Pluie fine et autres menues contrariétés
Nouvelle inédite de Catherine May
De la même auteure chez Plaisir de Lire :
London Docks
Un soir de décembre, peu après minuit
Dans la nuit froide, un bruit prend brusquement corps derrière moi. Net et régulier. Au-delà des haies qui bordent le chemin, les façades des immeubles ne sont plus que sporadiquement éclairées. Il est tard, pour un lundi. Plus exactement, très tôt pour un mardi.
L’étroite venelle semble ne pas avoir de fin. Le rond de lumière de l’unique réverbère est encore loin, mais le souvenir, cruel, m’assaille déjà, comme à chaque fois que je passe par là.
Je revois le petit cirque qui avait planté sa tente pour trois jours sur la place du village. Dehors, entre des bottes de paille posées à même le bitume, quelques animaux miteux traînaient leur peine sous le soleil déjà chaud de début juin. Le dromadaire m’avait tout particulièrement marquée. C’était le premier que je voyais en vrai. Celui de mon imaginaire, altier, emportait de son allure chaloupée un prince aux yeux perçants, tout de blanc vêtu. Sous mes yeux, je n’avais qu’un animal las, la bosse flasque et pelée, qui mâchouillait sans conviction une poignée de foin.
Ensuite, il fallait passer entre deux hommes de petite taille, qui nous accueillaient d’une voix tonitruante, juchés sur un escabeau rouge et or défraîchi. Je les avais trouvés inquiétants. Un peu plus tard, sur la piste, l’escabeau était à nouveau là, cette fois sous le pied de l’éléphant, le – très gros – clou du spectacle.
Je détestais le clown au maquillage craquelé, qui arpentait l’arène avec sa trompette discordante entre les numéros avec les animaux. Il racontait des sornettes auxquelles je me sentais obligée de rire, puisqu’autour de moi, mes camarades paraissaient trouver ça drôle.
À la hauteur du réverbère, l’éclairage révélant les cicatrices du chemin me rappelle les traits usés de l’écuyère, que la croûte de fard pâle ne parvenait plus à dissimuler, lorsqu’elle traversait le rayon cru des projecteurs.
Le claquement de mes talons sur le chemin inégal, auquel répond chaque fois un bref écho, comme une vibration métallique, me ramène à la réalité. Je tends l’oreille. Derrière moi, le bruit n’a pas disparu. Au contraire, il s’est rapproché.
Cela ne fait plus aucun doute.
Quelqu’un me suit.
Un frisson me parcourt. Je réajuste mon châle en pashmina et hâte le pas.
Vivement que ces fichus travaux dans le parking souterrain soient terminés. Évidemment qu’en rentrant à minuit, je n’allais plus trouver la moindre place à proximité de chez nous. Dix minutes à tourner. Et presque autant pour rejoindre notre immeuble. C’est cher payer cette fastidieuse sortie de boîte.
Le rond de lumière est maintenant dans mon dos et n’éclaire plus que faiblement le dernier tronçon du chemin, juste avant qu’il débouche sur ma rue. De ma main droite, je m’agrippe avec force à ma pochette, tandis que de l’autre, je resserre les deux pans de mon manteau contre la base de mon cou, dans l’espoir illusoire d’empêcher la peur et le froid de s’y faufiler.
Une apostrophe indistincte parvient soudain à mes oreilles, achevant de me glacer.
– …alie ?
Feignant de ne pas avoir entendu, je continue, me forçant à ne rien changer à mon allure. Le silence retombe, rompu seulement par le bruit des pas, les miens et ceux de l’Autre.
– Rosalie, c’est toi ?
Impossible de continuer d’ignorer que c’est moi qu’on appelle. Rassemblant mon courage, je tourne la tête avec circonspection, sans cesser de marcher. C’est alors que je sens une main se poser sur mon épaule droite. Je m’arrête net et ne trouve rien de plus approprié que de pousser un cri strident.
– ’utain, Rosie, t’es speed !
Le premier mot est mâché parce que la personne qui prolonge la main a une cigarette à la bouche.
– Antoine ?! Ça va pas de me faire des frayeurs pareilles ? J’ai cru que ma dernière heure avait sonné.
– Désolé…
Antoine se tait un moment, avant d’ajouter en tirant quelque chose de sa poche :
– Je suis sorti m’acheter des clopes à la station-service, fait-il en montrant le paquet.
Pourquoi se sent-il obligé de me montrer le paquet ? Je le considère avec étonnement :
– Tu ne te rappelais pas qu’il y en a une cartouche à peine entamée dans l’armoire du hall ? Je t’ai dit que je les planquais pour essayer de baisser ma consommation. Ça t’aurait évité de sortir au milieu de la nuit.
Antoine se contente d’un évasif « ah oui… j’avais oublié ».
Nous parcourons silencieusement le dernier bout de chemin qui nous sépare de l’immeuble. Je pousse avec soulagement la porte vitrée du hall d’entrée. Posée sur le bloc de boîtes aux lettres, hésitant entre la décoration de Noël et l’ornement mortuaire, une grande bougie rouge trône, éteinte, dans une couronne de branches de sapin passées au spray doré.
L’ascenseur monte les cinq étages menant à notre appartement dans un ronronnement feutré. Sitôt arrivés, Antoine et moi nous rendons directement dans notre chambre à coucher et nous dévêtons. Dans un coin de ma tête, quelque chose me paraît bizarre, ou au moins différent. Mais sous l’effet de la fatigue, la petite lumière rouge qui s’est allumée dans mon cerveau s’éteint aussitôt. La seule chose qui m’importe, c’est d’étaler mes vertèbres sur notre matelas luxueux, privilège de l’embourgeoisement, dont je mesure toute l’ironie chaque fois que je m’y étends. Le lit de nos jeunes années avait dû nous coûter le prix d’une latte de notre nouveau sommier dernier cri. Nous y avons plus vécu que nulle part ailleurs, car c’était notre canapé, notre lieu de détente autant que de complicités moites, notre atelier, quand il fallait plier du linge, relier nos travaux universitaires, voire, plus tard, changer notre premier enfant.
Aujourd’hui, finis, cadre grinçant et matelas concaves ou convexes, mais jamais plats. Nous avons maintenant la Rolls du matelas, le Graal pour les galipettes. Pourtant, le plus clair du temps, nous nous contentons d’y coucher nos corps fourbus avant de nous lancer, chaque nuit recommencée, dans la difficile quête de quelques heures de vrai sommeil.