Intermezzo sotto voce
Nouvelle inédite d’Hélène Dormond
De la même auteure chez Plaisir de Lire :
L’air de rien
Liberté conditionnelle
Mes visites à Jean-Charles ont toujours eu lieu chez lui. Selon un rituel bien établi. Il n’aime pas les imprévus. J’arrive immanquablement à la même heure. Nous nous installons au salon devant de grandes feuilles blanches et nous peignons de concert. Des formes abstraites. Des couleurs vives. La radio diffuse de la musique. Des symphonies ou des sonates, que sais-je. Moi mon truc, ce serait plutôt la variété française. Mais Jean-Charles aime le classique. Au bout de deux heures, je repars. Il accepte maintenant que je pose ma main sur son épaule. Si nos regards se croisent, il inspire sèchement. Il n’apprécie pas cette trop grande intimité. Je le lâche et m’en vais. Nos échanges restent muets. Les mots sont comme des coups pour Jean-Charles. Si je fais mine de vouloir parler, il s’empresse de se boucher les oreilles.
Aujourd’hui, c’est la première fois que je sors avec lui. Ses parents ont accepté de me le confier. Avec un lot de recommandations : « Attention aux cigarette écrasées dans la rue. Il les repère à des kilomètres et fonce dessus pour les manger. » « Méfie-toi quand il est dans la foule. S’il se sent bloqué, il pourrait tirer les cheveux des gens. » « Si quelque chose l’affole, essaye de détourner son attention, pour éviter une crise. »
À la sortie de son immeuble, je suis tendu. Jean-Charles trottine à mes côtés, sur le bout de ses orteils, comme à son habitude. Je le tiens par la main, ignore les regards appuyés sur le couple étrange que nous formons. Je prie pour que les balayeurs aient débarrassé notre itinéraire de ses mégots. Dans le bus, Jean-Charles refuse de s’asseoir. Toujours sur la pointe des pieds, il se fait ballotter à chaque virage ou coup de frein.
Enfin, nous voilà au théâtre. Dans le hall, tous les hommes portent la cravate. Tous, sauf Jean-Charles et moi. La foule s’accumule derrière les portes. Mon protégé montre des signes de nervosité. Les doigts plantés dans les oreilles, il inspire et souffle bruyamment. Nous nous tenons à l’écart. Je vois avec soulagement les ouvreuses faire entrer le public.
Nous nous installons au poulailler. J’ai les genoux calés sous le menton, le ventre comprimé. La salle s’éteint et le concert commence. Une grosse dame au décolleté généreux clame son tourment à pleine voix. Un barbu aux airs de Landru lui répond d’un ton menaçant. Je les trouve un peu ridicules, gonflés d’emphase, dans leurs costumes à froufrous. Les décors ne changent pas au fil des actes. Peu d’action sur la scène. J’aurais préféré emmener Jean-Charles au cinéma. Rigoler devant un bon comique. Aller manger une glace au bord du lac. Ou même, visiter une exposition. Je pourrais bouger, au moins. Je me tourne sur le côté, en quête d’une position plus confortable. La matrone à ma droite semble souffrir autant que moi. Engoncée dans sa robe de soirée, elle s’évente dans la chaleur suffocante qui assiège les rangs du haut. Son mari s’est assoupi, le menton posé sur les jumelles de théâtre qu’il porte autour du cou.
Sur scène, les personnages entrent, repartent, vocifèrent ou glapissent. Je ne comprends rien à l’intrigue. Ils s’égosillent de plus belle, en italien je suppose. Je bâille et remue sur mon strapontin. J’ai mal aux fesses. Un coup d’œil à ma montre. À peine une demi-heure d’écoulée. Et Jean-Charles, souffre-t-il autant que moi ? Je lui jette un regard. Et reste saisi. Buste penché, yeux fermés, le visage offert comme sous une pluie d’été, il semble imprégné par la musique. Ses mains, loin de ses oreilles, dansent légèrement dans les airs. Son souffle est paisible. Je ne l’ai jamais vu comme ça. Pour la première fois, il ne semble pas se prémunir contre une éventuelle agression.
Sur ses traits fins et réguliers, enfin détendus, plus trace de son handicap. Un sourire s’ébauche au coin de ses lèvres. Ses sourcils remontent dans un mouvement d’émerveillement, puis se froncent comme pour annoncer une tempête. Sa figure me raconte une histoire. Une histoire bien plus belle que celle qui se déroule sur scène. Une histoire poignante. Celle d’un homme enfermé dans son autisme, pour qui la musique est un sésame libérateur. J’oublie mes fesses douloureuses, les gesticulations des chanteurs auxquelles je ne comprends rien. Je me concentre sur le visage de Jean-Charles, qui, pour un temps à part, me parle.
L’entracte arrive trop vite. Jean-Charles ouvre les yeux. Nous émergeons, éblouis et sonnés comme au retour d’une plongée en mer corallienne. Son regard rencontre le mien. Je pose ma main sur son avant-bras. Il ne fait pas mine de la repousser.
C’est beau, l’opéra.