Chemins – Extrait
Alain Dais vint le lendemain.
La chambre de sa mère donnait sur la galerie par une double porte vitrée. C’était une pièce vaste où les meubles se tenaient distants, étant trop objectifs pour se faire remarquer. Un tapis cloué gris bleu y étouffait l’écho des pas et, se glissant sous chaque chose, prêtait à l’ensemble une unité reposante.
Les sapins du petit bois regardaient par la fenêtre. Ils s’étaient tellement allongés qu’à la fin de l’après-midi, en admettant qu’il fit beau temps, ils pouvaient étendre leurs ombres jusqu’au milieu de la pièce. Mais le matin, des rayons clairs entraient par la galerie, même lorsque dehors il neigeait, s’éparpillaient sur le tapis, y étalaient des reflets comme de soleil tamisé, et c’était un des moments que les deux femmes préféraient. Car, depuis que madame Dais se sentait faible à son lever, Sylvie l’aidait à s’habiller, et cela créait entre elles une intimité nouvelle que chaque jour accentuait.
« Ma tante, je voudrais vous voir porter vos robes les plus jolies », avait déclaré Sylvie. Et madame Dais souriait, dodelinait de la tête comme pour constater une folie et, heureuse d’y acquiescer, répondait : « Eh bien, choisis. » Puis tout en se laissant faire, elle ajoutait, sans amertume :
« C’était l’idée de Geneviève… Et juste avant de s’en aller, elle m’a dit : « Promets-moi, maman, de ne jamais te négliger et de t’habiller chaque jour comme si papa te regardait. » C’est difficile, quand on est seul. Pourtant j’y ai toujours tenu.
— Ma tante, si je vous ondulais !
— Pourquoi pas, puisque ça t’amuse. J’ai rêvé toute mon existence d’avoir quelqu’un qui me coiffe. Mais je n’ai pas osé le dire. »
Malgré le peignoir violet, si difficile à porter, le teint de la vieille dame restait juvénile et rose. Sylvie l’admirait en silence. « On voit bien qu’elle n’est pas malade, songeait-elle avec bonheur. Le docteur ne m’a-t-il pas dit qu’elle n’a absolument rien et qu’elle vivra encore dix ans ! » Ses doigts entortillaient une boucle argentée et elle en contempla l’effet dans le miroir.
« Vous êtes bien jolie, ma tante.
— Ton oncle me le disait et j’en étais surprise, car grand-maman nous défendait de nous regarder dans les glaces, si bien que, tante Agathe et moi, nous étions persuadées d’être pour le moins des laiderons. »
C’est alors qu’au fond du miroir on vit apparaître Alain Dais, Son épais vêtement de sport lui donnait un aspect velu. Quoiqu’il fût aussi grand que Pierre, ses épaules arrondies paraissaient le raccourcir. Buté à de l’invisible, il semblait avoir poussé à la manière d’une plante dont un roc retient la croissance en la forçant à s’y mouler. Il éteignit sa cigarette, mais la garda entre ses lèvres.
« Bonjour », fit-il sur une seule note lorsque la porte, derrière lui, fut refermée par Eugénie.
Il traversa la pièce pour s’approcher de la fenêtre et regarda le petit bois sans s’occuper de sa mère et sans plus prendre garde à Sylvie que si elle était la coiffeuse.
« Bonjour, Alain », dirent ces dames. Et madame Dais continua : « Tu ne reconnais pas Sylvie ? »
La cigarette d’Alain Dais passa dans l’autre coin de sa bouche pour l’empêcher de s’ouvrir. Sylvie se souvint de ses mains qui étaient petites et dures, mais d’une forme ravissante, comme celles de son propre père.
Madame Dais reprit patiemment :
« Je viens de te parler, Alain.
— Oui, maman. Je t’ai entendue.
— Si tu saluais ta cousine ? »
Ses mains restèrent dans ses poches et on l’entendit grommeler :
« J’ai dit bonjour en entrant. »
La chambre demeura silencieuse. Alain regardait dehors. Il vint à l’idée de Sylvie que des gens intéressants, çà ou là, à travers le monde, aimaient à la rencontrer et combien c’était curieux que, dans sa propre famille, on fût si inexistant.
« Alain ? repris encore sa mère. Il y avait dans voix une affectueuse anxiété qui la rendait hésitante.
— Oui, maman.
— Regardes-tu, par hasard, la maison de l’oncle Constant ?
— Non, ce sont ces sacrés corbeaux. J’avais cru les avoir détruits. Je vais faire un tour de jardin, tâcher de découvrir leurs nids.
— C’est ça, mon cher, débarrasse-m’en ! — Ce sont vraiment d’horribles bêtes et leur cri lugubre me glace, confia-t-elle à Sylvie quand son fils fut sorti.
— S’approchent-ils parfois des fenêtres ? on ne les voit pas se mêler aux oiseaux qui viennent manger.
— Non, je crois qu’ils sont peureux. Mais j’ai entendu affirmer qu’ils vont jusqu’à frapper aux vitres quand la mort entre dans une maison. Je ne l’ai pas vu moi-même.
— On me l’a raconté aussi. On m’a même dit que quand maman… »
Sylvie repoussa cette atroce idée et, après un silence, demanda si Alain était toujours tellement bourru.
« Oui, on ne sait ce qu’il cache. Il paraît indifférent. Pourtant, quand je suis restée seule, lors du départ de tes cousines, il m’a écrit une lettre exquise. La plus tendre, la plus sensible de toutes celles que j’ai reçues. »
Madame Dais eut l’air soucieux et déclara brusquement :
« Il n’aurait pas dû se marier ! C’est Estelle qui l’a voulu. Je le lui avais déconseillé. Je n’ai jamais compris qu’elle tînt tant à lui.
— Comment est Estelle, ma tante ? »
Madame Dais éluda à demi la question :
« Au fond, je la connais peu. J’ai toujours jugé préférable de me tenir à l’écart des ménages de mes belles-filles. Je n’ai guère de rapport non plus avec Gladys, la femme de Pierre.
— Croyez-vous qu’Alain remonte ?
— Non, ce serait inutile. L’essentiel – j’en suis bien contente – c’est que mes fils t’aient vu ici.
Sylvie ne chercha pas à en savoir la raison. Mais lorsqu’elle descendit, à l’heure du déjeuner, elle croisa Marie dans le Hall.
« Ces messieurs ont-ils décidé qu’on devrait faire venir Solange et vous rentriez chez vous ?
— Non, Marie.
— Qu’est-ce qu’ils ont dit, alors ?
— Rien, Marie. »