Les pieds
Chroniques de Suzanne Delacoste, exceptionnelle auteure et journaliste des années 1959 à la plume acérée !
De la même auteure chez Plaisir de Lire:
On ne peut pas dire que les pieds jouissent, dans le langage humain, de la considération générale. Loin d’inspirer les poètes, ils donnent lieu à des comparaisons peu flatteuses et déprimantes. Ainsi, les mauvais journalistes écrivent comme des pieds, les patrons se lèvent du pied gauche chaque lundi, et les caissiers infidèles lèvent le pied à la barbe des honnêtes gens.
Les pieds des animaux n’attirent notre attention que lorsqu’ils peuvent être mangés en sauce, avec du madère. Cependant, ceux des chats mériteraient une mention spéciale, avec leurs petits orteils en cuir qui font des traces presque toujours obliques sur la neige des matins d’hiver. Quant aux biches, elles ont assurément d’adorables pieds de velours – ou de daim – tremblants d’une peur perpétuelle, mais on ne les rencontre que stylisés sur les portes ou les machines à coudre.
Les hommes ont des pieds sans histoire et sans cors, indignes d’être dépeints. Ce sont, en général, de grandes palmes rectangulaires, très proches, même chez les êtres les plus raffinés, de ceux des Papous. Ces pieds sont chaussés de souliers larges et de forme inchangée depuis le XVIIIe siècle en tout cas, dans lesquels ils se sentent à l’aise et pleins de mépris pour les femmes qui sautillent avec leur héroïsme coutumier sur des talons de huit centimètres. Les hommes se servent aussi de leurs pieds pour traverser les rues, quand ils n’ont pas de voiture, et pour donner des coups quand ils sont en colère. Mais comme ils sont rarement agiles et se fâchent à contretemps, ils ratent leurs effets et se lamentent ensuite sur les coups de pied qui se perdent, disent-ils, et que nul ne ramasse.
Un élément plus intéressant est le pied des femmes. Selon les latitudes, il varie de forme et de couleur. On peut même définir le caractère de la propriétaire, rien qu’à regarder son serviteur le pied. Chez les Anglaises, il est taciturne et volontiers allongé, indice d’un tempérament sage, pour ne pas dire plus. Les Orientales l’ont voluptueux, fait pour être pétri comme une pâte à gâteaux. Celui des Françaises est cambré et élégant. Un ban pour elles !
Et les Suissesses, demanderez-vous en trépignant ? Eh bien, les Suissesses ont un pied honnête, travailleur et équilibré, cousin germain de ce bras noueux qui est, ainsi que nous le savons, l’apanage de l’Helvète.
Si elles suivaient leur penchant au confort, elles iraient chaussées, comme Perrette, de talons plats. Mais non, et c’est ici qu’elles sont admirables. Habitant des villes dont on pourrait souvent descendre les rues en toboggan, elles persistent à marcher sur des talons vertigineux, délicieuses colonnettes qui affinent la cheville, donnent au « cou-de-pied » la grâce d’un col de cygne et rendent aphrodisiaque la vue des jambes croisées. Elles bravent ainsi pavés, la pluie, le gel et la pédicure, chez laquelle elles sont bien obligées d’atterrir en clopinant. Elles bravent aussi leurs compagnons les hommes qui les emmènent le dimanche dans des fondrières, marchent à côté d’elles de leurs larges pas de chevaux et rient quand elles se déchaussent discrètement sous la table des restaurants.
Cet héroïsme n’est d’ailleurs pas complètement inutile : le but d’une femme n’est-il pas d’avoir un homme à ses pieds ?
S.D.