Qui ne sait se taire nuit à son pays – Extrait

Qui ne sait se taire nuit à son pays – Extrait

La couverture de "Qui ne sait se taire nuit à son pays".

Extrait du roman Qui de sait se taire nuit à son pays de Rachel Maeder

Autres oeuvres de l’auteure chez Plaisir de Lire:
Le jugement de Seth
Pillages

Qui ne sait se taire nuit à son pays – Extrait

Extrait du Journal de Vallorbe, édition du vendredi 18 juin 1940.

Un appel du Conseil d’État :

Comme chacun peut s’en rendre compte par les nouvelles qui nous parviennent tous les jours, les événements extérieurs se précipitent à nos frontières. Dans ces circonstances, le Conseil d’État demande à chacun de garder son calme, d’observer le silence, – qui ne sait se taire nuit à son pays – et de maîtriser ses nerfs.

La population peut être assurée que les autorités responsables, fédérales et cantonales, civiles et militaires, ont pris toutes les précautions et veillent sur elle.

Mais il dépend aussi de la population toute entière qu’aucun incident ne vienne entraver la tâche des autorités et troubler le sang-froid que doit garder notre pays.

 

CHAPITRE 1

Vallorbe, Foyer des Bonnes Espérances

Le grincement réveilla Henri Simond. Il resta allongé à l’affût du moindre son, osant à peine respirer. Un nouveau bruit strident le fit sursauter. Il ne rêvait pas. Quelqu’un déplaçait des meubles. Le vieil homme se leva et cria d’une voix tremblante: Qui est là ? Personne ne répondit.

Il avança prudemment jusqu’au salon. Le canapé avait été déplacé au centre de la pièce, mais il n’y avait pas âme qui vive. Il regarda autour de lui. Une ombre fila soudain par la porte d’entrée. Poussé autant par la peur que par la colère, Henri partit tant bien que mal à sa poursuite. Le couloir était désert. Ses jambes le portaient à peine. Il avait l’impression de devenir fou quand il entendit un son étrange, une sorte de hululement. Il se retourna. L’ombre se tenait, là, devant lui. Grande, imposante, elle s’approcha. Il reconnut la Mort, revêtue de sa cape noire. Il recula en poussant un cri. Ses pieds ne touchèrent que le vide, et le vieil homme se sentit tomber dans un gouffre sans fond.

 

CHAPITRE 2

Les pompes funèbres étaient déjà à l’œuvre. Au matin, la nouvelle s’était très vite répandue: le vieux Henri Simond avait trouvé la mort au beau milieu de la nuit. Son corps avait été retrouvé brisé aux pieds des escaliers du premier étage. Multiples fractures ainsi qu’une sévère hémorragie au niveau de la tête. Le cuir chevelu s’était en partie détaché du crâne au cours de la chute, scalpé suite aux violents impacts contre les marches de l’escalier. C’était une fin peu commune pour un vieux de près de quatre-vingt-dix ans, mais comme on dit, on ne choisit pas sa mort.

Alice Kappeler se tenait sur le seuil de son petit appartement du Foyer des Bonnes Espérances, appuyée sur son déambulateur, et observait les hommes en austère costume gris descendre le cercueil. Elle avait beau avoir atteint l’âge de la sagesse depuis longtemps, la vision de la caisse en sapin lui compressait toujours la poitrine. Elle se demandait à chaque fois comment il était possible de passer l’éternité dans une caisse si étroite.

Chaque étape de la vie amène son lot d’angoisses et de souffrances. Alice en savait quelque chose.

Abandonner sa grande maison du quartier des Grottes pour s’installer dans ce minuscule deux pièces du Foyer des Bonnes Espérances avait été un choc pour elle. Son indépendance et son jardin lui manquaient terriblement, mais elle devait admettre que la vieillesse avait fini par l’attraper et son grand âge sollicitait désormais des soins quotidiens.

Heureusement ce changement ne fut pas entière- ment négatif. Elle était tombée sous le charme d’un pensionnaire du Foyer qui habitait au deuxième étage. L’homme en question s’appelait Alfred Bise. Également veuf, il avait quelques années de plus qu’elle. Elle l’avait un peu connu étant jeune, mais cela faisait plus de cinquante ans qu’elle ne l’avait pas revu. Ils s’étaient retrouvés lors du thé du dimanche après-midi, organisé chaque semaine dans la salle commune. Alice l’avait tout de suite remarqué: il portait un costume gris foncé et une chemise crème. Ses cheveux blancs étaient coiffés en arrière avec soin. Attirée par lui comme par un aimant, elle s’était approchée avec sa tasse de thé et ils avaient discuté plusieurs heures sans que personne ne puisse les déranger. Depuis lors, ils ne s’étaient quasiment plus séparés.

Quand la nouvelle de leur liaison s’était répandue à travers les couloirs du bâtiment, les ragots avaient fusé de toute part. Certains affirmaient même qu’ils se fréquentaient déjà en cachette durant le vivant de leur conjoint respectif. C’était évidemment faux et ils n’y prêtèrent guère attention.

Bien sûr, Alice s’était quelques fois demandée si le fait de tomber amoureuse après quatre-vingts ans était bien raisonnable. Mais elle chassait aussitôt ses doutes d’un revers de main. Elle ne voulait pas finir comme ce pauvre Henri Simond, mort sans avoir tenté de prendre la vie du bon côté. Quel drôle d’homme, se dit-elle en regardant s’éloigner le corbillard. C’était une personne qui n’avait jamais attiré la sympathie. Petit et râblé, il portait toujours des vêtements à moitié mités qui sentaient le tabac froid et le rance. Son œil gauche, bleu, était voilé comme celui d’un aveugle et contrastait avec celui de droite, brun foncé, tirant vers le noir. Alice ne lui connaissait aucune famille et personne ne s’attardait à ses côtés. Il avait l’habitude de se promener à travers les couloirs du Foyer, en marmonnant des phrases incompréhensibles.

Alice l’avait encore croisé la veille, pendant le thé du dimanche. Il était assis dans son coin, regardant les autres pensionnaires d’un air menaçant. Elle ne l’avait pas tout de suite remarqué, trop accaparée par les conversations de ses amies. Mais tout à coup le bruit sourd d’une chaise qui tombe avait retenti dans la salle commune. Tout le monde s’était arrêté de parler et avait regardé dans la direction du vacarme, contemplant ce pauvre Henri s’accrocher de toutes ses forces à sa poussette. Il s’était mis à crier :Mort à tous ces rats! Mort à tous ces rats! en balayant la pièce et les convives du regard. Puis il s’était étouffé de rage et était sorti en fermant la porte aussi fort que possible. Alice avait compati car il était difficile de faire une sortie théâtrale lorsqu’on est grabataire. Les autres témoins de la scène avaient commenté en affirmant qu’il avait définitivement perdu la tête. Tous avaient repris ensuite leur conversation comme si rien ne s’était passé.

La vieille femme secoua la tête. Ce jour ne devait surtout pas être triste. Son petit-fils lui faisait l’honneur de sa visite. Cela faisait longtemps. Trop longtemps. Pour fêter l’occasion, elle avait prévu de l’inviter au restaurant. Manger autre chose que cette nourriture immonde qui lui était fournie quotidienne- ment par l’Établissement médico-social du coin lui ferait le plus grand bien. Elle se demandait parfois par quel miracle elle n’était pas encore morte d’intoxication alimentaire.

 

 

À l’aide de son déambulateur à roulettes, Alice alla dans la chambre à coucher se refaire une beauté. Elle s’aspergea généreusement de son parfum préféré qui évoquait les fleurs du printemps, mit un peu de couleur sur ses lèvres ridées et passa un coup de brosse dans ses cheveux fraîchement permanentés. Le miroir lui refléta une veille dame coquette et pleine de charme. Satisfaite, elle chantonna un petit air en réajustant son collier. Elle adorait se faire belle pour son petit-fils. Il était le seul membre de la famille qui lui restait. Alice l’avait beaucoup gardé avec sa sœur quand ils étaient enfants lorsqu’elle tenait, avec son mari, un café au Sentier, petit bourg vivant de l’industrie horlogère situé à la naissance du Lac de Joux. Alice avait été souvent très accaparée par son travail, mais les enfants n’avaient jamais semblé s’en soucier, trop heureux d’être le centre d’attention des clients. Malheureusement, ce temps était loin et les souvenirs commençaient petit à petit à s’estomper. Mainte- nant la vieillesse l’avait rattrapée et elle se sentait à moitié sénile. Elle aurait donné n’importe quoi pour quelques aventures. Quelle sotte! se dit-elle en se pinçant le bras pour chasser ses idées noires. Elle remit un peu de parfum et retourna au salon pour attendre son invité.

Celui-ci ne tarda pas à arriver. Michael sonna et entra sans attendre de réponse. Comme il est beau, se dit-elle dès qu’elle le vit. Il avait mis une belle chemise bleue et un jeans fraîchement lavé. Comme toujours, ses cheveux blonds n’avaient pas pu être domptés, mais il s’était donné la peine de se raser avant de venir. Il s’était fait beau pour Alice et elle en ressentit une certaine fierté.

– Bonjour grand-maman, claironna-t-il d’une voix légère. Je vois que tu es toujours aussi séduisante.

– Bonjour Michael. On fait aller. Mes pattes ont toujours autant de peine à me porter mais ça va. J’espère que tu as fait bon voyage.

– Très bon. Ton amant n’est pas là ? demanda-t-il un petit sourire en coin.

– Arrête de l’appeler ainsi, répondit-elle en rougissant légèrement. Il arrive. Cela ne te dérange pas s’il vient avec nous? Le laisser seul par ce temps magnifique me fait mal au cœur.

– Ne t’en fais pas, tous tes amoureux sont les bienvenus !

– Tu es bête, ricana-t-elle, ravie.

C’était tellement bon de le revoir. Elle ne pensait déjà plus ni à la vieillesse, ni à Henri Simond.

 

 

Extrait du Journal de Vallorbe, édition du mardi 22 juin 1940.

C’est avec une émotion considérable que la population de Vallorbe apprenait, dimanche après-midi dernier, que les premiers détachements de troupes allemandes s’avançaient sur Pontarlier et que, simultanément, les premiers réfugiés français se présentaient au Poste de Vallorbe-Route, au Creux.

Toutes les dispositions pour accueillir l’exode des populations, fuyant l’invasion, avaient été prises par les autorités. Néanmoins, durant 24 heures, les réfugiés ne purent passer qu’au compte-gouttes, des motifs d’ordre militaire ayant retardé l’heure de leur internement. Ce ne fut que lundi, vers 16 heures, que la barrière du poste de douane, surmontée du drapeau fédéral, s’entrouvre enfin.

Lentement des camions s’avancent entre les barrages anti-tanks. Ils amènent des fonctionnaires postaux de la région du Nord qui, ayant reçu l’ordre de se rendre dans un port de l’Ouest, espèrent transiter par notre pays. Dans l’attente d’une décision, les autorités militaires leur offrent de quoi se réconforter dans le réfectoire installé, de même qu’une infirmerie, au bâtiment de la douane, et que dirigent les samaritaines de Vallorbe.

En fin d’après-midi, le trafic commence à s’intensifier, tandis qu’au loin, la voix du canon s’élève toujours plus distinctement.

Voici une femme seule, en automobile. Elle précède de peu un convoi de camionnettes, surchargées de meubles, de coussins, de matelas, de tout ce bric- à-brac disparate qui demeure la seule fortune des réfugiés. Il en descend des femmes et, en grand nombre, des enfants de tous les âges. On devine que les parents, demeurés à leur foyer, ont prié des voisins complaisants de se charger de leurs chers petits, afin qu’eux au moins ne connaissent pas les horreurs de la guerre. Aussitôt, les samaritaines s’empressent et prodiguent, avec quel dévouement attendri, leurs soins à tous ces petits.

Arrivant à pied, un trio de blessés se présente à la grille. Parmi eux, un soldat venu à pied de Verdun, le bras mal en point, soutenu par un bandage de fortune. Les autres ont été victimes d’accidents de la circulation, très intense sur les routes envahies de convois de réfugiés. Ces malheureux sont pansés par un médecin, et dirigés vers un hôpital.

Précédé d’une religieuse à cornette blanche, un orphelinat de garçonnets descend maintenant la route. Dans le capuchon de la petite pèlerine noire d’uniforme, les bambins ont glissé qui une paire de chaussettes, qui du linge, qui des cartons hétéroclites. En ordre, ce petit monde est filtré par nos soldats et acheminé sur Vallorbe.

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