Le rescapé

Le rescapé

Nouvelle inédite de Fabrice Boumahdi, lauréat du concours 2020 sur le thème de l’ « Histoire du soldat » organisé par les Editions Plaisir de Lire en partenariat avec la Revue des Citoyens des Lettres.

Les 6 lauréats de ce concours nous présentent leur version revisitée de cette oeuvre centenaire dans le recueil à télécharger gratuitement ci-dessous.

Le rescapé

L’offensive commença prématurément le 30 janvier 1968, un jour avant la nouvelle année lunaire, le Têt. Le 31 janvier, 80 000 soldats communistes attaquèrent plus de 100 villes à travers le pays dans la plus grande opération militaire conduite à ce point de la guerre.

Les attaques prirent les Américains et les Sud-Vietnamiens par surprise, mais furent contenues et repoussées et le FNL se vit infliger d’énormes pertes. La première phase de l’offensive atteignit en partie ses objectifs même si elle ne parvint pas à obtenir le soulèvement général espéré. Par contre, elle choqua l’opinion américaine, tenue dans la croyance que les Nord-Vietnamiens étaient incapables d’un tel assaut, et affecta profondément l’administration de Lyndon Johnson dont de nombreuses personnalités se positionnèrent contre cette guerre, ce qui en altéra le cours d’une manière décisive.

Steve Johnson était au « Nam » depuis à peine deux mois. Fils de la paysannerie du Dakota, il n’avait pas pu entrer à l’université et avait été obligé de s’engager dans cette guerre à mort contre le communisme.

Lors de l’offensive, il perdit deux compagnons d’infortune, un Noir de l’Alabama et un Latino de San Francisco, le creuset américain en quelque sorte. Au rayon offensif, il tua avec son pistolet mitrailleur Thompson une demi-douzaine de Viets, se croyant sincèrement revenu dans l’ouest sauvage et pendant un court instant, il fut une bête de guerre, un monstre de haine, un jouisseur de la mort ! Cette arme à l’ancienne, qui avait un chargeur de trente balles, une portée de cinquante mètres, une capacité de 700 tirs/ minute et un poids de quatre kilos était parfaite pour le combat de près, du genre de cette embuscade de merde par exemple !!!

Mais ce moment ne dura que quelques heures. Lui succéda un immense abattement qui dura dix longs mois. Aucune fille de Saigon, aucune drogue de Bangkok ne parvinrent à le dérider et à lui faire reprendre goût à la vie.

« Mec !! Tu découvres l’Asie, la guerre, la mort, la vie, la liberté, le sexe, tu es un dieu de la mort et tu n’arrives pas à bander !!! » lui dit-on pour lui remonter le moral mais il ne croyait plus à sa mission et après qu’il avait flingué une famille de paysans dans la baie de Da Nang, on lui signifia son congé et une bourse offerte par le gouvernement pour étudier là où il le désirait.

Dans l’hélicoptère qui le ramenait à sa base, il ne pensait à rien. Il était vide.

Dans le B52 qui le transportait vers le pays natal, il gratta quelques chansonnettes qui frappèrent son maigre public par leur pertinence et leur force. Parmi l’assistance, un type restait scotché avec son joint à la bouche, il se nommait David Lutzberg, New-Yorkais pur jus, égaré dans cette guerre par vice et qui en connaissait un rayon sur la musique et le show-biz. À l’atterrissage, il lui laissa ses coordonnées et son adresse à Manhattan et lui demanda où il comptait s’inscrire à la faculté.

  • A Columbia.
  • Et tes parents, ta famille ?
  • J’ai besoin de temps pour me remettre, mec, nous avons été des bébés tueurs, des putains d’assassins.
  • Nous avons grandi, appris à connaître le monde, à l’aimer, à le haïr aussi, nous sommes plus grands désormais, comme la génération perdue des Hemingway et Francis Scott Fitzgerald. Et avec ton talent, nous allons surprendre New York, lui promit-il en le saluant.

Le temps était plus lent dans la Grosse Pomme.

Steve s’inscrit à la faculté de Columbia, évita les tentations de la jeunesse étudiante, se remit à niveau, lut un max, et continua à composer pour lui. Homme de la campagne, véritable folk-man, il méprisait les poseurs du campus, les faux rebelles à l’accent new-yorkais.

Après quelques mois, il se décida à appeler le fameux David Lutzberg. Ce dernier n’avait pas menti, il était bien dans la musique, et aussi dans le petit monde du théâtre underground. Régnant comme un dieu de Manhattan, il en mit plein la vue au petit plouc du Dakota avec ses conquêtes féminines, son carnet d’adresses, ses restaurants et ses clubs à la mode. La tactique marcha sans peine chez un gamin qui bouffait littéralement la mythologie new-yorkaise et qui ne voulait pas retourner chez lui dans l’ouest.

  • Tu as des chansons ? demanda Lutzberg qui restait lucide malgré la cocaïne et le champagne qu’il s’injectait quotidiennement.
  • Bien sûr, j’ai même plus qu’un album.
  • Mazette !! Tu as fait une piste ?
  • Non, je n’ai pas les moyens, et puis, je ne sais pas à qui m’adresser.
  • Tu ne sais pas à qui, David lui fit son plus grand sourire, et tu as oublié les amis ! Je connais tout le monde ici, tu veux un cigare ?
  • Un cubain ?
  • Je ne fume que le meilleur, communisme ou pas, déclara-t-il en éclatant de rire. Et ta famille ?
  • Je leur ai écrit.
  • C’est vrai que New York est une ville trépidante, il prit son temps, mesurant son effet, pour ton album, passe me voir dans une semaine entre la 42eme rue et Broadway.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Il se rendit dans ce studio qui avait connu quelques pointures du milieu comme Mike Bernardt, Don Michael, Phil Robertson, John Spencer, Bob Watson et autre Connor Williams.

Steve joua pendant deux heures, sans pause. Il n’y avait rien à jeter, ce type était technique, avait une belle voix bien grave, un véritable vécu dans ses notes, un univers qui sentait le vrai, le dur.

Mais il avait cette gueule de paysan qui n’allait pas avec sa musique.

David réfléchit un long moment, il se regarda dans la glace et eut une idée.

  • Ecoute, Steve, j’ai quelque chose en tête.
  • Je suis tout ouïe.

Il prit une belle octave et commença à chanter les textes de Steve Johnson.

  • Tu ne voudrais pas m’apprendre à jouer de la guitare ?
  • Pourquoi ?
  • Que penses-tu de ma voix ?
  • Pas mal du tout, tu veux que nous jouions ensemble ?
  • J’ai mieux. Tu m’apprends à gratter, je chante tes textes et tu seras riche. Tu sais combien touche l’auteur d’une chanson qui marche ?
  • Non, mais je ne peux pas les chanter moi-même ?
  • Tu n’as pas la gueule de l’emploi, tu es trop blond pour la noirceur de ton propos. Nous avons le même vécu et j’ai des ténèbres qui n’appartiennent qu’aux créatures de Manhattan, fantômes de la nuit, esprits acides et aristocratiquement dépressifs.
  • Et le contraste ?
  • Oublie-le avec le public américain ! Je te laisse réfléchir, mais tu n’auras pas affaire à un ingrat.

Dans la solitude de son studio pourri de Greenwich Village, entouré par des hippies et des trafiquants de drogue retors, il pesa le pour et le contre puis, vaincu par sa pauvreté et l’absence de confort, il céda à Lutzberg ses textes qui firent un véritable carton.

Dorénavant plus riche, il laissa sa guitare dans son appartement, acheta un billet Greyhound pour le Dakota, pour voir la famille et les vieux amis restés au pays.

Là-bas, personne ne le reconnut, ni son père, ni sa mère, ni son ancienne fiancée qui venait de rompre. Il toucha ses premières royalties et s’acheta une Cadillac qui brillait de mille feux mais elle ne retenait pas l’attention de ces descendants de colons venus du nord de l’Europe pour fertiliser cette terre de l’ouest américain.

  • Trois ans parti et je suis oublié, se dit-il.
  • Tu es resté trois ans au Vietnam ? lui demanda-t-on.
  • Non, je vis à New York depuis deux ans. Le «  Nam » ne m’a eu qu’une seule année.
  • Babylone, l’antre de l’enfer, dit l’illuminé du village qui avait vu le Christ dans sa grange et qui inondait de ses paroles apocalyptiques tout le comté de West Fargo.

Déçu, amer, Steve revendit à un riche fermier des environs sa Cad et rentra chez lui, à New York.

David allait de succès en succès et l’invita au festival de l’île de Wight avec les plus grandes stars de l’époque : Jimi Hendrix, Bob Dylan, Joan Baez, the Who, the Doors Miles Davis, Leonard Cohen, Jethro Tull, David Bowie, Ten Years After, the Moody Blues, Kris Kristofferson, Procol Harum.

La légende péta à la gueule de Steve Johnson qui assista avec une belle pointe d’acidité au concert de Lutzberg et de son groupe.

  • Je veux jouer mes chansons, je pense que j’ai le coffre pour ça.
  • On va la jouer au poker, si tu gagnes, je te redonne ta guitare et tu fais tout pour devenir rock-star, si je gagne, tu disparais de ma vue, alors ?
  • Tope là !!

Gagnera-t-il ? Perdra-t-il ?

Face au rusé new yorkais, expert en « manhattaneries », grand joueur de poker devant l’éternel, tireur de cartes diabolique, qui vous en mettait une grosse avec un sept et un deux dépareillés. Non ! Non !! Trois fois non !!!

Steve perdit et prononça un adieu larmoyant à sa guitare de toujours.

Il ne voulut pas regarder dans les yeux son vainqueur qui paradait avec sa cour. Il resta malgré tout sur cette île de toutes les perditions qui dévoila sous ses yeux éberlués un sabbat de tous les diables, avec musique, amour, marijuana et alcool sous le timide soleil anglais.

Après une semaine d’orgie, Steve retrouva sa guitare dans une poubelle, il la prit sous son aile, gratta quelques airs puis partit chez lui pour composer comme un damné.

Il lâcha son appartement de Greenwich Village, reprit le chemin de la maison. Il avait mis de côté ses anciennes chansons qui ne lui appartenaient plus. Son cœur qui s’ouvrant devant l’ouest enivrant, il créa un autre univers, loin de toute pose commerciale.

Il se loua une bicoque, à un kilomètre de la maison natale. Une vieille Chevrolet l’aidait à maintenir un lien avec la civilisation.

De rendez-vous en rendez-vous, Maddy le reconnut et accepta une bière sous le porche en bois.

Il y eut d’autres bières. Des barbecues. Des promenades le long des majestueuses plaines de blé. Des parties de chasse et de la musique. Beaucoup de musique.

Un baiser fut suivi par d’autres.

Devenu un autre homme, Steve alla taper la gratte dans des coins oubliés du show-biz : le nord et le sud Dakota, le Montana, le Nebraska, l’Iowa, l’Idaho. Il était le baladin de l’ouest, le représentant d’une tradition pervertie par les grands centres urbains mercantiles.

A charge pour lui de ne pas céder aux sirènes de LA, Frisco, New York et Chicago. Les maudites Babylone des temps modernes.

Il tint bon. Eut deux enfants. Une vie saine. Son amour était resplendissant. Rien ne pouvait l’atteindre.

Mais sa réputation le précéda. Il était trop brillant pour se contenter d’une petite existence peinarde, à l’ombre de la ruralité américaine.

Une radio de Frisco l’appela. Il répondit finalement au dixième appel. Sa femme était inquiète, elle ne voulait pas de cette nouvelle aventure.

  • Ce n’est pas Hollywood ou New York, c’est tout de même la capitale de la contre-culture, des nouvelles marges.
  • Justement, c’est une capitale, comme Babylone.
  • Elle est différente, et puis, je me rends seulement au Castro, je joue quelques morceaux et je rentre à la maison.
  • Je viens avec toi, elle montra son ventre rond qui abritait leur troisième enfant.

Frisco était bel et bien la ville de toutes les marges. Tout le monde y avait sa place. Tous les enfants perdus de la sainte Amérique convergeaient vers cette métropole, ce n’était pas la ruée vers l’or mais la quête d’un autre métal, plus alchimique et symbolique. Un nouveau pays s’y créait.

Maddy était moins enthousiaste que son compagnon. Elle ne croyait pas, en femme sincère de la campagne, à toute cette poudre aux yeux.

Le type qui voulait enregistrer avec Steve était un chevelu convaincu par le rôle révolutionnaire de l’homosexualité. Ancien ingénieur du son à Chicago, capitale du blues, ancien du Vietnam aussi, il était un professionnel aguerri pour qui un sou était un sou. Il fit son office de manière impeccable.

A présent introduit dans l’underground de Frisco, il se promena dans les rues légendaires de la ville, on le reconnaissait et le temps s’envola. Ils ne revinrent jamais au Dakota. Les enfants partirent pour les rejoindre en Californie et le troisième naquit dans un hôpital du quartier irlandais.

Les disques se vendirent comme des petits pains. La Vox populi et mercanti évoqua le parcours d’un ancien du Vietnam qui avait trouvé une rédemption dans la chanson et un style de vie hétérodoxe. Un bien beau conte de fée. Une histoire made in USA.

Heureux père d’un charmant bambin, Steve déambulait dans les vieilles rues du Castro. Un ouvrier aux cheveux ras, glabre, bien habillé, athlétique, dépareillant dans le quartier, s’approcha de lui. Notre chanteur folk ne vit pas la lame, elle le perfora au niveau du cœur et avant de quitter ce monde déconcertant, il eut le temps d’entendre cette sentence cruelle à l’accent coupant de Manhattan : « Tu avais fait la promesse de ne plus jamais revenir. Tu ne fais que payer le prix de tes inconséquences. »

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