus la
température semblait descendre. Rigide comme une statue
de pierre, elle atteignit enfin le palier de son appartement.
Sous la clarté lunaire, elle s’y reprit à plusieurs fois
pour ouvrir sa porte tant ses doigts ankylosés refusaient
de lui obéir.
« Mon Dieu », pensait-elle avec angoisse, « comment se
fait-il que j’aie si froid ! »
Elle pénétra dans son petit trois pièces avec l’unique idée
de se faire du thé et de se mettre immédiatement au lit
pour se réchauffer. Mais ici aussi l’interrupteur ne fonctionnait
pas. Soudain, alertée par quelque chose d’inhabituel,
elle se figea. Une odeur étrange flottait dans l’air
et l’obscurité semblait agitée d’un mouvement anormal.
Oppressée par la densité des ténèbres, Maude eut le
net sentiment que des ombres se mouvaient tout autour
les mauvais chemins et surtout un rendez-vous important
tôt le lendemain. Personne ne l’avait vraiment retenue.
Ses hôtes avaient juste un peu insisté pour la forme.
La fête continuerait sans elle et c’est sans regret qu’elle
referma la porte sur les rires et les flonflons. Dehors
la nuit était glaciale. Il avait beaucoup neigé ces derniers
jours et sous le ciel piqueté d’étoiles, le paysage,
minéral et surréaliste, étincelait de mille reflets d’argent.
Mais Maude ne s’arrêta pas au spectacle scintillant sous
la lune, le froid intense la transperçant de ses aiguilles
acérées. Elle s’engouffra dans sa voiture, mit le moteur
en marche, le chauffage à fond et démarra. Le tableau
de bord indiquait une température extérieure de moins
vingt-neuf degrés. Elle nota machinalement l’heure : 11 h
50 et la date : 29 janvier 2005. Elle roulait prudemment,
lentement, ses yeux brûlants et rougis par la fumée scrutant
la route recouverte de neige glacée.
Maude habitait la région du Jura français depuis une
dizaine d’années. Elle aimait en contempler les paysages
superbes et presque sauvages, mais supportait mal les
conditions climatiques qui y sévissaient l’hiver. Lorsqu’elle
avait vu le temps, elle avait hésité à prendre la route.
Un instant, elle avait même songé à appeler son amie à
la Brévine pour se décommander. Au dernier moment,
pourtant, elle avait choisi de se rendre à cet anniversaire.
Après tout, la fête ne se déroulait qu’à une quinzaine de
kilomètres de chez elle et cela lui changerait les idées.
Elle sortait peu et les invitations étaient rares à son âge.
A l’instar de son amie ce soir, elle avait fêté ses soixante-huit
ans au début du mois de décembre. C’est d’ailleurs
pour fuir un peu son isolement qu’elle avait vendu la
maison familiale au décès de son époux et loué un petit
appartement aux environs de Morteau. Quant à ses deux
enfants, ils vivaient et travaillaient à l’étranger, leurs visites
étaient rares.
Dans la voiture, le chauffage était enclenché depuis
cinq bonnes minutes mais Maude ne parvenait pas à se
réchauffer. La buée couvrait une partie des vitres et malgré
ses lunettes elle avait de la peine à distinguer la route.
La bise soufflait à nouveau et tout se confondait dans un
blanc uniforme. Habituellement, lorsqu’elle conduisait de
nuit, elle pouvait suivre la ligne blanche, mais là elle
n’avait plus aucun repère.
Seigneur, pourquoi avait-elle si froid ? En dépit des gants
de laine qu’elle portait, ses mains étaient complètement
gelées. Et puis cette intense fatigue qu’elle ressentait
depuis un moment. Elle n’avait menti qu’à moitié à son
amie tout à l’heure. Elle se sentait terriblement lasse soudain
– comme si son énergie fuyait par tous les pores de
sa peau. Elle était vraiment à plat. Maude jeta alors un
regard à la montre du tableau de bord et constata qu’il
était presque minuit. Le calendrier numérique amorçait le
changement de date.
Elle éternua. Son regard se porta aussitôt sur le curseur du
chauffage. La ventilation, assourdissante, était au maximum
mais ne semblait curieusement dégager aucune
chaleur. Maude était frigorifiée. Elle tremblait et claquait
des dents à présent. Sa voiture n’étant plus de première
jeunesse, elle pensa avec un serrement de coeur : « Pourvu
que je ne tombe pas en panne dans ce coin perdu ! »
La voiture arrivait à présent dans la forêt, au lieu-dit La
Garde. Maude appréhendait cet endroit. Le verglas y était
fréquent et la forte déclivité rendait la route encore plus
dangereuse en hiver. Les mains engourdies par le froid,
elle se tenait crispée sur le volant. Sa voiture était équipée
de pneus à clous, mais elle n’avait pas l’habitude de rouler
sur la neige. Elle aborda la pente un peu rapidement.
Elle ne sentait plus ses pieds et ses yeux larmoyaient à
force de se concentrer sur sa conduite. Soudain, un chevreuil
affolé jaillit dans les phares de la voiture. Surprise,
Maude donna un violent coup de volant pour l’éviter
et fit un écart. Elle contrebraqua immédiatement pour
redresser mais elle roulait trop vite. Paniquée, elle planta
alors instinctivement sur les freins et perdit la maîtrise de
son véhicule qui se mit à déraper et glisser sur la chaussée
verglacée. En une seconde, elle vit défiler, balayée
par la lueur des phares, la masse compacte des sapins
alignés de chaque côté de la route. Immenses et sanglés
dans leurs armures étincelantes, ils la regardaient passer
à toute allure, lui faisant comme une haie d’honneur…
Maude aurait été incapable de dire comment elle était
parvenue à rentrer à la maison. Après l’embardée, elle
avait probablement perdu connaissance, mais elle était
bien là à présent, dans sa voiture et devant son immeuble
à Morteau. Elle ne se souvenait plus de rien, hormis
des sapins. Depuis qu’elle était partie en glissade, seule
persistait dans son esprit amnésique l’image de ces conifères
raides comme des soldats au garde-à-vous. Complètement
sonnée et l’air absent, elle promenait maintenant
son regard incrédule sur le tableau de bord, essayant
vainement de raccommoder cet accroc temporel qui
déchirait son présent. La pendule indiquait minuit vingt.
Il s’était donc écoulé une vingtaine de minutes depuis
qu’elle avait dérapé. Le calendrier marquait cependant
toujours la date du 29 janvier.
« Tiens ! c’est bizarre », se dit-elle étonnée, « pourquoi la
date n’a-t-elle pas changé ? » « Décidément », pensa-t-elle,
« cette voiture mérite une bonne révision ! »
Maude ne semblait pas blessée. Elle avait juste terriblement
froid : un froid brutal, paralysant comme le gel qui
pétrifie aussitôt tout ce qu’il touche. Et puis cette fatigue
lancinante qui l’écrasait de tout son poids. Elle avait tellement
sommeil que ses paupières se fermaient toutes
seules. La perspective d’un bon thé brûlant et de son lit
tout proche la rasséréna un peu. Elle était immensément
soulagée d’être enfin arrivée à bon port.
Maude sortit de sa voiture et se dirigea vers l’entrée prin-
cipale de son immeuble ancien et vétuste. Quand après
mille efforts, elle réussit enfin à pousser la lourde porte,
un souffle glacé lui cingla le visage et elle crut défaillir.
Elle n’en pouvait vraiment plus. Elle était à bout, exténuée.
Jamais de sa vie elle n’avait ressenti un froid pareil
et une telle envie de dormir. De ses doigts gourds et
maladroits, elle chercha l’interrupteur. Il ne fonctionnait
pas. Elle insista un instant, puis s’avisa que le gel pouvait
en être la cause. Par prudence, elle renonça également
à utiliser l’ascenseur. Avec difficulté, elle se mit alors à
gravir les escaliers jusqu’au deuxième étage. Pourquoi
faisait-il si froid ici également ? Toutes les installations
étaient-elles tombées en panne ?
Son corps n’était plus qu’un bloc de glace qu’elle bougeait
avec une peine infinie, et plus elle montait, plus la
température semblait descendre. Rigide comme une statue
de pierre, elle atteignit enfin le palier de son appartement.
Sous la clarté lunaire, elle s’y reprit à plusieurs fois
pour ouvrir sa porte tant ses doigts ankylosés refusaient
de lui obéir.
« Mon Dieu », pensait-elle avec angoisse, « comment se
fait-il que j’aie si froid ! »
Elle pénétra dans son petit trois pièces avec l’unique idée
de se faire du thé et de se mettre immédiatement au lit
pour se réchauffer. Mais ici aussi l’interrupteur ne fonctionnait
pas. Soudain, alertée par quelque chose d’inhabituel,
elle se figea. Une odeur étrange flottait dans l’air
et l’obscurité semblait agitée d’un mouvement anormal.
Oppressée par la densité des ténèbres, Maude eut le
net sentiment que des ombres se mouvaient tout autour
d’elle. Elle entendit même distinctement des murmures,
comme si des gens parlaient à voix basse. Terrorisée, elle
se mit brusquement à hurler.
Ses dents s’entrechoquaient et son coeur cognait si fort dans
sa poitrine qu’elle eut la certitude qu’il allait sortir de son
corps. Elle le sentait bondir comme un cheval fou et distendre
son enveloppe corporelle… son enveloppe corporelle !
Maude s’aperçut alors que son corps était en train de disparaître.
Si l’instant d’avant elle était pareille à un bloc de
glace, elle était maintenant en train de se liquéfier sous
ses propres yeux.
« Oh mon Dieu, mon Dieu, mais que se passe-t-il ? »
Elle était complètement paniquée à présent. Ses yeux
s’étaient un peu habitués à la pénombre et elle regardait
sans le reconnaître cet appartement où elle vivait
depuis dix ans. Où étaient ses meubles ? Ses photos ? Où
étaient passées toutes ses affaires ? Elle se crut en plein
cauchemar et se pinça jusqu’au sang dans l’espoir de se
réveiller. Mais elle ne se réveillait pas.
Tout à coup, une voix chevrotante de petite vieille troua
le silence :
— N’ayez pas peur madame Thétys, personne ne vous
veut du mal…
— Qui êtes-vous et que faites-vous chez moi ? lança Maude
terrorisée en cherchant du regard d’où venait la voix.
— Mais je suis CHEZ MOI, madame Thétys ! Nous sommes
tous CHEZ NOUS, dit la voix avec un petit rire amusé
qui lui fit froid dans le dos.
Maude entendit alors d’autres gloussements moqueurs s’élever
dans le salon; ses poils se hérissèrent sur sa peau.
— Faisons les choses dans l’ordre, voulez-vous, reprit la
voix tremblotante. Tout d’abord, je suis madame Rovray,
la locataire précédente. Tous mes amis, au salon, sont les
locataires qui ont habité cet immeuble avant moi.
Une onde de murmures approbateurs parcourut la pièce.
— Savez-vous, reprit madame Rovray, que cet immeuble
date de 1505 et que bien qu’il ait déjà été maintes
fois rénové, ses fondations sont toujours d’origine… Un
vieil alchimiste vivait jadis dans cet édifice d’apparence
modeste. Il n’a peut-être pas réussi à changer le plomb
en or, mais il a fait mieux, madame Thétys : il est parvenu
à transmuter la mort en vie ! Il a découvert l’alchimie
de la vie ! Et depuis sa mort, son secret, enterré
et mêlé à la terre de ces fondations, agit toujours sur
nous… inexplicablement.
Autour d’elle, respectueuses, les voix s’étaient faites silencieuses.
— Vous comprendrez, poursuivit-elle au bout d’un
moment, que nous accordions autant d’importance à ce
bâtiment. Nous sommes en quelque sorte les descendants
expérimentaux de cet alchimiste et nous nous devons de
protéger et de préserver ce lieu de toute destruction. Il en
va de notre « Sur-vie » ! Tant que ses fondations existeront,
nous existerons aussi ! Nous en sommes les gardes, les
soldats, dit fièrement madame Rovray.
Toujours debout dans l’entrée, Maude semblait figée
de stupeur. Elle tremblait de tous ses membres, comme
chancelante au bord de ce monde inconnu qui l’attirait
inexorablement vers son néant vertigineux. Autour d’elle,
pareilles à des insectes vrombissants, les voix chucho-
taient dans un bruissement incessant, approuvant chaque
parole de leur locataire en cheffe.
— Vous avez eu fin nez de choisir cette vieille bâtisse,
reprit celle-ci d’un ton complice, mais nous devons vous
avouer toutefois que nous avons, comment dire, une certaine…
influence sur le choix des locataires. Nous sommes
évidemment… très attentifs à leur profil. Nous les
préférons tranquilles, vieux, sans enfants et sans animaux ;
ces derniers causent trop de ravages. Et puis, la curiosité
est notre ennemie jurée. Aussi, lorsqu’un locataire
ne nous convient pas, nous n’hésitons jamais. Quelques
manifestations très particulières de notre cru suffisent, en
général, à régler rapidement le problème.
Mais vous, madame Thétys, admit madame Rovray, vous
avez plu immédiatement à tous les locataires. C’est très
rare vous savez !
Une rumeur d’assentiment s’éleva du régiment des
ombres.
— Voyez-vous, dit-elle, la tradition veut que ce soit toujours
le dernier locataire à avoir quitté la maison qui
vienne accueillir le suivant. La prochaine fois, c’est vous
qui serez à ma place…
Mais pour l’heure, au nom de « la Garde des Blancs Soldats »je
vous souhaite la bienvenue, madame Thétys. Elle ponctua
sa phrase d’un petit rire aigre qui sonnait comme un glas.
comme si des gens parlaient à voix basse. Terrorisée, elle
se mit brusquement à hurler.
Ses dents s’entrechoquaient et son coeur cognait si fort dans
sa poitrine qu’elle eut la certitude qu’il allait sortir de son
corps. Elle le sentait bondir comme un cheval fou et distendre
son enveloppe corporelle… son enveloppe corporelle !
Maude s’aperçut alors que son corps était en train de disparaître.
Si l’instant d’avant elle était pareille à un bloc de
glace, elle était maintenant en train de se liquéfier sous
ses propres yeux.
« Oh mon Dieu, mon Dieu, mais que se passe-t-il ? »
Elle était complètement paniquée à présent. Ses yeux
s’étaient un peu habitués à la pénombre et elle regardait
sans le reconnaître cet appartement où elle vivait
depuis dix ans. Où étaient ses meubles ? Ses photos ? Où
étaient passées toutes ses affaires ? Elle se crut en plein
cauchemar et se pinça jusqu’au sang dans l’espoir de se
réveiller. Mais elle ne se réveillait pas.
Tout à coup, une voix chevrotante de petite vieille troua
le silence :
— N’ayez pas peur madame Thétys, personne ne vous
veut du mal…
— Qui êtes-vous et que faites-vous chez moi ? lança Maude
terrorisée en cherchant du regard d’où venait la voix.
— Mais je suis CHEZ MOI, madame Thétys ! Nous sommes
tous CHEZ NOUS, dit la voix avec un petit rire amusé
qui lui fit froid dans le dos.
Maude entendit alors d’autres gloussements moqueurs s’élever
dans le salon; ses poils se hérissèrent sur sa peau.
— Faisons les choses dans l’ordre, voulez-vous, reprit la
voix tremblotante. Tout d’abord, je suis madame Rovray,
la locataire précédente. Tous mes amis, au salon, sont les
locataires qui ont habité cet immeuble avant moi.
Une onde de murmures approbateurs parcourut la pièce.
— Savez-vous, reprit madame Rovray, que cet immeuble
date de 1505 et que bien qu’il ait déjà été maintes
fois rénové, ses fondations sont toujours d’origine… Un
vieil alchimiste vivait jadis dans cet édifice d’apparence
modeste. Il n’a peut-être pas réussi à changer le plomb
en or, mais il a fait mieux, madame Thétys : il est parvenu
à transmuter la mort en vie ! Il a découvert l’alchimie
de la vie ! Et depuis sa mort, son secret, enterré
et mêlé à la terre de ces fondations, agit toujours sur
nous… inexplicablement.
Autour d’elle, respectueuses, les voix s’étaient faites silencieuses.
— Vous comprendrez, poursuivit-elle au bout d’un
moment, que nous accordions autant d’importance à ce
bâtiment. Nous sommes en quelque sorte les descendants
expérimentaux de cet alchimiste et nous nous devons de
protéger et de préserver ce lieu de toute destruction. Il en
va de notre « Sur-vie » ! Tant que ses fondations existeront,
nous existerons aussi ! Nous en sommes les gardes, les
soldats, dit fièrement madame Rovray.
Toujours debout dans l’entrée, Maude semblait figée
de stupeur. Elle tremblait de tous ses membres, comme
chancelante au bord de ce monde inconnu qui l’attirait
inexorablement vers son néant vertigineux. Autour d’elle,
pareilles à des insectes vrombissants, les voix chucho-
taient dans un bruissement incessant, approuvant chaque
parole de leur locataire en cheffe.
— Vous avez eu fin nez de choisir cette vieille bâtisse,
reprit celle-ci d’un ton complice, mais nous devons vous
avouer toutefois que nous avons, comment dire, une certaine…
influence sur le choix des locataires. Nous sommes
évidemment… très attentifs à leur profil. Nous les
préférons tranquilles, vieux, sans enfants et sans animaux ;
ces derniers causent trop de ravages. Et puis, la curiosité
est notre ennemie jurée. Aussi, lorsqu’un locataire
ne nous convient pas, nous n’hésitons jamais. Quelques
manifestations très particulières de notre cru suffisent, en
général, à régler rapidement le problème.
Mais vous, madame Thétys, admit madame Rovray, vous
avez plu immédiatement à tous les locataires. C’est très
rare vous savez !
Une rumeur d’assentiment s’éleva du régiment des
ombres.
— Voyez-vous, dit-elle, la tradition veut que ce soit toujours
le dernier locataire à avoir quitté la maison qui
vienne accueillir le suivant. La prochaine fois, c’est vous
qui serez à ma place…
Mais pour l’heure, au nom de « la Garde des Blancs Soldats »je
vous souhaite la bienvenue, madame Thétys. Elle ponctua
sa phrase d’un petit rire aigre qui sonnait comme un glas.
Maude était devenue presque aussi transparente que les
autres à présent et il lui sembla que les voix s’intensifiaient
autour d’elle. En dépit de sa peur, elle avait de
plus en plus froid et sommeil.
— Nous sommes là pour vous escorter, madame Thétys,
entendit-elle résonner dans sa tête.
— Pour vous escorter ! reprit le choeur des voix avec de
petits claquements de langue humides.
Maude se sentit soudain sur le point de perdre connaissance.
Une sorte de léthargie gluante et incontrôlable
semblait s’emparer de son corps et de son esprit. Au
milieu des encouragements et des bruits de bouche, elle
perçut cependant encore avec netteté la voix désagréable
de madame Rovray qui clamait avec emphase :
— Ne vous inquiétez pas, madame Thétys ! Vous êtes
sous bonne garde ! Sous la garde des Blancs Soldats ! La
dernière ! Madame Thétys !
La voix, qui se voulait rassurante, emplissait à présent les
oreilles de Maude et retentissait dans son esprit :
— La dernière Garde, madame Thétys ! La dernière avant
le Rien !
La voix chevrotante se perdit dans une cascade de rires
déments et dégénérés qui la glacèrent jusqu’à l’âme.
autres à présent et il lui sembla que les voix s’intensifiaient
autour d’elle. En dépit de sa peur, elle avait de
plus en plus froid et sommeil.
— Nous sommes là pour vous escorter, madame Thétys,
entendit-elle résonner dans sa tête.
— Pour vous escorter ! reprit le choeur des voix avec de
petits claquements de langue humides.
Maude se sentit soudain sur le point de perdre connaissance.
Une sorte de léthargie gluante et incontrôlable
semblait s’emparer de son corps et de son esprit. Au
milieu des encouragements et des bruits de bouche, elle
perçut cependant encore avec netteté la voix désagréable
de madame Rovray qui clamait avec emphase :
— Ne vous inquiétez pas, madame Thétys ! Vous êtes
sous bonne garde ! Sous la garde des Blancs Soldats ! La
dernière ! Madame Thétys !
La voix, qui se voulait rassurante, emplissait à présent les
oreilles de Maude et retentissait dans son esprit :
— La dernière Garde, madame Thétys ! La dernière avant
le Rien !
La voix chevrotante se perdit dans une cascade de rires
déments et dégénérés qui la glacèrent jusqu’à l’âme.
Au salon, le carillon d’un morbier franc-comtois sonna
soudain trois coups graves et sonores. A cet instant précis,
Maude sentit quelque chose se déchirer profondément en
elle : comme si on lui arrachait la peau ! Elle éprouva un sentiment
indicible de vulnérabilité, se sentit sombrer dans le
vide, changer de dimension… de forme. Elle eut l’impression
que ses yeux se liquéfiaient dans ses orbites et que son esprit
s’incarnait dans le néant. Alors d’un seul coup, malgré l’obscurité,
elle VIT madame Rovray, petite vieille édentée, tassée
sur une chaise, et tous les locataires qui l’entouraient.
Elle les vit tous, chenus et décrépits qui lui souriaient de
leurs mâchoires béantes et noires !
soudain trois coups graves et sonores. A cet instant précis,
Maude sentit quelque chose se déchirer profondément en
elle : comme si on lui arrachait la peau ! Elle éprouva un sentiment
indicible de vulnérabilité, se sentit sombrer dans le
vide, changer de dimension… de forme. Elle eut l’impression
que ses yeux se liquéfiaient dans ses orbites et que son esprit
s’incarnait dans le néant. Alors d’un seul coup, malgré l’obscurité,
elle VIT madame Rovray, petite vieille édentée, tassée
sur une chaise, et tous les locataires qui l’entouraient.
Elle les vit tous, chenus et décrépits qui lui souriaient de
leurs mâchoires béantes et noires !
C’est en faisant leur tournée de salage, vers cinq heures
du matin, que les employés des Ponts et Chaussées
découvrirent une voiture accidentée. Selon la police, l’accident,
qui s’était produit entre la Brévine et Morteau, au
lieu dit « La Garde », était certainement dû au verglas.
On avait retiré de la carcasse une femme de soixante-huit
ans complètement gelée. Elle avait probablement perdu
connaissance à la suite de son embardée et était morte
de froid.
Cette nuit-là, le thermomètre était descendu jusqu’à
moins 29,1 degrés. A de telles températures, un évanouissement,
même de courte durée, avait des conséquences
tragiques ! Si la victime n’était pas rapidement secourue,
la mort était toujours au rendez–vous !
Après examen du cadavre, le médecin légiste avait situé
l’heure de la mort le 30 janvier aux alentours de 3 heures
du matin. Mais pour le garagiste qui avait enlevé la voiture,
l’accident s’était produit avant minuit, le calendrier
indiquant toujours le 29 janvier.
du matin, que les employés des Ponts et Chaussées
découvrirent une voiture accidentée. Selon la police, l’accident,
qui s’était produit entre la Brévine et Morteau, au
lieu dit « La Garde », était certainement dû au verglas.
On avait retiré de la carcasse une femme de soixante-huit
ans complètement gelée. Elle avait probablement perdu
connaissance à la suite de son embardée et était morte
de froid.
Cette nuit-là, le thermomètre était descendu jusqu’à
moins 29,1 degrés. A de telles températures, un évanouissement,
même de courte durée, avait des conséquences
tragiques ! Si la victime n’était pas rapidement secourue,
la mort était toujours au rendez–vous !
Après examen du cadavre, le médecin légiste avait situé
l’heure de la mort le 30 janvier aux alentours de 3 heures
du matin. Mais pour le garagiste qui avait enlevé la voiture,
l’accident s’était produit avant minuit, le calendrier
indiquant toujours le 29 janvier.




