La chemise
Nouvelle tirée du recueil La fin des haricots de Cornélia de Preux.
Autres œuvres de la même auteure :
L’Aquarium
Le chant du biloba
Il a dit qu’il reviendrait pour le dîner.
Au début, elle ne se fait pas de souci. Elle prépare le repas, plongée dans ses pensées.
Pourquoi a-t-il pris la voiture ? Il pouvait y aller en train. Ça l’agace, cette relation privilégiée qu’il entretient avec sa Xsara. Toujours à la bichonner, à se pavaner avec elle.
Comme il était beau ce matin ! Elle s’étonne d’aimer autant les fils d’argent qui courent sur ses tempes depuis peu. Et dire qu’au lever, ils se sont encore disputés. Pour une bricole. Une chemise qu’elle n’a pas voulu qu’il porte. Le ton est monté. Parfois, elle ne peut pas s’empêcher de mettre son grain de sel. De fiel.
Elle s’en veut. Promis, elle ne va plus faire de scène pour un rien. Qu’il s’habille comme il veut, c’est bien égal. Pour que la paix revienne, il s’est plié et a enfilé l’écarlate. La couleur est plus de saison, avait-elle déclaré.
Encore une de ces séances de commission chronophages ! Ils vont sans doute boire un verre de blanc à la fin. Ou un kir. Il adore ça. Prendre le volant avec tant d’alcool dans le sang est inconscient.
La salade est lavée, le gratin de légumes est prêt. Il n’y a plus qu’à enclencher le four à micro-ondes, une fois qu’il sera là.
Elle s’assied dans la véranda, ouvre le journal. Impossible pourtant de se concentrer. Qu’est-ce qu’il fabrique ? Elle regarde l’heure, retourne dans la cuisine, sort dans le jardin, revient dans la maison.
D’habitude, il l’avertit s’il a un contretemps. Un embouteillage ? C’est rare sur ce trajet. Il pourrait appeler. Il a peut-être oublié son portable au bureau. Ou alors la batterie est à plat. Mais non, il a chargé l’appareil ce matin, elle l’a vu.
Une maîtresse ? Voilà pourquoi il a insisté pour mettre la chemise kiwi. C’est vrai qu’elle l’avantage. Hum, une aventure… Le démon de midi, déjà ? Maîtresse ou pas, il aurait annoncé qu’il a du retard.
Il est arrivé quelque chose.
Oui, un accident.
Si c’est juste un petit flirt de rien du tout, elle fermera les yeux.
Pourvu qu’il revienne maintenant, tout de suite.
Il faut se changer les idées. S’adonner à une activité mécanique.
Comme entamer la montagne de linge à repasser.
Toutes ces chemises, ça la rend folle. Une par jour. Il n’a qu’à s’en occuper lui-même! Non, elle n’y touchera plus, ça l’obligera à s’y mettre enfin.
Mais, à quoi bon maintenant… non, elle n’y touchera plus, jamais plus. Insupportable, cette idée. S’il rentre bientôt, elle lui repassera dix chemises par jour. Même plus.
Une heure qu’il devrait être là !
Il s’est assoupi sur l’autoroute. A heurté de plein fouet un autre véhicule. Un mur anti-bruit. Un arbre.
Elle essaie de contrôler sa respiration. Inspire, expire. Lentement. Et elle qui lui court sur le fil à cause d’une chemise. Rouge sang. Une couleur prédestinée.
Son cœur bat à tout rompre.
Elle est recroquevillée sur la banquette de la cuisine. Elle récite le « notre père ». Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes. Elle égrène deux ou trois prières qui lui viennent à l’esprit. Machinalement, sans penser au sens des mots. Elle s’en invente de plus en plus courtes. S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît… fais que, fais que…
Le crissement des pneus dans l’allée la tire de ses litanies. Elle se redresse, se lève, allume le four à micro-ondes.
Elle a retrouvé tout son calme. Elle s’installe dans la véranda, rouvre le journal.
Dans trente secondes, il sera là, près d’elle. Lessivé, mais vivant.
Demain matin, promis, il mettra la chemise qu’il voudra.