London Docks

London Docks

Extrait de London Docks de Catherine May.

London Docks

EXTRAIT DE LONDON DOCKS

Prologue

À première vue, rien de précis. Juste un entrelacs de couleurs sombres, denses : vert bouteille, grenat, brun. Beaucoup de bleus aussi, dans des nuances foncées : saphir, nuit, marine, cobalt. Le tout rehaussé de touches vermeilles, vives et incandescentes.

Un immense cadre noir délimite le motif. Tout autour et dans les endroits qui ne sont pas encore peints, on voit les briques nues, encrassées par des décennies de pollution. Tant pis pour le relief, il faut bien s’en accommoder. En rusant, les assises se noient sans trop de peine dans les méandres du dessin.

Avec assurance, la main colorie une ample volute dans la partie basse de la fresque. Les bleus de nuances proches se juxtaposent en dégradé. Cela donne plus de relief.
On est à l’extérieur et pourtant, l’odeur de solvant est entêtante. Le bras s’immobilise. Le chuintement du propane s’interrompt. L’homme se redresse. Bonnet vissé sur la tête, cheveux gras et filasses.

Il secoue la bombe par réflexe. À l’intérieur, la bille se cogne contre les parois.

Pas mal, se félicite-t-il, admiratif.

Sa plus grande fresque à ce jour.

Il recule de quelques pas. L’éclairage est mauvais, c’est dommage. Ce sera tout autre chose de jour. Suspendue à un fil tendu en travers de la cour, une grande cloche se balance imperceptiblement. Au sol, le rond de lumière blême qu’elle diffuse tangue un peu. Pour apprécier son travail dans sa globalité, l’homme recule encore. Jusqu’à ce que la palissade branlante arrête sa course.

Là, la valse des lignes et des couleurs prend sens. Death, en lettres géantes. Au centre, autour du a qui dessine un nez approximatif, un visage, immense, se tord en une grimace effrayante. Les traits noirs accentuent les expressions. Un des yeux est fermé. La paupière bordée de cils épais évoque un énorme cafard qui se serait arrêté là quelques instants.

 

Dommage qu’il n’y ait pas un chat dans le secteur, se dit-il. Okay, c’est idéal pour bosser. Par contre, personne pour admirer mon œuvre. Mais patience… un panneau neuf est apparu. C’est bon signe. Ça veut dire que d’ici peu, du monde va s’agiter par ici. Ils vont pouvoir apprécier les œuvres de Chagall…

Il ouvre le coffre appuyé contre la palissade. En tire une canette, qu’il dégoupille en un tournemain.

Tiède. Merde.

Il s’accroupit sur ses talons, adossé au coffre. Considère une nouvelle fois son œuvre en avalant bruyamment une lampée de bière.

Demain, il aura fini. Ne lui restera plus qu’à signer.

Mais avant cela, il faut qu’il s’occupe de son autre business…

Charmant couple. Elle, surtout. Il aime beaucoup. Les seins lourds. Les lèvres un peu trop ourlées. Les cuisses épaisses et la sueur qui s’insinue dans les plis de l’aine.

Cette évocation lui électrise l’entrejambe.

 

 

 

Lundi 2 août 1982

Chapitre I

 

Lynn Armitage dépose le grand tee-shirt blanc qui lui sert de chemise de nuit sur le tabouret de la salle de bains. Elle ouvre l’eau. Tiède. Comme tous ces jours-ci.

Elle est en retard. Fichu réveil. La douche, ce sera pour ce soir. Elle se débarbouille rapidement avec son gant de toilette. Elle enfile en vitesse son 501, puis son chemisier bordeaux, après l’avoir reniflé. Ça ira…

Il est sept heures quarante-cinq lorsqu’elle pousse la porte de son immeuble et dévale la volée de marches. Les colonnes qui encadrent pompeusement l’entrée du 45, Northwall Street, sont la seule concession à une certaine idée du chic victorien. Pour le reste, le quartier est tout ce qu’il y a de prolétaire. Peuplé de petits fonctionnaires et de chômeurs. Les arbres du square sont flétris. Ils n’ont pas l’habitude de la chaleur.

Deux rues plus loin, sur le chemin de l’arrêt de bus, Lynn n’a pas fini de pousser la porte du Mam’ Scarlett que la gérante lui lance :

– Café et menu deux ? assieds-toi seulement pendant que je te prépare tout ça.

– Pas cette fois, Lizzy, je suis horriblement en retard. Mets- moi juste un jus d’orange et un de tes muffins lourdingues. La gérante fait mine d’être outrée. En quelques secondes, la commande est glissée dans un sac en papier.

– Merci, lui lance Lynn en disparaissant aussi vite qu’elle est venue.

Dans le bus qui la conduit au poste de police de Tower Hamlets, elle mord avec délice dans le muffin. Les meilleurs de Londres. Aérés, moelleux, parfumés. Elle se connaît, elle n’avalera certainement pas grand-chose d’autre jusqu’au soir. Alors elle savoure son gâteau. Les cahots du bus qui roule à vive allure sèment quelques miettes sur son chemisier. Lynn les époussette distraitement.

Quelle soirée désastreuse, hier ! Cette fois, j’arrête ces histoires merdiques. Je serai beaucoup mieux seule. Je suis mieux seule. Je n’aurais jamais dû accepter ce verre. Et les ébats moites dans une voiture, ce n’est plus de mon âge. Surtout que j’ai tout de suite su que le mec ne me plaisait pas !

Pourvu que je ne le croise pas ce matin…

Dans le sac en papier posé sur ses genoux, elle prend la petite brique de jus d’orange et y plante la paille biseautée. Tandis qu’elle la porte à ses lèvres, quelques gouttes s’échappent. Lynn a le réflexe de tendre le bras de côté. Au lieu d’atterrir sur son chemisier, les gouttes finissent leur chute sur le sol du bus, se perdant aussitôt dans le mouchetis de taches laissées par les cendres de mégots.

J’ai suffisamment merdé à Liverpool, il faut que j’arrête avec les plans cul au boulot. C’est la garantie d’avoir des ennuis.

Quelle misère, conclut-elle. Et qu’est-ce que c’est que cette chaleur absurde ? On est à Londres. Et en été, à Londres, il pleut, que je sache. Comme en hiver, au printemps et en automne. Alors les trente degrés annoncés pour aujourd’hui, c’est quoi, ce délire ?

Par la vitre, pensivement, elle regarde la rue défiler. Les maisons anciennes aux façades rythmées de corniches et d’encorbellements alternent avec des chancres modernes, poussés là après-guerre, et qui accusent déjà le poids des ans. Dans certaines encoignures, de grands cartons s’entassent. De loin en loin, une forme, encore emmitouflée dans un sac de couchage malgré que le jour soit levé, rappelle que ces carrés sales, à même le sol, sont les éphémères domiciles de laissés pour compte.

L’arrivée à son arrêt interrompt le cours des pensées de Lynn, qui quitte avec soulagement le bus bondé. Lorsqu’il fait chaud, il y flotte dès le matin des odeurs peu ragoûtantes. Rappelant, si besoin était, que l’homme est un animal comme les autres, fait de milliers de pores, de glandes et d’autant d’exhalaisons suspectes.

L’inspecteur Armitage pousse la porte du poste avec plus de force qu’il n’en faudrait. Expression de cette colère sourde dont elle n’arrive pas à se débarrasser depuis des semaines. Des années, peut-être.

Si ça continue sur cette lancée, cet été va être pénible.

 

Le poste de police de district de Tower Hamlets ne paie pas de mine. Le bâtiment en béton s’organise autour d’une cour intérieure où sont parquées toutes sortes de voitures, pour la plupart déglinguées. Passée la grille qui ferme le porche, les murs sales et le pavage inégal témoignent d’un entretien très sporadique. Tout comme les vitres de la porte d’entrée, floues à force de n’être pas nettoyées.

Lynn se presse dans le grand escalier qui la conduit à la Violent Crime unit, montant deux à deux les marches de granit noir.

À peine arrive-t-elle à son bureau que Jim Wickock l’interpelle :

– Demi-tour ! Grisham nous attend en bas. Double homicide. Canary Wharf. Le légiste et l’équipe technique sont déjà sur place. Alors, en route !

À la suite de son collègue, Lynn Armitage redescend l’escalier à la même allure qu’elle vient de le monter. Son collègue lui donne quelques informations complémentaires, et ajoute encore avant de se glisser à l’arrière de la vieille Austin :

– Apparemment, vaudrait mieux que t’aies pas trop mangé au p’tit déj’…

Dans la voiture qu’il conduit, le commandant Benjamin Grisham explique à son tour :

– Deux géomètres ont découvert les corps ce matin en arrivant sur place. Sur l’Isle of Dogs. Dans un entrepôt le long de Canary Wharf. À l’abandon, comme tout le secteur.

– Ces géomètres ont été mandatés par la LDDC, reprend Wickock. Dans le cadre des grands projets de redéveloppement de l’Isle of Dogs.

– La LDDC ? Qu’est-ce que c’est ? demande Lynn.

– La London Docklands Development Corporation, explique Grisham. Une société de développement des anciens Docks. Elle a été créée l’an passé. Vous avez certaine- ment entendu parler de ces projets.

– Des projets, oui. Le sujet revient sur la table à intervalles réguliers. Mais je n’ai jamais entendu parler de la LDDC.

Quoi qu’il en soit, ça n’a pas l’air de bouger beaucoup, pour le moment.

– Détrompez-vous, ça bouge quand même. Pas toujours comme on voudrait, d’ailleurs… C’est dans notre district et il nous arrive donc d’intervenir par là-bas : il y a quelques squats, un peu de trafic… mais c’est vrai que vous n’êtes pas avec nous depuis très longtemps, vous n’avez probable- ment pas encore eu l’occasion d’y aller.

– Maintenant qu’on en parle, ça me revient, s’excuse molle- ment Lynn. J’avais lu un article, au moment de la fondation de cette LDDC. Ce dont je me rappelle surtout, en fait, poursuit-elle goguenarde, en se retournant en direction de son collègue assis derrière elle, c’est que le gars qui a été nommé à la tête de ce truc était plutôt beau gosse…

– Ça ne m’étonne qu’à moitié, fait Wickock en secouant la tête, les yeux levés.

La voiture s’engage dans une zone protégée par une barrière grillagée, que les géomètres ont ouverte pour eux. Le véhicule soulève des nuages de poussière. Armitage dévisage son supérieur d’un regard en coin : il transpire déjà à grosses gouttes. À sa montre, elle lit huit heures cinquante-cinq. La chaleur ne convient pas aux obèses.

Impossible de rater l’entrepôt concerné, au bout de la vaste allée parcourue de rails : les seules trois voitures opérationnelles du périmètre sont parquées devant. Il y a bien quelques autres véhicules alentour. Mais ce ne sont que des carcasses bonnes pour la casse.

Le petit groupe commence par un tour de repérage. Wickock et Armitage sont un peu en retrait. Devant eux, leur supérieur marche en silence. Il flotte dans son sillage un discret trait d’Old Spice.

Je me demande comment il fait pour sentir bon en transpirant autant, songe Lynn, admirative.

L’entrepôt se dresse dans un secteur passablement déglingué. Tout autour, de grandes surfaces bétonnées largement fissurées laissent le champ libre à toutes sortes de mauvaises herbes, parfois hautes d’un bon mètre.

Un peu plus loin se trouve un autre hangar, cerné par un grillage troué en plusieurs endroits. Un petit bâtiment accolé perpendiculairement et une palissade de planches délimitent un espace clos à l’intérieur duquel les trois enquêteurs ne peuvent pas voir depuis l’endroit où ils sont. Ils regarderont tout ça plus tard, se contentant pour l’instant de faire le tour de l’entrepôt qui les concerne.

Dans la lumière encore basse du matin, une poussière omni- présente volette, chargée de pollen autant que de l’usure minérale des lieux. À une centaine de mètres, quelques grues fantomatiques dominent le gigantesque bassin de Canary Wharf. L’eau saumâtre qui lèche les quais inutilisés depuis des années exhale des odeurs de vase et d’algues en décomposition.

Armitage a soudain l’impression que son chemisier sent mauvais. Elle est mal à l’aise. C’est en pénétrant dans l’entrepôt à la suite de Wickock, passé devant eux, qu’elle réalise que c’est de lui que montent ces relents de nylon trop sollicité.

Dans la vaste halle vide, la poussière est encore plus pré- sente qu’à l’extérieur. Par les grands carreaux de vitres qui rythment la partie supérieure de la nef, les rais de lumière découpent des tranches de particules en suspension.

Du bruit monte du fond de la salle. Il faut du temps aux trois policiers pour la traverser. Sur leur passage, quelques pigeons s’envolent, faisant résonner l’endroit de leurs battements d’ailes.

Un escalier métallique descend dans l’entresol. Un jeune type se tient debout à côté de la barrière qui s’enfonce dans le sol.

« Bonjour, Lonsdale », lui lancent plus ou moins en chœur les trois policiers. Lynn ne peut s’empêcher de regarder les pantalons trop courts du dénommé Lonsdale, qui leur retourne leur salut sans bouger. Un peu à l’écart, deux hommes attendent, l’air perplexe.

En bas, des spots puissants ont été mis en place. Depuis en haut, Grisham, Armitage et Wickock ne voient rien d’autre que les ombres des personnes qui s’activent sur la scène de crime. Le planton les prévient :

– Méfiez-vous, les marches sont inégales.
Armitage descend la première. Le photographe et le légiste lui cachent les corps, dont elle ne distingue que les quatre pieds, chaussés de baskets.

Le légiste se retourne en lui recommandant brièvement :

– Je n’ai pas encore fini. Mieux vaut que vous n’approchiez pas trop. Je vous laisse la place d’ici un quart d’heure.

Tandis qu’il parle, Lynn Armitage découvre la scène dans son intégralité. Elle lève sa main devant sa bouche. Ses doigts sont encore imprégnés du beurre de son muffin.

Dans le contexte, l’odeur lui soulève le cœur. Mais elle reste stoïque.

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