La petite ville qui lisait comme on respire

La petite ville qui lisait comme on respire

Nouvelle tirée du recueil La fin des haricots de Cornélia de Preux.
Autres œuvres du même auteur :
L’Aquarium : https://www.plaisirdelire.ch/produit/laquarium
Le chant du biloba : https://www.plaisirdelire.ch/produit/le-chant-du-biloba

La petite ville qui lisait comme on respire

Il était une fois une petite ville dans laquelle on lisait tout le temps et partout. Adossé à un arbre, couché dans l’herbe ou assis sur un banc public, dans le bus, en faisant la queue à la poste, confortablement installé chez soi dans un fauteuil douillet ou dans sa baignoire.

On lisait donc comme on respire dans cette petite ville. Il y avait plus de librairies que de pharmacies, plus de bibliothèques que de banques, plus d’imprimeries que de garages, plus de maisons d’édition que d’agences de voyage. On y édifiait les maisons avec des bibliothèques déjà intégrées. Les planchers étaient d’office renforcés pour supporter le poids des livres. Les rues portaient le nom d’écrivains. Sur les places, des statues représentaient petits et grands en train de lire.

Le soir, on organisait des lectures chez les uns et les autres. Et tout au long de l’année avaient lieu quantité d’événements autour des mots et des lettres. Les 24 heures du conte, le marathon du roman, la semaine de la nouvelle, le mois du polar. Parfois aussi des dictées savantes, un tournoi de scrabble, des mots croisés géants. Les chaînes de radio et de télévision présentaient nombre de programmes dédiés aux livres, comme Voulez-vous lire avec moi ?, Ça rime à tout, ou encore Slamacadémie. Il existait aussi une manifestation qui s’intitulait Gagner des Livres et un concours Guinness pour la plus longue lecture du monde sans interruption.

Nul ne s’étonnera donc que la plupart des métiers pratiqués dans la petite ville fussent liés au livre. On y était… aidez-moi, oui, quelles étaient les professions des habitants de la petite ville ? Ecrivain, conteur, imprimeur, éditeur, diffuseur, libraire, bibliothécaire, relieur, graphiste, ou correcteur. Il y avait même des livraccessoiristes, une série de créateurs dont la vocation était de rendre l’activité de la lecture agréable du point de vue du geste, de la position, de la lumière. L’un d’entre eux avait imaginé des bouées à livres pour la baignoire ou la piscine, un autre un tourne- page automatique par aspiration ventouse. Un troisième avait fait fortune grâce à des bonnets de nuit avec des loupiotes incorporées. Ces lampes possédaient deux qualités révolutionnaires. La première était que leur faisceau ne se discernait pas au-delà d’un rayon de trente-cinq centimètres. En cas d’insomnie, on pouvait donc terminer son thriller sans réveiller sa moitié. Second atout : elles s’éteignaient automatiquement lorsque le lecteur s’assoupissait.

Et puis, la petite ville abritait quelques personnalités, des mordus, des fous du livre, qui donnaient temps et énergie sans compter pour servir la cause de l’écrit.

Il faut commencer par les écrivains. Si on devait n’en retenir qu’un, ce serait Stakhanoplume. Il ne sortait jamais, sauf pour signer son énième bestseller. Pas le temps. Ecrire, écrire encore et toujours, c’est tout ce qu’il faisait. Ensuite, impossible de ne pas parler de Zénodote. Zénodote était affublé d’une crête punkie rouge et de lunettes épaisses comme des hublots. Zénodote pourtant ne reconnaissait jamais personne. C’est à croire que seuls les livres rentraient dans son champ de vision. Mais on ne lui en tenait pas rigueur, il rendait de tels services à la communauté ! Zénodote était un puits de science et, si on cherchait un ouvrage dans n’importe quelle discipline, qu’elle soit commune, confidentielle ou rare, un écrit disparu ou épuisé, on s’adressait à lui.

Il y avait aussi la conteuse Memory qui connaissait par cœur mille et un contes, fables et légendes du monde entier, et Abracadabra, la petite rousse à tête de moineau, qui inventait des histoires à mesure, des tristes, des drôles, des surnaturelles, des cruelles. On se demandait d’ailleurs d’où elle pouvait bien les sortir, sa tête était si petite… et puis, il y avait la libraire Feuillette. Elle, elle avait été élue sept fois de suite libraire de l’année. Si on ne savait quel livre offrir, il suffisait de lui fournir quelques mots clés sur la personne à qui on destinait le présent, d’évoquer un dada, un hobby, un souci du moment, elle partait en chasse et dénichait l’ouvrage adéquat. Une perle ! Comment faisait-elle pour absorber tous ces textes, pour ingurgiter tous les détails, pour retenir aussi précisément personnages, thématiques, intrigues et rebondissements ? Elle ne devait jamais dormir et disposer en plus d’une capacité de vitesse de lecture formule un !

Il faut également nommer le correcteur Ergot, un maniaque, un pointilleux, un traqueur de coquilles, d’incorrections, d’inexactitudes orthographiques et grammaticales comme on n’en fait plus. Et Viroreille… le poète qui composait trois poèmes par jour et ne parlait qu’en vers et rimes, même dans ses rêves. Enfin, n’oublions pas le relieur Bonincouvertus qui vous assemblait en un tournemain un document selon vos désirs, reliures en cuir, cuir argenté ou doré, toutes sortes de cuir, parchemin, buffle, chèvre chagrin, vachette végétale, en tissu, en toile, en papier gaufré, en métal, en cuivre émaillé, avec ou sans fermoir…

La petite ville aurait pu vivre ainsi tranquillement au rythme des livres jusqu’à la fin des temps.

Mais la vie n’est pas un long livre tranquille.

Le vent tourna le jour où naquit Xud, un hyperactif, comme on en diagnostique beaucoup de nos jours. Il ne restait pas une minute en place, parlait fort, et avait beaucoup de peine à se concentrer sur une activité pendant plus de trois minutes. Xud détestait lire. C’est tout juste s’il tolérait de jeter un œil à des ouvrages illustrés et des bandes dessinées. Alors des textes tout nus, juste des lettres, des mots et des phrases, pouah ! Tout petit déjà, il préférait le monopoly au scrabble. Tout petit déjà, il rêvait d’habiter une maison sans livres, une ville sans livres. Qu’il vive sa vie, me direz-vous… Le hic, c’est que Xud était un leader, un tyran, et qu’il entraînait les autres dans ses folies.

Et de leur faire miroiter lingots et paillettes : « Vous boirez du champagne, mangerez du tartare de bœuf Wagyu et du caviar de Frutigen tous les jours. » Et de claironner qu’il avait de grands projets pour la petite ville, voulait la transformer en métropole à la mode, la sortir de sa contemplation, de son immobilisme, en faire une ville d’affaires, opulente, clinquante…

Petit à petit, Xud grimpa les échelons jusqu’à devenir le maire de la petite ville.

Les enseignes changèrent. Les banques, les cabinets de psychiatres, les agences d’assurances, les boutiques de fringues, les bibeloteries fleurirent et remplacèrent librairies, imprimeries, bibliothèques et livraccessoiristes. Stakhanoplume perdit son inspiration. Feuillette tomba dans une profonde dépression. Abracadabra se transforma en fontaine de larmes. Quant à Zénodote, sa crête punkie vira neige et son érudition se troua comme un emmental.

La petite ville s’abêtit.

Cela dura une, deux, trois générations.

Jusqu’au jour où Alice vint au monde, plus exactement jusqu’au jour où elle découvrit un carton de bananes plein d’écrits au fond du garage de la maison familiale. Des merveilles !

Alice a 16 ans aujourd’hui. Elle a le goût de la lecture profondément ancré dans les gènes. Elle dévore tout ce qui lui tombe sous la main et les yeux : mangas, blogs, sagas héroïques, autofictions, haïkus, menus de restaurant, modes d’emploi, pubs de shampoings, contrats de leasing. Elle écoute des livres audio, charge des romans de vampires sur sa tablette, laisse traîner ses ouvrages préférés au fitness, dans les ongleries, les télécabines, les toilettes publiques ou les shops des stations-service.

Alice lit tout le temps et partout. Adossée à un arbre, couchée dans l’herbe ou assise sur un banc public, dans le bus, en faisant la queue à la poste, confortablement installée chez elle dans un fauteuil douillet ou dans sa baignoire…

Alice est l’arrière-petite-fille de Stakhanoplume et de Feuillette.

C’est elle qui m’a raconté l’histoire de la petite ville qui lisait comme on respire.

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