La guerre des cadeaux

La guerre des cadeaux

Chroniques de Suzanne Delacoste, exceptionnelle auteure et journaliste des années 1959 à la plume acérée !

De la même auteure chez Plaisir de Lire:

Couleur de sable

 

La guerre des cadeaux

Un mari normal, c’est-à-dire un être qui n’est ni spécialement malheureux, ni frénétiquement heureux, ni triste comme un chien de chasse, ni exalté comme un rossignol, ne voit jamais arriver la période des vœux et des cadeaux sans une secrète horreur.

Quand sa femme commence par dire aussitôt passé l’été de la Saint-Martin : « Est-ce qu’on commande cette liseuse pour ta mère ? Mais non, ce n’est pas trop tôt. Tu veux toujours faire les choses au dernier moment. Et qu’est qu’on décide pour les Duterrier ? Comment, rien du tout ! Mais chéri c’est toi-même qui a dit qu’ils avaient besoin de fourchettes à fondue », le mari ressent le même coup au cœur que si Madame lui annonçait l’arrivée d’une amie d’enfance à elle, une amie qu’il jalouse parce qu’elle connait des secrets d’enfance qu’il ignore, une invitée qu’il faut « sortir » alors qu’il aimerait aller se coucher en mangeant une pomme, une intruse, enfin, qui éclate d’un rire de complicité féminine auquel il ne peut prendre part. Avec cette différence, toutefois, que l’amie finit par s’en aller (« Tu aurais bien dû la retenir un peu, chéri. Ce que tu peux être ours, parfois »), alors que les fêtes et les vœux reviennent chaque année, durent de plus en plus longtemps et exigent, comme les pièces historiques, une grande mise en scène, des décors ruineux et des appels de trompettes.

A la première alerte, à la première apparition d’une branche de sapin saupoudrée de mica, dans les vitrines, d’ampoules électriques en guirlandes, dans les rues principales, les maris rêvent de disparaître, les uns à la pêche, les autres au fond des cafés, les autres, enfin, bien à l’abri dans leur bureau où ils seraient prêts à soutenir un siège de quarante jours. Mais la civilisation les tient à la gorge. Ils se contentent alors de dire à leur femme bien-aimée : « En tout cas, il ne faut pas m’offrir quelque chose. Je n’ai besoin de rien, c’est ridicule ces cadeaux. », et à leurs copains d’infortune : « Qu’est-ce que tu fais, le 31 ? Je me réjouis que ces fêtes soient passées. ».

Les cadeaux et les vœux, Mesdames, sont notre œuvre. C’est nous qui maintenons cette tradition en dépit de la sourde hostilité masculine. Tandis qu’en face on vivrait de pain et de noix, vêtu d’un pagne-serpillère, dans une niche-lit dont on ne changerait jamais, au grand jamais, la paille, avec une barbe délicieusement drue et un pelage de chat sauvage, notre clan à nous a perdu le souvenir des aurochs et des tabourets de silex. Il se plaît dans le luxe et l’apparat. Ce n’est qu’en janvier qu’on pense au dentiste, aux jours qui fuient, au ressemelage des souliers. Décembre convient à notre beauté et à notre âme. Nous nous épanouissons, comme des nénuphars sur les étangs de l’été, pendant cette période de projets et d’exaltation, où l’on échange des cravates, des parfums et des baisers officiels sur un vague fond de cloches et de musique de jazz.

Mais on aurait mauvaise grâce – sans compter que ce serait maladroit – à médire des femmes et des hommes à cette époque ouatée de l’année, où tout n’est qu’effusion et souhaits. Hâtons-nous donc de dire que, à la vérité, si les hommes détestent les embrassades et les serpentins du Nouvel-An, c’est qu’ils ont la pudeur de leurs sentiments, et que la vraie raison qui pousse leurs compagnes gracieuses à faire des cadeaux et à en recevoir, c’est qu’elles sont créées précisément pour cette mission-là, où leur esprit d’invention et leur fraîcheur font l’admiration des connaisseurs. Elles qui oublient leur parapluie et leurs rendez-vous ennuyeux, elles se souviennent de tout quand il s’agit de faire plaisir, des goûts changeants de leur petit garçon, de la teinte exacte d’une robe, de la largeur d’épaule de leur neveu et de la couleur des yeux de leur amie de Londres. Les maris savent bien qu’elles les battent d’une bonne longueur dans ce domaine, et s’ils bougonnent ou sont gênés en coupant les ficelles dorées de Noël, c’est parce qu’ils refusent de se laisser attendrir en public.

S.D.

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