Plaisir de lire: En cette nouvelle rentrée scolaire, certains lycéens du canton de Vaud ou du Valais vont lire et étudier en classe les romans Aline de C. F. Ramuz et Théoda de Corinna Bille. Vous qui êtes spécialiste de littérature romande, comment pourriez-vous les convaincre de la modernité de ces deux textes, pourtant respectivement publiés en 1905 et 1944 ? Comment pourriez-vous leur assurer que ces deux ouvrages ne seront pas une simple « lecture obligatoire », mais peut-être aussi pour eux une lecture formatrice et stimulante, une lecture pour le plaisir ?
Daniel Maggetti: Indépendamment de leur qualité esthétique, ces deux romans mettent en scène, à des périodes historiques différentes, un personnage qui a de quoi toucher de jeunes lecteurs : la violence sociale dont est victime Aline – qui est à peine sortie de l’adolescence – est facilement transposable dans le contexte contemporain, et la passion dévorante qui conduit Théoda au meurtre possède, elle aussi, un pouvoir de fascination qui déborde largement l’époque au cours de laquelle l’histoire se passe. Pour le dire autrement : ces romans abordent des sujets et des situations qui nous concernent encore aujourd’hui.
Plaisir de lire: Qu’aimez-vous le plus dans ces deux ouvrages?
Daniel Maggetti: Dans Aline, la qualité de l’évocation – allusive – du personnage principal, la mesure avec laquelle Ramuz retrace ce qui est un véritable calvaire, la force du constat d’injustice qui se dégage du texte sans qu’il ait besoin de l’expliciter. Dans Théoda, j’admire la narration à travers le regard de la petite fille qui assiste en témoin à un drame parfois trop grand pour elle, mais aussi la puissance de la figure de la protagoniste, et le talent de Corinna Bille dans la peinture de certaines scènes, en relation notamment avec des rituels religieux, pour produire des effets à forte portée symbolique.
Plaisir de lire: La sensibilité écologiste de Ramuz (à mettre sur le même plan qu’un Jean Giono ?) n’a-t-elle pas de quoi rendre très attractive la lecture de cet écrivain pour nos jeunes générations ?
Daniel Maggetti: Il est peut-être excessif, ou quelque peu anachronique, de parler de « sensibilité écologique » à propos de Ramuz, qui est d’une génération d’avant Giono et n’a jamais milité activement – mais il est vrai que ses propos critiques au sujet du pouvoir grandissant de la technique et de l’éloignement des réalités terriennes peuvent nourrir la réflexion contemporaine autour de la relation à la nature, voire des dérèglements de celle-ci. Donc, oui, certains de ses textes ont tout pour intéresser les jeunes que ces questions inquiètent.
Plaisir de lire : Quel est votre livre de Ramuz préféré? (peut-être aussi difficile que de demander aux parents quel enfant ils préfèrent, pardonnez-nous…)
Daniel Maggetti: J’ai une grande admiration pour les nouvelles de Ramuz, qui comportent de magnifiques réussites. Dans le domaine romanesque, ma préférence va aux textes qui ont un arrière-plan qu’on pourrait qualifier de philosophique, comme La Beauté sur la terre, Adam et Ève, Posés les uns à côté des autres. Mais, comme vous le soupçonnez, il m’est ardu de choisir dans un corpus tel que celui-là…
Plaisir de lire : Notre maison a publié les Notes du Louvre 1902-1903, de Ramuz, grâce aux documents que la famille de Ramuz a transmis à notre association. Ce texte donne-t-il aussi un autre visage de la sensibilité de Ramuz ?
Daniel Maggetti: Les Notes du Louvre sont un document très important pour qui s’intéresse à la formation visuelle de Ramuz et à ses années d’apprentissage esthétique : elles montrent comment il a découvert la grande peinture, à laquelle il n’avait pas eu accès auparavant à Lausanne. On y découvre ses préférences, son coup d’œil, sa systématique aussi. L’édition de Plaisir de lire est agréable notamment grâce aux illustrations qu’elle propose, donnant un accès immédiat aux toiles que Ramuz décrit dans ces carnets.
Plaisir de Lire : L’association va fêter en 2023 ses cent ans. Cette association atypique, constituée par des bénévoles a-t-elle joué un rôle, avec ses fameux petits livres à la couverture crème de la Collection Patrimoine Vivant, en faveur du rayonnement et de la redécouverte des auteurs (Ramuz, Cilette Ofaire, Burnat-Provins, Chappaz, Bille…) du patrimoine romand ? Joue-t-elle un rôle significatif dans la mise en valeur de ces écrivains ?
Daniel Maggetti: Plaisir de lire a dans un premier temps été créée pour promouvoir les « bonnes lectures » auprès de la jeunesse romande, donc pour contrer l’influence de la littérature « immorale » qui était surtout vue comme un produit d’importation étrangère (on pensait à la production romanesque française, prioritairement, ou du moins à une partie de celle-ci). D’où son encouragement, dans un premier temps, des auteurs locaux, pas forcément des classiques. Avec la prise en charge des œuvres de Ramuz, depuis les années 1950-1960, sa vocation patrimoniale s’est affirmée, et cette tendance s’est renforcée par la suite avec la reprise de textes des écrivains que vous citez – en particulier de femmes écrivains, si on ajoute encore, à celles que vous mentionnez, Clarisse Francillon, Suzanne Delacoste, Alice Curchod. La maison a ainsi fait redécouvrir des voix particulièrement significatives et de qualité, en les remettant heureusement à disposition du public.
Daniel Maggetti est professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, où il dirige le Centre des littératures en Suisse romande.