Donne-moi la flûte

Donne-moi la flûte

Nouvelle inédite de Céline Maaz, lauréate du concours 2020 sur le thème de l’ « Histoire du soldat » organisé par les Editions Plaisir de Lire en partenariat avec la Revue des Citoyens des Lettres.

Les 6 lauréats de ce concours nous présentent leur version revisitée de cette oeuvre centenaire dans le recueil à télécharger gratuitement ci-dessous.

Donne-moi la flûte

« Tout est déterminé par des forces sur lesquelles nous n’exerçons aucun contrôle. Cela vaut pour l’insecte autant que pour l’étoile. Les êtres humains, les légumes, la poussière cosmique – nous dansons tous au son d’une musique mystérieuse, jouée à distance par un flûtiste invisible »

Albert Einstein[1]

 

Une guerre meurtrière a rongé le pays du jeune Chadi. Le soldat s’est battu vaillamment. Exténué de ses longs mois de combat, il doit rejoindre sa ville natale où sa famille et sa fiancée résident, à plusieurs kilomètres de là. Une besace sur le dos, le jeune homme chemine à pied. Près d’un talus, le soldat veut se reposer à l’ombre d’un olivier centenaire. Les excroissances des racines noueuses dépassent du sol et forment comme un creux à l’intérieur duquel se lover. Il se coule dans ce refuge providentiel.

Le chant d’un oiseau soudain s’élève. Les trilles légers réveillent en lui la réminiscence de la chanson de Fairouz. La poésie de la chanson l’a toujours ému. Il se repasse en mémoire les paroles du refrain, qu’il se met à chantonner :

Donne-moi la flûte et chante

Car le chant est le secret de l’existence

Et le sanglot de la flûte survivra

Quand aura péri l’existence[2]

 

Il sort alors de son sac son instrument à vent. Il caresse le roseau de la flûte arabe et s’apprête à communiquer son souffle au ney.

Apparaît alors, sorti de nulle part, un vieil homme boiteux arborant une grande barbe. Il est splendidement vêtu, ce qui tranche avec la désolation qui règne dans le pays. Le vieillard s’assoit près de Chadi et le complimente :

  • Vous avez bien de la chance, jeune homme, de posséder une flûte.
  • Monsieur, vous êtes le premier à estimer mon sort enviable. Après six mois loin de ma famille et à la guerre, je ne suis pas à jalouser. J’ai vu des horreurs et j’ai besoin de repos, loin de ce chaos.
  • Pourriez-vous me céder votre instrument ? propose l’inconnu poliment.
  • C’est tout ce que je possède avec les vêtements que j’ai sur le dos. Il n’y a aucune raison que je vous en fasse cadeau.
  • Qui a parlé de cadeau ? le rassure le boiteux d’une voix enjôleuse. Je vous en donnerai le prix, et croyez-moi, vous n’aurez pas à pâtir de l’échange. Voici un livre qui vous délivrera à jamais du besoin. Ce qu’il contient vaut mieux que toutes les flûtes du monde.
  • Vous plaisantez, j’espère ! Croyez-vous qu’un soldat ait besoin de lecture? D’où sortez-vous Monsieur? Notre terre est entachée de sang depuis si longtemps. Mon cœur aussi saignerait, si je ne prenais pas soin de l’enlever mentalement pendant les affrontements, et de le replacer dans ma poitrine quand je suis hors du champ de bataille. Seule la musique peut mettre du baume sur mon cœur que j’ai essayé de ne pas briser malgré toutes ces horreurs.
  • Jeune homme, il n’est pas question de littérature. Mon marché est à votre avantage. Prenez mon ouvrage.

Chadi obtempère à l’injonction du singulier vieillard. Le ton de sa voix, à la fois mielleux et autoritaire, ne souffre pas qu’on lui résiste. Le soldat feuillette le livre, mais à son grand étonnement, les pages sont vierges.

  • C’est un marché de dupes ! Ma flûte a un prix.

 

  • Ce livre n’a pas de prix. Si tu désires savoir comment gagner de l’argent, les cours de la monnaie s’afficheront et tu pourras spéculer sur leurs variations.

Effectivement, le jeune homme voit apparaître ce qu’il prend d’abord pour des signes cabalistiques, mais qui, si on les regarde bien, se révèlent être des chiffres. Pris de vertige devant la perspective de gagner autant d’argent qu’il le désire, il cède son instrument au vieillard, sans envisager le pire.

Le barbu pose ses lèvres sur l’embouchure et souffle, sans arriver à tirer le moindre son du roseau. Il en devient furieux.

  • Jeune homme, vous devez m’apprendre à en jouer. Venez chez moi, vous m’expliquerez.
  • Je n’ai que dix jours de repos. Je ne peux pas me permettre de faire un détour.
  • J’ai une voiture. Je vous invite à manger et je vous déposerai chez vous au retour.

L’offre tentante du boiteux persuade le soldat, las et affamé.

Le vieillard disait vrai : le déjeuner est royal et la maison confortable. Chadi se prélasse. Trois jours s’écoulent comme sur du velours. Il est temps pour le soldat en permission de rentrer chez lui. L’aimable inconnu propose de le conduire. Il mène bon train et la voiture roule si vite qu’elle s’envole au-dessus des nuages. Chadi se sent enfin descendre vers la terre à vive allure. Quand le véhicule s’arrête, c’est pour laisser le permissionnaire à l’entrée de son village.

Tante Karima s’affaire dans son verger. Il la salue et lui demande, comme autrefois, de lui offrit une figue fraîchement cueillie de son arbre.

La femme ne semble pas le voir et continue sa besogne au pied du figuier sans daigner lui répondre.

Ensuite Chadi aperçoit le boulanger en train d’enfourner sa pelle remplie de galettes de pain.

  • Abou Samra, comment ça va ?

Le boulanger ne le reconnaît pas et ne répond pas au soldat.

Chadi frappe à la porte de la maison de sa mère et s’exclame « Maman ». Effrayée, la vieille dame pousse un cri et lui ferme la porte au nez. Quant à sa fiancée, il la croise peu après dans la rue avec deux bébés dans la poussette. Indifférente, à son grand désespoir, elle passe sans lui jeter un regard.

Chadi réalise alors que les trois jours passés chez l’inconnu se sont révélé être trois longues années, suffisamment longues pour qu’un soldat ait été happé dans le tourbillon de la guerre et soit porté disparu.

La mort l’a enseveli à tout jamais dans le cœur de ses proches, et le condamne à n’être qu’un souvenir amer.

Le couplet de la chanson triste de Fairouz monte aux lèvres du soldat et il le chante, faute de pouvoir transformer son souffle en mélodie grâce à son roseau :

Mon pays est devenu un exil

Les rues sont recouvertes d’épines et d’herbes sauvages

Envoie-moi cette nuit, quelqu’un qui veille sur moi[3]

 

Le naïf se lamente :

  • Ma flûte avait un prix. Ce vieillard m’a tout pris. Pourtant depuis que je suis tout petit, on m’avait dit de me méfier des inconnus. Ma flûte de roseau, le souffle de ma vie, il m’a tout pris. Ma flûte avait un prix pourtant !

Subitement, le vieux boiteux apparaît non loin du minaret du village et le regarde d’un œil moqueur.

Quand Chadi l’aperçoit, il se jette sur l’homme à la barbe blanche avec un bâton :

  • Maudit vieillard, tu m’as tout pris !

L’imposant boiteux le toise froidement :

  • Ta flûte avait un prix, certes. Et le livre que tu as obtenu ? T’en souviens-tu ?

Le jeune homme regarde dans son havresac. Il retrouve le livre.

Le vieillard le morigène :

  • Tu vois bien ce qui te reste à faire. Adieu la vie militaire. Ôte vite ton uniforme et ta casquette, et prends la poudre d’escampette. Revenu à la vie civile avec un chapeau et un veston, tu trouveras une autre position. Mon livre vaut des millions. Étudie bien les chiffres qui s’y trouvent, et tu seras riche, sans condition.

Le malin tire la flûte de sa poche et encourage Chadi à serrer son livre sous son bras :

  • Désormais, chacun son bien. Tu as fait ton choix, personne n’échappe à son destin.

 

Chadi suit les conseils de ce diable de bonhomme et retourne à la vie civile. De soldat, il devient commerçant puis homme d’affaires. Il étudie le livre. Les combinaisons de chiffres annoncent les cours de la monnaie et les opérations financières juteuses à venir : les cours de l’or ou du pétrole qui flambent, l’évolution du prix du coton, les meilleures actions à acheter ou à vendre. Grâce au livre, l’argent rentre à flots. Et avec l’argent, on acquiert le pouvoir sur les autres et leur assujettissement. Sa connaissance de l’avenir le rend maître du temps. Le livre qui sait tout du futur lui offre le pouvoir de commander dans le présent. Son emprise est à la mesure de ce livre inépuisable. Le jeune homme accumule les biens matériels et immatériels. Collectionneur d’art, amateur de femmes et de repas fins, possesseur de pur-sang arabes et de grandes propriétés, il n’a plus rien à désirer. Son appétit insatiable n’est jamais comblé mais quand on a tout, que reste-t-il à désirer?

 

Un soir de printemps, seul et oisif, le nouveau riche prend le frais. Sur la branche ployée d’un olivier, un ramier prend son envol et la branche reprend docilement sa place. Une brise tiède caresse son visage et lui apporte les rires des enfants jouant en plein air et les voix enjouées de ceux qui sont réunis en famille et entre amis dans leur jardin. La cascade des fleurs de jasmin étoilées près de laquelle il passe exhale un parfum puissant. L’ancien soldat est happé par l’odeur profonde et veloutée qui lui rappelle celle de son ancienne fiancée. Le livre lui a tout apporté, mais il est des choses qui n’ont pas de prix. L’essentiel, ce qui ne s’achète pas, Chadi ne l’a pas.

Le crescendo flûté du rossignol et ses roulades nuancées s’élève alors dans l’air pur de la nuit. Chaque note se détache et tombe comme un reproche. Chadi a envie de pleurer. Il possède tout, mais l’important lui a été soustrait par ce diable de vieillard. Son âme esseulée aurait besoin de s’épancher. Le joueur de flûte a envie d’apposer ses lèvres sur son instrument bien-aimé et de jouer la belle et tendre chanson de Fairouz pour panser ses plaies :

Donne-moi la flûte et chante

Car le chant est le secret de l’existence

Et le sanglot de la flûte survivra

Quand aura péri l’existence[4]

 

Mais le roseau ne peut plus être caressé et pris en bouche. Ce vieillard infernal a tout enlevé à Chadi, jusqu’à la musique, réconfort de son âme.

L’homme d’affaires court jusqu’à son luxueux bureau. Il ouvre son coffre-fort et se saisit de son livre qu’il secoue violemment :

  • Maudit livre et maudit vieillard ! Y a-t-il un moyen de retourner dans le temps, d’être comme avant et de ne plus rien avoir?

De rage, Chadi lance son livre vers la porte.

Un vieux marchand ambulant apparaît, le ramasse  et le lui tend :

  • Tenez, monsieur le puissant. Reprenez votre ouvrage, il était à terre gisant. Je doute que vous puissiez vous en séparer. Cela serait dommage de l’égarer.

Chadi lui rétorque en parlant entre ses dents :

  • Merci beaucoup. Que puis-je pour vous?
  • Je vais vous présenter des nouveautés. Tenez.

Le marchand fait mine de chercher des marchandises dans un sac. Chadi l’arrête en lui tendant une pièce.

  • Mon bon monsieur, j’ai ma dignité, s’offusque le bonimenteur. Je ne fais pas la mendicité. Donnez-vous la peine de jeter un œil à ce que j’ai. Vous n’en aurez pas de regrets

Le beau parleur extirpe au fur et à mesure des colifichets de son sac à malices en les couvant du regard comme les plus précieuses raretés :

  • Bagues, diadèmes, dentelles et soieries… Non, ce n’est pas pour vous. Vous n’avez pas d’épouse. Des tableaux… Non, ils ne sont pas beaux ? Ah, j’ai ce qu’il vous faut : une magnifique flûte de roseau.

Le malin brandit d’un air triomphal la flûte de Chadi.

  • Combien pour ce ney ? s’exclame celui-ci en retenant son souffle, tandis que le marchand recule insensiblement vers la porte.

L’ancien soldat suit de près le bonimenteur qui recule et cache la flûte derrière son dos.

  • L’argent n’est pas un problème, on finira bien par trouver un arrangement, annonce le marchand d’un ton conciliant. Je vous ferai un prix d’ami. Essayez l’instrument, en attendant.

Chadi prend le roseau taillé que le diable de vieillard lui tend. Il pose ses lèvres sur l’embouchure mais la flûte reste muette. Aucun souffle ne l’anime. L’ancien soldat se tourne vers la porte, mais le bonimenteur s’est volatilisé. De rage, le pauvre bougre jette de toutes ses forces la flûte par la porte. Il rejoint son bureau, prend le livre du malin et déchire les pages méticuleusement jusqu’à n’avoir devant lui que des petits bouts de papier, qui tourbillonnent et s’envolent comme de la poussière.

 

Après cela, Chadi disparaît. Il erre sur les routes comme lorsqu’il était soldat, libre, avec seulement ses vêtements sur le dos. Il ne possède plus rien et ne veut plus rien. Le désir s’est éteint en lui.  Il est revenu sur la route, mais sans sa besace et sa flûte.

Il reprend un temps le chemin de son village natal, puis comprend la vanité de son projet: il n’est plus soldat et l’ancien Chadi est mort. Il bifurque alors vers une autre province.

Un jour où le marcheur se repose en sirotant un thé à la terrasse d’un café donnant sur la place principale d’un village, il entend sonner le tambour. Tous les habitants se rassemblent comme le jour où l’on avait annoncé la guerre. Mais cette-fois-ci, un autre drame se joue : Amira, la fille du notable de la province, est malade. Elle ne mange plus, ne dort plus et ne parle plus. Son père donnera sa main à l’homme qui la sortira de sa torpeur. Chadi se dit que l’amour est médecin et qu’il pourra bien la guérir, lui, à qui il manque une présence féminine.

Le soldat hardi se présente devant l’imposant palais du notable. A la porte, les gardes le laissent entrer quand il explique qu’il répond à l’appel du gouverneur. Il traverse la cour et se rend dans la somptueuse salle de réception au plafond dentelé de stuc et dont les lourds lustres brillent de mille éclats. Le gouverneur le toise :

 

 

  • Qui es-tu, toi? Tu n’es pas d’ici. Tant d’hommes sont venus pour ma princesse, avec la prétention de la réveiller de son sommeil sans repos.
  • Je suis un ancien soldat, répond Chadi sans se démonter, un médecin soldat. Votre fille sera entre de bonnes mains. De la guérir infailliblement j’ai le moyen.

Le gouverneur acquiesce et l’autorise à revenir la voir un peu plus tard.

Dans la cour du palais, à l’ombre d’un oranger dont les fleurs blanches exhalent le parfum doux-amer de l’amour, Chadi s’est installé à une table pour patienter. Le murmure du jet d’eau qui s’ébat dans la vasque de la fontaine apaise son cœur tourmenté et lui inspire la voie de la guérison. En effet, la musique transporte l’âme sous le coup de l’émotion puissante ressentie. Pour les Arabes, le tarab, cette ivresse du corps et de l’âme en communion, possède un pouvoir extraordinaire. Le tourbillon de la musique emportera Amira. Elle guérira, c’est certain. La tendresse de son âme et la douceur de vivre et de s’aimer, Chadi savait l’exprimer quand il avait sa flûte. L’ivresse de la musique, il savait la communiquer grâce au pouvoir d’un simple roseau taillé, son ney. Mais comment faire maintenant que son instrument lui a été enlevé?

Alors que l’homme lésé rumine ces pensées, le vieillard malfaisant apparaît à ses côtés dans la cour du palais. Il porte des habits de lumière, dignes de ceux des plus grands de ce monde, dont la blancheur immaculée tranche avec la noirceur de son cœur. Il serre la flûte sur sa poitrine.

  • Amira, la princesse qui fait tourner les têtes, sera mienne. La flûte et le moyen de la guérir, c’est moi qui les ai. Malgré son atonie, elle sera mienne, qu’à cela ne tienne !

Chadi bout de colère et il s’en faut de peu qu’il n’use de violence pour reprendre son bien et briser les reins de ce diable d’homme. Nonobstant sa rage, il se ravise car il comprend enfin qu’il a affaire au Malin. La violence n’y changera rien, la ruse est le seul expédient pour le vaincre. Sur la table se trouve un trictrac communément appelé le jeu de tawla au Moyen-Orient. L’œil de Chadi se perd sur le plateau de jeu et caresse du regard les pions et les dés. L’idée jaillit alors : le diable n’a de pouvoir sur lui qu’à cause de l’argent gagné avec le livre. Si Chadi joue contre lui et perd, il sera débarrassé de l’argent et par conséquent de son emprise. Le perdant sera le gagnant.

  • Une partie d’ “emprisonnée”[5], cela vous plairait? Pour chaque pion sorti, on gagne une forte mise, propose de façon tentante le millionnaire au diable. Vous savez que j’ai de quoi rendre intéressant ce jeu de table, se targue le jeune homme en sortant de ses poches des liasses de billets.
  • Bien volontiers, mon bon ami, ne peut s’empêcher de répondre le cupide.

Ils jouent frénétiquement, l’un conduit par l’appât du gain, l’autre par le désir du dénuement.

Les heures passent et ils jouent, ils jouent, ils jouent. Et le Malin toujours de gagner, et Chadi toujours de capituler. Coup de dé après coup de dé, coup du sort contre coup du sort, l’ancien soldat est dépouillé de sa fortune, et le Diable finit par rouler sur l’or. Pourtant sa santé semble décliner à chaque coup de dé, alors que Chadi se sent de plus en plus léger.

  • Une dernière partie ? Je double la mise pour chaque pion ! Je mets en jeu tout l’argent qui me reste sur mes comptes, avance hardiment le perdant.
  • Vous êtes fou ! lance le Malin dans un murmure tandis qu’il faiblit et perd sa vitalité, le sort est avec moi. Mais, va pour la dernière des dernières ! Tout l’or, tout cet argent… à moi, à moi, rien qu’à moi …

Les dés sont encore une fois en faveur du diable. Pris d’un rictus infernal, il rougit, s’étouffe et convulse. En manque d’air, le vieillard s’écroule à terre.

Le gagnant s’élance vers la silhouette inanimée et attrape la flûte.  Les gardes viennent alors à ce moment précis chercher le jeune homme pour le conduire à la chambre d’Amira.

La belle git sur son lit, vivante mais emprisonnée dans les rets du sommeil.

Chadi caresse les formes du roseau et l’approche doucement de sa bouche. Son souffle en passant par les trous de l’instrument se transforme en une magnifique mélodie :

J’ai la nostalgie mais je ne sais pas de qui

Chaque nuit il me kidnappe dans mon sommeil

Il me fait marcher, marcher de longues distances

Pour savoir pour qui ma nostalgie est, je ne sais pas[6] 

 

Les notes vibrent et frappent l’air. Les sons prennent corps, se métamorphosent en battements de cœur. Amira sort de sa torpeur, son âme délivrée de sa mélancolie. Le soldat revenu de la mort a ramené à la vie la princesse laissée pour morte. Le soldat et sa princesse s’enlacent. Le bonheur rayonne sur leurs visages radieux. Cependant, le Malin, réveillé lui aussi de son évanouissement, se traîne jusqu’à la chambre d’Amira.  Sous les traits d’un vieillard pitoyable plié en deux par la douleur, il quémande du geste et du regard la flûte de Chadi.

L’astucieux musicien comprend le pouvoir de son roseau. Il se remet à jouer frénétiquement. Le boiteux n’a d’autre choix que de danser. Et sa silhouette sèche se tord et se contorsionne suivant le rythme endiablé du ney. Malgré lui, le vieillard cabriole : ses membres se contorsionnent et l’entraînent dans une sarabande infernale qui finit par le terrasser. Amira et Chadi se saisissent de lui et le jettent dehors.

Le Diable les maudit une dernière fois avant de disparaître dans un nuage de fumée :

  • La princesse a trouvé son prince charmant mais, contrairement à ce qui se passe dans les contes de fées, ils ne vivront pas heureux et n’auront pas d’enfants dans le dénouement. Franchissez les bornes de cette province, monsieur le flûtiste, et il vous en cuira ! Sous mon pouvoir vous retomberez et à un beau bûcher dans mon royaume souterrain je vous convierai. Quant à votre dulcinée, les limbes du sommeil la rattraperont et son lit elle regagnera, sans faire de façons.

Les deux amoureux coulent des jours heureux et goûtent le bonheur d’être deux. Chadi est comblé au point de sérieusement penser qu’il a tout, qu’il possède tout, jusqu’au jour funeste où Amira lui demande de lui parler de son passé.

  • Mon amour, je ne sais rien de toi. D’où viens-tu et que faisais-tu ?
  • J’étais soldat, ma princesse, mais cela fait longtemps, bien longtemps. Quant à ma mère et mon village, ils sont trop loin d’ici. Et tu sais bien que cela nous est interdit.

Amira le supplie de lui montrer son village natal. Chadi s’empare alors de son ney et se met à jouer :

Parle-moi, parle-moi de mon pays, parle-moi

Oh, brise qui passe sur les arbres devant moi

Raconte-moi une histoire sur mes parents, sur ma maison, raconte-moi

et raconte-moi une longue histoire sur mes voisins d’enfance.[7]

 

La nostalgie s’empare de son cœur, comme l’amour d’Amira y avait creusé son sillon. L’ancien soldat oublie que l’on ne peut être et avoir été, que le bonheur présent ne peut se cumuler avec celui du passé. Les douces paroles d’Amira finissent par le persuader:

  • Défendu ou pas défendu, allons-y en cachette Chadi. On sera vite revenus.

Ils partent subrepticement sans plus perdre de temps. Au moment de dépasser la borne marquant la fin de leur province, Amira s’arrête. Chadi se retourne, la contemple et l’enjoint de le suivre par signes. Mais il est trop tard. Le Diable apparaît et brandit la flûte du jeune homme qui désormais lui appartient. Le Malin souffle dans le roseau et joue un air hypnotique.

Le soldat suit le diable, lentement et inexorablement. Son prénom et la chanson lancés par Amira au loin ne l’arrêtent pas. Il suit son destin :

Où vas-tu, Chadi?

Je l’invoquais de loin,

mais il ne m’entendait pas

et il s’enfonçait de plus en plus dans la vallée.

Depuis lors je ne l’ai plus vu.

Chadi s’est perdu.[8]

[1] Citation mise en exergue par Philippe Labro, Le flûtiste invisible, 2013.

[2]Chanson de la chanteuse libanaise Fairouz “ Atini Alnay Wa Ghanny” – أعطني الناي و غن, dont le titre se traduit par “Donne-moi la flûte et chante”. Les paroles sont un poème de Khalil Gibran.

[3]  Chanson de la chanteuse libanaise Fairouz, « Ne me délaisse pas » (Ne me néglige pas) La tehmelny La Tensany – لا تهملني لا تنساني

[4]Chanson de la chanteuse libanaise Fairouz “Donne moi la flûte et chante” – Atini Al nay Wa Ghanny- أعطني الناي و غن

[5] La tawla est un jeu oriental de hasard raisonné pour deux joueurs qui se joue sur un tablier avec des dés et des pions (similaires à ceux du jeu de dames). Les règles sont très proches de celles du backgammon, auquel il est parfois assimilé. Un des jeux possibles avec la tawla est le  Mahbousseh (محبوسة) qui signifie en arabe « emprisonnée ».( note d’après Wikipédia)

[6] Chanson de la chanteuse libanaise Fairouz «Ana Indi Haneen »  حنين أنا عندي, qui pourrait se traduire par « J’ai la nostalgie ».

[7]Chanson de la chanteuse libanaise Fairouz , « Parle-moi de mon pays » hkili hkili an baladi (احكيلي احكيلي عن بلدي                  )

[8] Chanson de la chanteuse libanaise Fairouz , « Chadi »- شادي.

 

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