Un fil à la patte

Un fil à la patte

Nouvelle inédite d’Hélène Dormond

De la même auteure chez Plaisir de Lire :
L’air de rien
Liberté conditionnelle

Un fil à la patte

Tout a commencé à cause de Quentin. Évidemment, puisque c’est lui qui a eu l’idée. Quand on s’est réveillés, tôt le matin comme d’habitude, mon frère est allé chercher la grosse ficelle, celle qu’on utilise pour les colis. Alors, on a longé le couloir et on est entrés, aussi silencieux que des Sioux sur le sentier de la guerre. Maman nous tournait le dos et on voyait juste ses cheveux et un bout de son épaule. Papa, couché sur le ventre, ronflait, la bouche grande ouverte. Par chance, sa jambe dépassait de sous la couette. Mon frère a fait une boucle bien solide, comme on lui a appris au bricolage. Il y a glissé la cheville de papa et l’a attachée au pied du lit, sans oublier de faire des doubles nœuds bien serrés. Après on est ressortis sur la pointe des pieds et on a attendu.

Ça a duré longtemps. Pas un bruit dans la chambre. Quentin a commencé un puzzle, mais moi je m’impatientais. J’étais pressé d’y aller, au parc d’attraction, et ce coup-ci, sûr que papa ne dirait pas non. J’ai lancé mon doudou sur mon frère, il m’a écrasé son polochon sur la tête. On a commencé une bagarre pour rigoler. J’étais en train de donner de grands coups de nounours dans tous les sens quand on a entendu un énorme boum. Et juste après, toute une série de gros mots. On s’est arrêtés net et on s’est regardés, tout étonnés. Quelque chose nous disait que c’était pas bon signe. J’ai chuchoté à Quentin :

– Tu t’es pas trompé de côté au moins ?

Mon frère a pris un air vexé.

– Bien sûr que non, j’ai vérifié !

Il est déjà à la grande école, alors je lui fais confiance. Pourtant, les bruits qui venaient de la chambre n’étaient pas rassurants. Maman est sortie en courant, elle a foncé vers le congélateur et en est repartie à toute allure, avec deux torchons remplis de glace à la main. En passant devant nous, elle a pris son air de quand on a fait une grosse bêtise.

– Suivez-moi les garçons !

On a obéi, pas trop fiers. Papa était assis sur le lit. Il avait comme un œuf qui lui avait poussé sur le front et son genou était tout gonflé. Je me suis un peu caché derrière les jambes de maman.

– Je peux savoir lequel de vous deux est responsable de ça ?

Il avait une voix terrible. Ça ne se passait pas du tout comme prévu, quelque chose était allée de travers, mais quoi ? Au lieu de prendre notre défense, maman s’est penchée vers moi.

– Dorian, je veux que tu me répondes ! Qui a eu cette idée stupide ?

Je me suis tout de suite dégonflé.

– C’est Quentin, moi j’ai rien fait !

Bien sûr, j’étais un traître, mais heureusement mon frère pouvait pas me taper devant eux. Il m’a regardé comme s’il avait eu des lasers dans les yeux. Puis il a pointé maman d’un doigt accusateur.

– C’est toi qui dis toujours que si papa se lève du pied gauche, c’est pas la peine de lui demander quoi que ce soit ! Et nous, on a vraiment envie d’y aller, au parc d’attraction !

Sur le visage de maman, j’ai vu une petite grimace, qui a vite disparu. Comme un sourire raté. Elle a haussé les épaules et s’est tournée vers papa qui pressait une poche de glace sur son front et l’autre sur son genou.

– À leur décharge, ça ne partait pas d’une mauvaise intention…

Papa n’a même pas répondu. Il continuait à nous regarder avec des petits yeux de rhinocéros fâché.

– Quelle que soit l’intention, merci pour le résultat ! Une chose est sûre, mes gaillards : vos projets de parc d’attraction, vous pouvez les oublier, et pour un sacré bon bout de temps ! D’ailleurs, je vais pas laisser passer ça comme ça. Une fois pour toutes, Stéphanie, reconnais que ces gosses ont besoin qu’on leur mette un peu de plomb dans la cervelle !

Quand il a prononcé la dernière phrase, sa voix est devenue de plus en plus grosse, comme quand le tonnerre gronde. Du coup, j’ai pas tout de suite fait attention aux mots qu’il disait. Mais quand j’ai compris, je me suis mis à hurler. Je me suis débattu pour échapper aux bras de maman qui me tenait par les épaules et j’ai foncé à toute vitesse dans le corridor. Je n’osais pas me retourner, mais j’entendais des cris et un bruit de poursuite derrière moi. Tout le monde courait et je savais qu’ils allaient me rattraper puisque c’est moi qui ai les plus petites jambes. Je suis passé devant la salle de bains. Pas le temps d’hésiter, je me suis précipité dedans et j’ai fermé en faisant un triple tour avec la clé juste au moment où ils arrivaient. Maman tambourinait contre la porte et me criait d’ouvrir tout de suite. Aussi discrètement qu’un serpent, je me suis glissé dans la baignoire et me suis aplati tout au fond, caché derrière le rideau de douche. Alors j’ai été très content d’être en sécurité.

Et puis j’ai pensé à Quentin. Et à papa qui arrivait sûrement à cloche-pied, avec sa carabine à la main. Au trou tout rouge que la balle allait faire dans le front de mon frère. Je me suis relevé d’un bond et j’ai ouvert la fenêtre pour appeler au secours.

Au bout d’une minute, la voisine d’à côté s’est penchée dehors. Elle avait l’air paniqué.

– Qu’est-ce qui te prend, petit, d’appeler à l’aide comme ça ?

– C’est mon papa qui veut nous tirer dessus avec son fusil, à mon frère et à moi !

La vieille dame a rien dit. Elle a juste mis sa main devant sa bouche, et puis elle a disparu. J’entendais toujours mes parents qui me criaient d’ouvrir et mon frère qui m’appelait à travers la serrure. Au moins il était encore vivant.

J’ai hurlé :

– Je veux pas que papa y mette du plomb dans la tête à Quentin !

– Voyons, Dorian, sois raisonnable, si tu sors tout de suite, tu ne seras pas puni.

Maman me parlait tout gentiment, mais je sentais que sa voix tremblait et ça m’inquiétait. J’ai trouvé plus sûr d’aller m’asseoir tranquillement sur les toilettes, loin de la porte.

Des véhicules sont arrivés en faisant marcher leur sirène et je me suis dit encore une fois que les pompiers avaientles plus beaux uniformes du monde. Après, j’ai entendu des gros bruits de souliers dans mon appartement et des ordres donnés sur un ton sévère.

– Avancez tout doucement en gardant bien les mains en l’air !

– Mais enfin, Messieurs, il y a méprise, je vous assure, il s’agit juste d’une petite chamaillerie familiale.

– Et on est bien placés pour savoir comment ça se finit parfois… Vous nous expliquerez tout ça au poste, ça sera plus simple si vous obtempérez sans discuter.

J’ai entendu la voix de mon père qui s’éloignait, accompagnée par celle du monsieur sévère. Puis on a toqué à la porte de ma cachette.

– C’est la police, petit, tu peux ouvrir maintenant, tu es en sécurité.

J’ai tourné la clé et je me suis trouvé devant un ventre tout rond serré dans un uniforme. Maman se tenait à côté du monsieur et j’ai vu qu’elle avait pleuré. Le policier m’a emmené à la cuisine et il s’est assis à la table, en face de moi. Il a mis son képi sur ma tête et j’y voyais plus rien parce qu’il m’arrivait jusque sur les yeux. Je l’ai enlevé et reposé devant lui.

– Alors petit, raconte-moi tout.

Tout à coup, je me suis dit que ce qui se passait ne me plaisait pas. Le monsieur transpirait, ses collègues avaient emmené mon papa. Tout avait mal tourné depuis ce matin et je ne comprenais pas pourquoi. J’ai préféré me taire.

Le policier m’a fait un sourire sans les yeux et il m’a tapoté la main.

– Je sais que tu as eu très peur, mais maintenant c’est fini. Il faut que tu nous dises ce qui est arrivé. Ton papa a voulu te faire du mal ?

J’ai hésité. J’aurais pu lui raconter que papa avait dit qu’il allait nous tirer dans la tête, mais j’étais plus très sûr que c’était bien ça. Et puis je voulais surtout retourner vers maman et Quentin que j’entendais dans la pièce à côté. Le monsieur avait pas l’air tellement gentil, il sentait pas bon et ses questions commençaient à m’énerver. On est restés longtemps face à face, en silence. Il avait des gros doigts, comme le boucher de notre quartier. Il les agitait devant moi et j’aimais pas ça. Ses sourcils se sont froncés et il a pincé les lèvres. J’ai décidé que je resterais aussi muet qu’un guerrier Sioux prisonnier des tuniques bleues.

– Allez parle, fiston, je n’aimerais pas avoir à te tirer les vers du nez…

En disant cela, il s’est basculé en arrière et sa main s’est dirigée vers sa poche.

Dieu sait quel engin de torture il allait en sortir !

J’ai repoussé la table de toutes mes forces en hurlant et j’ai foncé dans le couloir, direction la salle de bains.

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