Le bonheur en bouteille

Le bonheur en bouteille

 

Nouvelle tirée du recueil Le jardin secret de Gisèle Ansorge
PRIX de la ville de Fribourg 1985

 

 

Le bonheur en bouteille

Le bonheur en bouteille

Sa grand-mère le lui répétait souvent avec un gros soupir :

— Ah, si seulement on trouvait un moyen de mettre le bonheur en bouteille. On s’en verserait une petite goutte quand viennent les mauvais jours.

Il avait à peine six ans quand il avait entendu cette réflexion pour la première fois et ça s’était logé profondément dans sa petite tête.

Il faut faire très attention à ce que l’on raconte aux enfants, leur imagination travaille. Le bonheur, il ne savait pas bien ce que c’était, mais il se persuada qu’il parviendrait à le mettre en bouteille. Quand les gens lui demandaient :

— Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grand ?

Il répondait :

— Je mettrai du bonheur en bouteille.

On riait. Lui, il prenait la chose au sérieux.

Très vite, il découvrit l’alchimie, plongea le nez dans les grimoires, et déserta les stades pour manipuler des cornues dans la cave de la maison.

Il y a des jours où on se sent très malheureux. D’autres, tous pareils aux premiers où on se sent très heureux.

Il attendit un grand jour de bonheur pour l’épargner, car il avait fini par trouver le secret. Il parvint à en remplir une grande bouteille qu’il s’empressa de sceller. Il colla sur le verre une belle étiquette : Bonheur 1946. Laisser vieillir. Il fit un grand trou dans la terre battue de la cave et y enfouit le trésor, à l’abri de ses propres tentations.

Il grandit, il se maria, il prit du ventre, il fit des enfants, il eut bien des occasions de souffrir. Il n’oubliait pas la bouteille qui attendait dans la cave. Plusieurs fois, il faillit céder à la tentation de l’ouvrir. La première fois quand il perdit sa fortune. La deuxième fois quand sa femme le quitta, la troisième fois un de ses enfants mourut. Il trouva les forces nécessaires pour tout surmonter. En fait, il était devenu si économe de ce précieux bonheur à portée de main qu’il parvenait, de chagrin en chagrin, à réagir.

Dans les situations les plus intenables, il se disait : si je voulais, je pourrais l’ouvrir. Et cette certitude l’aidait à poursuivre sa route sans l’apport d’une aide extérieure.

Il vieillit et apprit aussi à redouter la mort.

Dans son voisinage se mourait une très vieille femme qui approchait des cent ans. Elle souffrait beaucoup, mais continuait à attacher de l’importance à la vie. Au milieu de ses cris de douleurs, on discernait ses supplications, elle ne voulait pas mourir. Ses héritiers s’en indignaient, la trouvant bien exigeante.

— Et pourquoi vivre encore ? Qu’est-ce qui peut bien lui rester ?

La curiosité le poussa au chevet de l’agonisante.

Elle s’accroche à lui, suppliant :

— Je veux vivre, aidez-moi.

Alors, il alla déterrer la bouteille et l’ouvrit sous le nez de la vieille femme. Le bonheur s’en échappa, tout pétillant. La femme le but tout entier, avidement, puis elle s’écria :

— Comme c’est merveilleux la mort…

Sur quoi, elle trépassa dans grand éclat de rire.

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