Voici la réponse à quatre questions posées à Annik Mahaim, auteure de Ce que racontent les cannes à sucre (2011) et Pas de souci!, à paraître au mois d’août…
1) Entre Ce que racontent les cannes à sucre, roman qui évoque le passé colonial de l’île Maurice, et Pas de souci!, recueil de nouvelles autour de la mondialisation et d’un monde du travail déshumanisé, il n’y a pas beaucoup de points communs. Où puisez-vous des sujets d’inspiration aussi variés?
J’attends qu’une émotion, qu’une idée m’attire, s’impose et lance un nouveau texte. Je n’ai pas tellement l’impression de choisir… Au départ de Ce que racontent les cannes à sucre, il y a eu une grande curiosité à propos du passé de ma famille à Maurice, nourrie par plusieurs voyages et des recherches historiques.
A l’origine de Pas de souci! il y a de la colère. Je me sens effrayée et fâchée quand je vois comment le béton et le commerce effréné se font omniprésents, quand j’entends ce que les gens racontent de leur travail, les pressions qu’ils subissent, la rigidité des relations hiérarchiques, la façon dont ils se retrouvent « managés ». J’ai moi-même traversé dans ma vie professionnelle quelques situations, disons… inspirantes. Je me suis fortement documentée pour écrire ce recueil. Pas de souci! se situe néanmoins dans un registre résolument fictif. J’ai inventé des univers professionnels, considérés avec un poil d’anticipation, un décalage. La fiction agit comme une loupe, un révélateur. L’essentiel réside dans les personnages, leurs choix, leurs doutes, leurs contradictions, l’issue qu’ils empruntent finalement…
Le langage qui accompagne nos nouvelles servitudes me fascine : ce côté huileux, faux-cul du vocabulaire néolibéral : on appelle désormais un licenciement massif un “plan social” ! Le message implicite, c’est que l’entreprise qui licencie, maternelle, prend soin de ses salarié.e.s ! Malheureusement, ces formulations sont souvent reprises sans recul par les médias. Or, c’est précisément un des rôles de l’écrivain.e de travailler sur la langue, d’explorer ce qui se cache sous les mots.
Bref, la matière m’a semblé riche, et j’avoue que j’aime m’intéresser à un domaine nouveau pour moi, si possible quelque chose d’inattendu au rayon littéraire… Je précise tout de même que des thèmes variés traversent le recueil, portés par une galerie de figures saisies dans leur quotidien intime, un divorce ou leur rapport à la nature…
2) Vous avez écrit des romans et des recueils de nouvelles. En quoi et comment le travail diffère-t-il quand on construit un roman et quand on construit un recueil de nouvelles?
C’est la deuxième fois qu’essoufflée après l’écriture d’un long roman, je me dis : « Allez, maintenant, zut, j’écris des histoires courtes ! » Dans les années 1990, après mon premier roman Carte Blanche qui m’avait pris cinq ans, j’ai publié un recueil de nouvelles intitulé Volte-face (l’un et l’autre aux éditions de l’Aire). Les Cannes à sucre m’ont pris sept ans (il faut dire que j’élevais un enfant avec un emploi tout de même à 80%). Donc le projet de Pas de souci ! quand il a pris forme, m’a paru agréablement léger.
Illusion! Certes, on peut les écrire les unes après les autres, faire des pauses, mais les nouvelles demandent beaucoup de précision. On ne dispose pas d’une masse de pages pour camper un personnage, faire évoluer une situation. Je trouve excitante cette contrainte à la sobriété, mais elle exige du travail. J’ai repris ou même réécrit chaque nouvelle une bonne dizaine de fois. Il y a eu pas mal de déchets, des textes qui ont fini dans un dossier de mon ordinateur intitulé « Chutes », comme chutes de papier ou de tissu, parce qu’ils collaient mal à l’atmosphère générale. C’est qu’un recueil, à mes yeux, doit avoir une cohérence. Certains passages d’une nouvelle « recalée » ont nourri une autre nouvelle… Au final, c’est un travail qui semble au départ plus abordable que celui d’un roman, parce que je peux le fractionner, mais chaque fois, je constate combien c’est exigeant, en réalité. Il s’agit autant de construire un véritable ensemble que de soigner le détail.
3) Le titre de votre recueil ne correspond à aucune des nouvelles qui le composent. Est-il difficile de trouver un titre qui reflète à la fois la diversité des histoires qui composent un recueil et l’unité de ce recueil?
Au départ, le livre portait le titre d’une des nouvelles : Séminaire d’entreprise aux bains thermaux. C’était mon titre de travail, celui de la nouvelle « phare », celle que j’ai écrite au départ. Quand on écrit, on s’attache souvent à son idée première, à l’émotion qui a lancé le texte. Mais ça ne fait pas forcément un bon titre ni une bonne couverture… J’estime que je ne suis pas la meilleure juge pour ce qui concerne l’ « emballage » du livre, au sens large du terme, même si bien sûr, je tiens à avoir mon mot à dire. L’éditrice trouvait ce titre initial peu accrocheur et craignait que cela fasse manuel de coaching. Elle m’a demandé de chercher une idée. Il faut dire que les relations avec Plaisir de Lire sont amicales et participatives, il y a l’idée qu’on est plus intelligent à plusieurs que seul.e, et ça, j’apprécie! C’est stimulant!
Je n’ai pas eu trop de mal à proposer un titre alternatif, car le recueil travaille la « langue de bois » en la réinventant, cette espèce de novlangue d’entreprise, ces expressions qui lavent le cerveau en affirmant que tout va bien, tandis que les gens pètent les plombs. Une petite coquetterie : dans chaque nouvelle, on trouve le mot souci, sous diverses formes…
4) Quels sont les auteurs et les auteures, classiques ou contemporains, qui vous inspirent à écrire?
Mes sources d’inspiration sont nombreuses, l’histoire, l’actualité, le cinéma documentaire et de fiction (souvent) et surtout, la vie ! Je lis beaucoup d’essais et de la poésie aussi. Impossible de citer tou.te.s les auteur.e.s qui m’inspirent, cela reviendrait à répertorier les livres de ma bibliothèque!
Alors je préfère évoquer ici quelques auteur.e.s romand.e.s qui nous racontent au fil des années les histoires et les folies de ce monde, et dont les livres m’accompagnent : Corinne Desarzens, Claude Darbellay, Janine Massard, Olivier Sillig, Mary Anna Barbey, Daniel de Roulet, Sylviane Dupuis, Philippe Rahmy, Silvia Ricci-Lempen, Raphael Aubert, Marielle Pinsard… (c’est injuste bien sûr de ne citer que ceux-là).
D’ailleurs, même les livres que je n’apprécie pas, qui me tombent des mains ou qui m’agacent, m’inspirent. Je me dis : “Voilà exactement ce que je tiens à ne pas faire”. Alors, merci tous les livres !