La cabine sur la digue
Nouvelle inédite de Catherine May
De la même auteure chez Plaisir de Lire :
London Docks
Le vent forcit. Devant la fenêtre ouverte, les voilages blancs dansent vivement. Je sors sur l’étroit balcon de ma chambre d’hôte et m’appuie à la barrière ouvragée, rongée par l’air salé.
La vieille cabine se dresse au départ de la digue. J’y ai jeté un œil, l’autre jour, comme à un vestige d’un temps révolu. Il y a toujours un appareil à l’intérieur, mais sans combiné. Et sur la petite plaque au-dessus de la fente pour la monnaie, les valeurs s’affichent encore en lires.
Une vieille dame débouche à petits pas de la rue principale. Ses pantoufles élimées paraissent bien trop étroites pour ses pieds gonflés.
Très vite, elle disparaît comme elle est venue, derrière un hangar à bateau.
Je porte mon regard au large, où le ciel et les flots sont maintenant fondus en un mur anthracite. Le spectacle est magnifique.
Une bonne chose, finalement, que l’hôtel ait été complet. Je n’aurais jamais eu la chance de loger sur le port, sinon.
Des bruits sourds en contrebas attirent mon attention. Les bateaux s’entrechoquent, ballottés par la mer qui grossit. Les hommes s’agitent en parlant fort. Ils tendent les amarres du mieux qu’ils peuvent, déchargent les caisses vides déjà empilées pour la prochaine pêche.
Un premier éclair tombe au large.
… cinq, six, sept. Un grondement mat. L’orage est à deux kilomètres, pas plus.
Quelques touristes pressent le pas sur la Via del Amore. Contournant le phare, ils passent le petit cap et longent le cimetière blanc en luttant contre les bourrasques. Ensuite, je les perds de vue. Puis, soudain, les revoilà, marchant vivement sous mon balcon. Renonçant à rester plus longtemps autour des embarcations folles, les marins leur emboîtent le pas. En file indienne, tout ce petit monde se hâte jusqu’à l’autre extrémité du port.
Les premières gouttes s’écrasent au moment précis où tous s’engouffrent dans le bar « Da Gina ». De ces grosses gouttes d’orage, qui tombent comme au ralenti. Les odeurs exhalent : les pierres brûlantes brusquement refroidies, les remugles de la mer brassée, mes cheveux encore empesés du sel de ma baignade du matin.
La pluie redouble. Il faut que je rentre et que je ferme la fenêtre, avant que le parquet ne soit trempé.
Je me redresse, le visage mouillé, contemplant une dernière fois le port, si paisible il y a une heure encore : sur la mer qui se démonte jusque dans la partie protégée par la digue, les bateaux semblent comme possédés. Insouciant du tumulte, le phare du cap balaie l’obscurité avec régularité.
Je dois appuyer fort sur le cadre de la fenêtre : c’est une vieille fenêtre, qui n’aime pas être fermée. Frissonnante, je file à la salle de bains : une douche chaude me fera du bien. Lorsque j’en ressors une quinzaine de minutes plus tard, le paysage à travers les vitres a retrouvé ses couleurs.
Je décide de faire un saut chez Gina. La porte d’entrée de la maison se trouve sur le côté. Avant d’atteindre le quai, je dois encore contourner le hangar.
C’est alors que je la vois. Tremblante petite vieille, cramponnée à la poignée intérieure de la cabine.
Je m’approche pour l’aider, ouvre la porte vitrée ternie par les ans.
— Madame, ça va ?
La pauvre semble terrorisée :
— Sainte Vierge ! Quelle peur j’ai eue…
— Mais qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je devais téléphoner à mon amie Giuseppa. J’espérais avoir le temps de le faire avant la pluie.
— Mais… fais-je, incrédule. Le téléphone est hors service !
— Au moins, j’ai réussi à l’atteindre, déclare pourtant la vieille dame. Vous savez, elle est à l’hôpital. Elle a fait une mauvaise chute. Les journées sont longues, quand on ne peut pas bouger.
Mon regard va de ses pantoufles aux larges flaques que l’orage a laissées sur le quai.
— Comment vous appelez-vous ? me demande-t-elle sans transition, un joli sourire illuminant soudain son visage. Moi, c’est Gina.
— Je m’appelle Cécile. Dites, vous ne voulez pas venir avec moi chez Gina, justement, pour vous réchauffer ?
— Non non, il faut que je rentre, maintenant.
Et, me plantant là, elle se dirige vers les deux maisons entre lesquelles s’enfile la rue principale.
Je la regarde un moment remonter à petits pas précautionneux. Aurais-je dû lui proposer de la raccompagner ?
Mais elle a déjà échappé à mon regard, disparue dans le dédale de ruelles du bourg escarpé.
Je pousse la porte de chez Gina. Il y fait encore très chaud, l’orage a été trop court pour rafraîchir l’atmosphère.
Je me glisse jusqu’au comptoir et demande un cappuccino à Lucia, une jolie et volubile jeune femme. Nous avons un peu fait connaissance. Elle est étudiante, comme moi, et pendant les vacances universitaires, elle vient donner un coup de main dans le bar de ses parents.
« C’est une affaire familiale : l’endroit porte le nom de ma grand-mère maternelle », m’a-t-elle expliqué.
Je raconte à Lucia que je viens de rencontrer une petite dame toute perdue, qui s’est réfugiée dans la cabine de la digue pendant l’orage :
— Elle m’a dit qu’elle s’appelait Gina. Marrante, la coïncidence !
Lucia me regarde d’un air bizarre.
— Ça faisait longtemps… dit-elle, songeuse.
— Qu’est-ce qui faisait longtemps ?
Je ne comprends rien à ce qu’elle me raconte.
— Elle était comment, ta petite dame ? Elle portait des pantoufles ? fait Lucia.
— Oui ! Tu l’as vue aussi ? Elle avait l’air vraiment perdue. Je lui ai proposé de venir se réchauffer ici, mais elle n’a pas voulu.
— Est-ce qu’elle t’a dit qu’elle avait appelé son amie ?
Je fronce les sourcils.
— Oui… Son amie Giuseppa.
Réfléchissant à voix haute, je poursuis :
— J’imagine qu’elle est connue de tout le village. Pauvre femme, elle n’a plus toute sa tête…
— Elle était connue. C’est ma grand-mère. Gina. Celle dont ce bar porte le nom. Elle est morte il y a longtemps. À l’époque, on ne parlait pas encore de la maladie d’Alzheimer. On disait juste qu’elle était gâteuse.
Lucia marque un temps d’arrêt avant de poursuivre :
— Certains jours d’orage, il arrive qu’elle revienne par ici. Sa meilleure amie Giuseppa est morte sur ce quai : un soir de pluie, elle a glissé sur les dalles mouillées. Elle a été tuée sur le coup.
J’ouvre des yeux ronds.
— Tu veux dire que j’ai vu un… ?
— Un fantôme, oui, me répond Lucia d’un ton parfaitement naturel.
Puis elle me laisse pour d’autres clients.
Sur la mousse de lait de mon cappuccino, la poudre de chocolat dessine comme un visage qui sourit.