Une heure extraite du livre d’heures, Heures de printemps, heures d’été de Marguerite Burnat-Provins – Septembre 1939
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Autres romans du même auteur :Heures d’automne, Heures d’hiver – Hôtel – Près du rouge-gorge –Le Voile – Vous –La fenêtre ouverte sur la vallée
Heures de printemps : 22h
Revenue de bien loin, j’ai lu ce qu’il ne faudrait pas lire et je jette cette feuille salie, bourrée de crimes, de turpitudes, d’inepties politiques, de photos de reines au sourire dilaté en réclame pour dentifrice, de propagande pour la première venue en mal de cinéma, pour ce coureur au faciès de brute, un de ceux avec quoi l’on fait les hommes illustres d’aujourd’hui ; ce journal, un parmi les autres, vante sa conscience à chaque page et n’en n’a pas.
Le poison de la presse quotidiennement administré, sans limite de dose, fait un incommensurable ravage. Dans ces colonnes où trouveraient place tant de lignes salutaires que personne n’écrit, parce que, sans doute, personne de les lirait, il m’arrive de chercher la nouvelle qu’un cataclysme intelligent est en marche et va tout détruire pour rendre à l’univers une netteté primitive.
Rêve éveillé, à demi éveillé, avant le départ pour ce voyage sans lanterne au pays de la fantasmagorie où je me voyais la nuit dernière, travaillant dans un laboratoire. Je découvrais de nouveaux microbes qui me disaient eux-mêmes leur nom, entendu dans un inaccessible lointain : dédicanthrathyominigosones…
Paupières abattues. Un froissement de papier sur l’édredon qui me réchauffe en ces soirs d’un frigide printemps, anesthésie qui vient comme la chatte maigre, avec précaution, infirmière d’un mal toujours renouvelé, porteuse d’une compresse noire bientôt posée sur mon cœur.
… Je suis dans un palais de la plus rare somptuosité, où l’on accède par un long péristyle, pavé de corail rose, ouvert sur l’immensité des jardins. Ici, ce doit être aussi le mois de mai. Les perruches bariolées volent en liberté, un argus se promène sur le gravier d’argent fin. Je ne vois personne et n’entends rien. Après un spacieux vestibule, dont la porte d’or gravé représente des entrelacs d’une ingéniosité sorcière, un patio de marbre blanc et vert.
Une rampe d’émail, dont chaque balustre offre un sujet différent, borde un passage de mosaïque qui dessert les chambres. Ici la rêverie est bercée par l’épanchement discret de trois vasques d’agate transparentes.
Très doucement, je marche, dans l’attente d’une rencontre, et comment m’excuser d’être là ?
Je vais de miracle en miracle, chaque appartement semble habité, il s’y propage un singulier silence, un silence de vie qui garde, seul, un luxe indescriptible. J’ai quelques peines à retrouver mon chemin dans le splendide dédale imaginé par une royale fantaisie. Je gagne les jardins vides, vides jusqu’au fond et remplis de prodiges à crier d’admiration.
Je ne sais plus comment je suis entrée. Assise sur un banc ciselé comme une châsse, je réfléchis à cette précieuse aventure, en cherchant l’orientation qui me permettra de partir.
Tout prêt de moi, une voix d’homme naturelle, timbrée, très musicale, dit : On ne sort pas d’ici.
Je me retourne. Personne.
– Qui es-tu, toi qui me parles ?
Pas de réponse.
Une sensation inconnue, qui n’est pas de la peur, s’empare de moi. Je chercher à retourner jusqu’au palais et l’aperçois, aussi muet, aussi désert. Ayant franchi de nouveau la porte d’or, je l’entends se refermer. Inquiète cette fois, une fatigue subite, accablante, me couche sur un tapis, dans le patio. De toute les beautés réunies autour de cette beauté, il me semble qu’un être va surgir, une femme altière, un vieillard auguste, un enfant divin.
Pendant un long moment rien ne bouge et, tout à coup, redressée, appuyée sur mon coude, je vois les vantaux enluminés se rejoindre sans bruit, avec une douceur veloutée, tout est clos.
Le désespoir m’envahit ; bientôt subjuguée par l’épouvante, je m’aperçois que toute trace de boiseries a disparu, il n’y a plus que des murs de marbre, implacables, luisants, unis, qui commencent à se rapprocher.
En pleine jeunesse, je n’ose pas rappeler à Dieu que, pour qu’il me tienne ici prisonnière, il a fallu que l’univers existât.
Un ange ne viendra pas m’enlever à la force du poignet et me sauver en m’emportant vers ce bleu admirable qui règne là-haut, maintenant tout est bien fini.
La voix répète : On ne sort pas d’ici.
Le pincement au cœur est si fort qu’il me réveille.