L’Enfant du placard – Extrait

L’Enfant du placard – Extrait

L’Enfant du placard – Extrait

Chapitre III

Printemps 1963

Tatiana et Enzo avaient pu se frayer un chemin jusqu’à une place vers la fenêtre et ils restaient ébahis face au panorama qui défilait devant eux. Le train donnait l’impression de glisser sur l’étendue paisible du lac. Il longeait la montagne tel un serpent et se faufilait entre les vignobles qui montaient en pente abrupte jusqu’au sommet, hors de portée de vue.

Comparé au long et pénible trajet depuis l’Italie, celui-ci avait des airs de promenade touristique. Le jeune couple s’émerveillait de chaque village perché sur les hauteurs, de chaque bateau poussé par le vent, de chaque église et château dont ils apercevaient les clochers et les tours. Ils furent même surpris lorsque le contrôleur annonça l’arrivée en gare de Lausanne.

La descente du train fut moins périlleuse et plus rapide qu’à Brig. Par précaution, Enzo et Tatiana avaient appris par cœur l’adresse où ils devaient se rendre et demandèrent deux ou trois fois leur chemin à des passants. Après de longues minutes passées à traîner leurs valises sur les pavés en pente, ils se retrouvèrent devant une petite auberge dans la vieille ville. Les lettres peintes en rouge sur le mur annonçaient À l’Auberge Fleurie, et les bacs de géraniums en fleurs suspendus à chaque fenêtre confirmaient l’appellation. Une femme d’une trentaine d’années astiquait les carreaux à l’intérieur et leur fit de grands gestes quand elle les aperçut sur le trottoir avec leurs bagages.

– Buongiorno, ciao! s’exclama-t-elle depuis le porche, en agitant son torchon.

– Bonjour, répondit Enzo, dans un français hésitant, en s’approchant pour lui serrer la main.

Tatiana l’imita, plus timidement, et esquissa même une courbette maladroite devant la jeune femme.

– Vous devez être Tatiana Mancolo et vous êtes son mari Enzo, n’est-ce pas ? demanda l’aubergiste.

– Oui, Tatiana et Enzo, se présenta le jeune marié en souriant.

La barrière de la langue était ce qu’Enzo redoutait le plus, car ni lui ni sa femme ne parlaient un mot de français. Durant le trajet en train, Gianluca et Carmina, qui avaient appris le français pendant leurs cinq années en Suisse, avaient tenté de leur transmettre quelques mots de base comme « bonjour », « oui », « non », « merci » et « s’il vous plaît ». Mais Enzo savait que cela ne suffirait pas longtemps.

– Très bien ! se réjouit la jeune femme. Je suis Marie Gerbault, la propriétaire de l’auberge. Entrez, entrez ! Je vais vous montrer l’endroit.

La gentillesse et la simplicité de Marie Gerbault rassurèrent le couple, qui la suivit à l’intérieur de la maison.

L’entrée donnait sur une volée d’escaliers et était meublée d’un comptoir en bois massif pour accueillir les visiteurs. À droite, une porte donnait sur une salle à manger ordinaire, où les clients avaient l’habitude de déjeuner. À gauche de l’escalier, une ouverture menait au salon. La bâtisse en pierre avait de grandes salles et de hauts plafonds avec des poutres en bois. Enzo et Tatiana lançaient des regards impressionnés autour d’eux, comme s’ils visitaient la chapelle Sixtine, et écarquillaient les yeux devant tant de belles choses. Le salon s’organisait autour d’une large cheminée en pierre, devant laquelle étaient disposés un canapé et plusieurs fauteuils. Les tableaux, le tapis de style oriental et les longues bibliothèques qui ornaient les murs rendaient la pièce très chaleureuse. Pour le jeune couple, qui menait une vie rudimentaire dans une modeste maison de la campagne italienne, le salon de l’Auberge Fleurie avait des airs de palace. Il était aussi grand que leur demeure et contenait à lui seul autant de richesse qu’en possédaient leurs deux familles réunies.

– Au rez-de-chaussée, expliqua Mme Gerbault, il y a la salle à manger, le salon et la cuisine. Et nous allons monter à l’étage pour que je vous montre les chambres, vous me suivez ?

Enzo et Tatiana se sentaient de plus en plus à l’aise dans cette auberge et, pour le moment, ils avaient compris les explications de Marie. Au premier étage se trouvaient six chambres pour ainsi dire identiques et toutes meublées très sobrement. Cinq d’entre elles étaient réservées aux clients, et Mme Gerbault occupait la dernière, au bout du couloir.

– Mon auberge n’est pas très grande, la décoration est simple et le confort est plutôt modeste, justifia Marie Gerbault. Mais les clients sont toujours satisfaits et reviennent dès qu’ils en ont l’occasion.

Enzo et Tatiana hochèrent la tête et se jetèrent un regard déconcerté. Si Mme Gerbault continuait à parler aussi vite, ils seraient obligés de lui dire qu’ils n’avaient rien compris. La visite de l’auberge se termina sous les toits. À l’autre extrémité du corridor reliant les chambres, un escalier menait à une trappe dissimulée dans le plafond. Mme Gerbault s’engagea en premier dans la montée, souleva la porte et s’engouffra dans la pièce pour laisser le passage au jeune couple.

– Voici votre chez vous ! s’exclama Marie en écartant ses bras pour dévoiler leur chambre.

La toiture descendait bas vers les murs, ce qui rétrécissait l’espace vivable de la pièce. Une petite fenêtre ronde laissait passer un rai de lumière dans lequel volaient des particules de poussière. Tout près, un évier et une cuisinière qui permettait de mijoter quelques plats simples. Le reste du mobilier se composait d’un lit double, semblable à ceux des clients, qui trônait dans un coin, d’une table accompagnée de deux chaises au milieu de la pièce, et de deux grosses malles à habits, calées contre le mur.

Tatiana et Enzo étaient ravis de ce petit nid tout à fait correct et fonctionnel. Ils remercièrent chaleureusement Marie avec des poignées de mains et des sourires, et l’aubergiste se retira pour les laisser s’installer. Tatiana et Enzo rangèrent leurs affaires dans les malles, tout en louant la beauté de l’endroit et la gentillesse de la patronne.

 

En début de soirée, Enzo et Tatiana rejoignirent l’aubergiste dans la salle à manger, où elle leur offrit un bouillon de poule, du pain et du fromage. Mme Gerbault leur expliqua que pour l’instant, l’auberge n’accueillait comme clients qu’un couple de jeunes mariés, mais que les touristes allaient commencer à affluer avec les beaux jours. L’établissement risquait ainsi d’être plein jusqu’au mois de novembre.

Après le repas, ils s’installèrent tous les trois dans les fauteuils du salon et, armée d’un papier et d’un crayon, Marie commença à expliquer à Tatiana en quoi consisterait son travail. Elle devait débuter le lendemain à six heures et demie et assister Mme Gerbault dans toutes sortes de tâches ménagères, de l’accueil des clients au nettoyage des chambres, en passant par quelques travaux d’entretien de l’auberge.

Le salaire se basait uniquement sur la générosité des clients et les pourboires qu’ils laissaient, mais Tatiana avait la chance d’être logée gratuitement par sa patronne. Dans le cas contraire, ils auraient été obligés de louer une chambre, comme les Casaroli, entassés dans leur minuscule appartement qu’ils devaient partager avec le cousin de Carmina et le frère de Gianluca afin de pouvoir payer le loyer.

Heureusement, Enzo avait trouvé un emploi rémunéré qui leur permettrait tout juste de vivre convenablement. Il commençait également son travail le lendemain sur le chantier de l’autoroute qui se construisait entre Lausanne et Genève. Le jeune homme avait pu joindre l’équipe de construction grâce à un ami d’enfance qui travaillait pour l’entreprise depuis quelques années.

Au village, ils étaient plusieurs compatriotes à partir chaque printemps en direction de la Suisse. Ils s’envolaient comme les hirondelles, laissant derrière eux femme et enfants. Petit à petit le village se vidait, les visages des enfants s’attristaient et les femmes comptaient les jours jusqu’à la fin de l’été. Enzo et Tatiana observaient, se demandant comment ils supportaient de vivre séparés les uns des autres pendant presque une année. Et puis, l’automne arrivait et les maris revenaient, fatigués du travail accompli mais contents de retrouver leurs proches et ravis de dépenser leurs économies pour les fêtes de fin d’année.

Le village reprenait vie et tout le monde se retrouvait pour écouter les histoires de l’étranger. Enzo avait entendu dire que la Suisse était si riche que ses habitants logeaient dans de vastes maisons, s’habillaient comme si c’était dimanche tous les jours de la semaine et mangeaient chaque soir dans un restaurant différent. Et comme les Suisses avaient déjà tout ce dont ils avaient besoin, le gouvernement dépensait leur argent pour construire d’immenses routes, de profonds tunnels et de grands ponts pour exporter leurs richesses dans le monde entier.

Ce sont ces récits qui poussèrent Enzo et Tatiana à vouloir aller vérifier par eux-mêmes si la Suisse était aussi prospère qu’on le disait au village. Grâce à leurs connaissances, Tatiana eut rapidement vent d’un poste de femme de chambre qui se libérait à Lausanne, et c’est comme ça qu’ils entreprirent de déménager loin de chez eux.

 

Les premiers jours furent très difficiles pour le jeune couple, qui avait du mal à comprendre les instructions de leur patron respectif. Tatiana essayait d’imiter au mieux les gestes et l’attitude de Mme Gerbault, mais elle s’était fait sermonner par quelques clients mécontents ou de mauvaise humeur. En plus de cela, elle était entrée dans une chambre alors que les touristes dormaient encore, et avait renversé du café sur les genoux d’un homme.

– Je ne crois pas être faite pour ça, s’était-elle plainte à Enzo un soir. Je ne fais que des bêtises.

– C’est normal, ma chérie, l’avait rassurée Enzo. Ce sont nos premiers jours et il faut qu’on s’habitue. Je suis sûr que dans un mois tu seras capable de servir du café de la main gauche en passant l’aspirateur de la droite.

Pour Enzo aussi le travail de chantier était pénible. Son patron était beaucoup moins compréhensif que Mme Gerbault, surtout avec les nouveaux venus. Il passait sa journée à crier et à donner des ordres dans tous les sens et le seul mot italien qu’il semblait connaître était Andiamo!

– Tu pourrais lui apprendre à dire per favore, avait proposé Tatiana après que son mari lui eut présenté une imitation haute en couleurs de M. Richard.

Enzo se levait à six heures en même temps que sa femme pour arriver au chantier, à l’autre bout de la ville, une heure plus tard. Il enchaînait des journées de dix heures avec une heure de pause. Son travail d’ouvrier était plus ou moins similaire à celui qu’il avait en Italie, alors Enzo ne se plaignait pas et avançait à son rythme en ignorant les braillements de M. Richard derrière lui.

La grande majorité de ses collègues était d’origine italienne et ils prenaient toujours leur pause ensemble, assis sur les machines de chantier en plein soleil. Ils parlaient de leur famille et du pays. La plupart étaient venus seuls et avaient dû quitter leur foyer, leur épouse et leurs enfants.

Après quelques jours, Enzo et Tatiana avaient appris de nouveaux mots en français, surtout grâce à Mme Gerbault, qui les invitait souvent à venir dîner avec elle le soir. Tatiana pouvait nommer les meubles et certains ustensiles de cuisine, alors qu’Enzo connaissait le nom d’outils, de machines ou de matériaux.

 

Le jeune couple profita du premier jour de congé qu’ils avaient ensemble pour se promener dans la ville. Ils montèrent jusqu’à la cathédrale et restèrent bouche bée devant le splendide paysage qui s’offrait à eux. Les toits de la ville descendaient en pente jusqu’au lac dont ils pouvaient presque voir l’étendue d’un bout à l’autre. Les montagnes se chevauchaient en arrière-plan et se battaient pour garder leurs dernières neiges au sommet.

Les amoureux flânèrent ensuite dans le parc de Sauvabelin et descendirent jusqu’à la plage d’Ouchy, où ils avaient donné rendez-vous aux Casaroli. Beaucoup de monde s’était réuni au bord du lac en ce dimanche de printemps et certains gaillards étaient même assez courageux pour braver les eaux froides.

Alors qu’ils étaient assis sur le quai, Tatiana et Enzo entendirent une voix de femme leur parler en italien.

– Bonjour les tourtereaux ! lança Carmina en se plaçant entre le couple et le soleil, projetant une ombre qui les empêcha de reconnaître leurs compagnons de voyage.

– Carmina ! Gianluca ! s’exclama Tatiana, heureuse de reconnaître enfin des visages familiers.

– Comment allez-vous ? demanda Gianluca en les saluant chaleureusement. Vous vous êtes bien installés ?

– Oui, merci ! répondit Enzo. La ville est superbe et nous logeons dans le centre, À l’Auberge Fleurie. Vous devriez passer nous voir un de ces jours.

– Et vous êtes contents du travail ? interrogea Carmina, en s’asseyant à côté de Tatiana.

– Le travail est bien, assura Enzo. Mme Gerbault, la patronne de Tatiana, est une très gentille femme. Nous avons beaucoup de chance.

– En effet ! Ils ne sont pas tous aussi gentils ! répliqua Gianluca en donnant un coup de coude à Enzo pour signifier que les patrons masculins étaient beaucoup plus sévères.

Les deux couples passèrent le reste de l’après-midi ensemble à discuter et à partager leurs joies et leurs soucis.

Tatiana et Enzo étaient réellement soulagés de connaître deux personnes aussi sympathiques et amicales, sur qui ils pourraient compter s’ils avaient besoin d’aide et avec qui partager leur aventure dans ce pays inconnu.

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