Joue, Nora Blume – Extrait

Joue, Nora Blume – Extrait

Extrait de Joue, Nora Blume de Claudia Quadri, traduit de l’italien par Danielle Benzonelli.
Prix suisse de littérature 2015

Joue, Nora Blume – Extrait

Chapitre I

D’un point de vue esthétique, Nora Blume trouvait que les mains de Jean étaient acceptables. Le garçon se rongeait les ongles mais malgré tout, si on les comparait aux mains de certaines personnes, les siennes étaient passables. Les mains du vétérinaire, par exemple ? Quand il était venu pour un essai, elle avait préféré lui dire qu’il était nul plutôt que tolérer la vue de ces deux spatules à beignets, rouges et pleines de crème, sur les touches de son Steinway aussi pur qu’un haïku japonais.

Le vétérinaire avait encaissé le coup, lui dont le rêve secret, bien caché dans un tiroir, était de jouer du piano.

– Oubliez-le !

– Pardon ?

– Votre rêve de jouer du piano, laissez-le dans son tiroir, comme vous dites.

– Mais moi je ne désire pas donner des concerts, vous comprenez ? C’est juste pour mon plaisir personnel…

– Ah, mais ici le plaisir est exclu ! Pas de plaisir. Un délire, tout au plus.

– Oh, carrément ! Un délire !

– Oui, de l’argent jeté par les fenêtres. Le talent ne s’achète pas.

– Quels grands mots ! Au moins quelques leçons, jusqu’à Noël !

– Des milliers de francs pour jouer Jingle Bells ? Achetez-vous un disque et n’en parlons plus.

Ce jeudi après-midi, Jean était au piano et jouait – du moins au début – avec des mains acceptables, d’une manière acceptable. Nora Blume imaginait les notes du Nocturnecomme un fil de petites perles d’eau douce s’égrenant dans l’obscurité insondable du crâne de Jean en diffractant une délicate lumière de lamparo – des années auparavant, elle était allée en vacances à Sorrento avec son mari… Qui sait si les petites perles le chatouillaient ? Qui sait si elles interféraient avec ses pensées d’adolescent ? Mais la maîtresse de piano savait que Jean aurait pu jouer cet extrait du Nocturneles yeux fermés, tant il l’avait répété. Ce garçon ne comprenait pas qu’il devait se concentrer d’abord sur les passages difficiles, les isoler du reste et s’exercer jusqu’à les avoir assimilés. Chaque fois qu’il se trompait, il recommençait da capo! Après trois mois passés sur le même morceau, le résultat tenait dans son thème principal, sculpté à coups de marteau dans sa mémoire ; la première et la deuxième variation tendaient à lui échapper comme ses massues à un jongleur débutant ; le final, un crescendo truffé de bémols et de bécarres, il ne le réussissait qu’une fois sur quatre. Jean se trompait presque toujours sur un point – la bémol au lieu de si bémol – et le piano semblait se réjouir en émettant cette formidable fausse note qui massacrait ses oreilles et son amour-propre ! Quant à Nora Blume, ces fausses notes la transperçaient de part en part.

 

Les nerfs à fleur de peau, Nora Blume suivait l’exécution : elle sentait qu’elle allait exploser si jamais Jean se trompait au même passage. Jean le savait aussi et jouait de manière plus mécanique, une angoisse syncopée en fond sonore. On avait l’impression de notes détachées les unes des autres, on était loin d’un collier de perles. De petites notes autistes qui ne communiquaient pas entre elles, autant de minuscules comètes zigzagantes qui traversaient le noir sinistre et scintillant du Steinway, libérant dans sa caisse de résonance un appel à l’aide avant de sombrer derrière les rideaux du salon.

Jean avait senti que ce jour-là les choses iraient de travers. Depuis que son père l’avait déposé devant la maison de Nora Blume :

– Je sais qu’aujourd’hui tu voudrais ne pas y aller. Mais quand on s’engage, on s’engage… Les cours sont payés jusqu’en juin, après, si jamais, tu reverras la question. Mais la musique vous plaît, à ta mère et à toi, non ?

Jean était descendu de la voiture en colère. Il était resté devant la porte de Nora Blume, fixant le paillasson qui disait : Welcome ! Menteur, le paillasson. Il était nerveux, n’arrivait même pas à sonner : comment aurait-il pu jouer le Nocturne! Il avait entendu la voix de son père :

– Tu verras ! Tout se passera bien. On se voit après.

Son père avait souvent de ces manières délicates.

Le point critique approchait. Jean retenait son souffle depuis un moment et ne semblait pas près d’interrompre son apnée. Se rappelait-il même encore comment on respire ?

Nora Blume essayait de contrôler cette tension en pensant vaguement aux courses qu’elle devait faire. Elle pensait aussi à son mari. Le Steinway luisant comme un requin avec son splendide clavier de touches blanches et noires, c’était l’un de ses cadeaux. Elle avait connu Toni sur un paquebot de croisière où elle jouait depuis quelques années : en Mer du Nord, au milieu du Skagerrak, elle avait dû interrompre l’exécution de l’Arnaqueà cause de ses accès de toux : il s’était planté la cerise du cocktail dans la gorge ? Nora Blume, contrariée, lui avait proposé de pratiquer la manœuvre de Heimlich – un souvenir de son cours de secouriste. Je suis tout à vous, lui avait répondu Toni. Toni – diminutif de Anthony – avait un sourire désarmant. Il s’était installé à droite du piano et Nora Blume avait joué et joué, le ficus benjamina d’un côté et Toni de l’autre tandis qu’au-delà des hublots du bar Orchidea, pont 9, glissaient les paysages apaisants des fjords norvégiens en août.

 

La mélodie continuait, elle progressait inévitablement vers le fameux si bémol sur lequel trébuchait Jean. Bien sûr, il aurait aussi bien pu se tromper avant, qu’est-ce que ça aurait changé ? Il aurait dû reprendre, traîner la cordée de notes sur les hauteurs de ce Cervin musical. Et les crochets des octaves, des seizièmes et des trente-deuxièmes ne semblaient-ils pas avoir été placés là pour picoter ses doigts blancs et gelés ? Il devait y arriver. La dernière fois, Nora Blume l’avait mis dehors en lui intimant l’ordre de ne plus se présenter avant d’être capable de jouer le Nocturne. Attention à lui si jamais il ratait une fois encore ce si bémol !

Il ne restait plus qu’une portée avant le moment de vérité. Jouer, jouer ! Jean, toujours en apnée, se démenait désespérément. Nora Blume attendait, immobile, en fixant un point au-delà de la fenêtre. De temps en temps elle manifestait son irritation d’un geste nerveux au niveau du clavier pour signaler à son élève qu’il avait encore ralenti – il n’entendait donc pas le métronome ?

Quatre mesures, Jean écrasait la pédale. Le son commençait à se brouiller dangereusement.

Trois mesures.

Le regard de Nora Blume croisait les branches du majestueux sapin, où quelque chose se mit à bouger. Le merle habituel ?

Deux mesures.

Jean parut s’agripper au clavier comme un homme au volant de sa voiture, un instant avant le choc.

Une mesure. Nora Blume fronça les sourcils. Le revoilà, là-haut !

Deux notes, oh mon dieu !

Ce quelque chose sur la branche, c’était…

La bémol ? Si bémol ? Au secours !

Un écureuil ! constata Nora Blume.

À ce moment-là on entendit un vacarme de ferraille renversée sur la route.

– Ce n’est pas moi, murmura Jean sans oser s’arrêter de jouer.

– Quoi ? lui aboya-t-elle au visage.

Et, alarmée par le bruit :

– Tu n’entends pas qu’il se passe quelque chose ? Va voir, s’il te plaît.

Jean détacha ses doigts du piano parce qu’elle le lui avait ordonné. Il pensa : je ne me suis pas trompé. Il ressentit un petit vertige, l’orgueil peut-être, ou l’oxygène qui s’était remis à lui circuler dans le sang. En s’éloignant du piano, il entendait se dissiper l’écho du si bémol qu’il avait joué et qui lui avait offert toute la beauté de la mélodie. Ce si bémol qui maintenant retombait entre les marteaux du Steinway d’où il l’avait tiré.

Après avoir ouvert la fenêtre en grand, Jean vit trois ouvriers qui s’affairaient plus bas, sur un terrain au-delà du jardin de Nora Blume. Les buissons de lauriers et d’hibiscus cachaient à moitié leurs opérations.

– Rien, dit-il, des ouvriers. Ils déchargent du matériel. Ils montent quelque chose.

En revenant vers le piano, son regard tomba sur une photographie fixée au mur. Le portrait d’une jeune femme mignonne, avec une coiffure compliquée et une robe à fines bretelles. Nora Blume intercepta son regard.

– C’est moi.

– Oh !… Ça se voit.

– J’avais vingt-trois ans. Il y a exactement… quinze ans.

– Ah ! Quand même.

– Ah… quoi ?

Jean sentait que ses rouflaquettes le démangeaient et il rougissait, Nora Blume le regardait sournoisement, elle attendait qu’il formule sa pensée. Le garçon ne songeait nullement à le lui dire, comment aurait-il pu ? Sur la photo, elle avait l’air gentil, on aurait même pu, qui sait, parler d’un film, des vacances, de choses sans trop d’importance, de ces choses que l’on dit en se dandinant de droite et de gauche, pour perdre un peu de temps ensemble.

– Attention, nom d’un chien !

Le cri venait encore du pré sous la maison.

– Mais ils font quoi ? Va voir, ordonna Nora Blume pour la deuxième fois et Jean fut content d’obéir pour échapper à son trouble. Il sortit sur la terrasse comme elle le lui commandait, et vit que les ouvriers étaient en train de monter une espèce d’antenne, très longue.

– Ils placent la ferraille d’angle.

– De la ferraille d’angle pour quoi faire ? Il n’y a même pas de place pour un poulailler, dans ce pré !

– Je ne sais pas. S’ils la mettent…

– S’ils la mettent, rien du tout ! Ils doivent respecter une certaine distance de la route, le terrain est trop étroit pour construire une maison.

– Vous pouvez téléphoner à la mairie, là c’est sûr que…

– Descends et renseigne-toi. De toute manière, on a fini pour aujourd’hui, non ? S’il te plaît.

Jean descendit mollement le long de la petite allée, il avait envie de se retrouver chez lui, dans sa chambre, avec les posters de Bob Marley et des Tiger Lilies punaisés sur le papier peint de quand il était petit. Sa chambre avec le bureau en fer, marron, que son père avait récupéré sur le trottoir, un mercredi soir, jour où on se débarrasse des vieux meubles. Il est vintage, lui avait dit son père en clignant de l’œil.

La fatigue et le découragement le rendirent un moment indifférent, il n’eut même pas de mal à demander des informations aux ouvriers. L’un d’entre eux dit :

– Ils construisent un immeuble. Sept étages. Salut, beau gosse !

Jean chercha le numéro sur son portable et Nora Blume répondit après la première sonnerie. Il lui fit part d’une voix blanche de ce qu’il avait découvert et elle commença à lui poser des questions, comme s’il avait été compétent en la matière. Mais presque immédiatement la communication s’interrompit. On était juste au 20 du mois et Jean avait épuisé le crédit de sa carte prépayée.

Suffit ! Il ne voulait plus la voir, Nora Blume ! Il descendit la colline à toute allure, l’impact du corps sur l’asphalte faisait vibrer son squelette. Après avoir enjambé quatre marches d’un saut et ressenti un coup à l’atterrissage, il pensa que son épine dorsale allait sortir de sa tête comme une asperge ou une baguette de tambour.

Catalogue complet

Catalogue complet

Sur les réseaux sociaux

Nous nous réjouissons de vous retrouver et d'échanger avec vous sur Facebook et Twitter !
Plaisir de Lire sur Facebook

Plaisir de Lire sur Facebook

Plaisir de Lire sur Twitter

Plaisir de Lire sur Twitter

Les Éditions Plaisir de Lire sur Instagram

Les Éditions Plaisir de Lire sur Instagram

Plaisir de Lire sur YouTube

Plaisir de Lire sur YouTube