Le Phare

Le Phare

Nouvelle inédite de Véronique Timmermans

Cette nouvelle a reçu le 1er prix du concours de la Fondation Bataillard

De la même auteure chez Plaisir de Lire :

Tel un étang profond – 2019
Jeanne – 2016

Le Phare

On dit que les gardiens de phare le sont de père en fils. Pourtant le Père était paysan. Nous avions des moutons dans la montagne de Nice, et quelques arpents de vigne. La maison, adossée à la bergerie, demeurait tout le jour dans l’ombre d’immenses peupliers aux racines plongeant dans la Douce, notre rivière. Son filet argenté traversait le pré aux bêtes, emplissait le bassin derrière la grangette, et cascadait longtemps jusqu’à la mer.

Depuis le sommet de la prairie, par temps clair, la mer horizon, rêve de notre enfance, étincelait de tous ses lapis. Le Père en parlait parfois. Il était allé jusqu’à Marseille faire son service militaire, s’était mêlé aux marins dans les bars du port et avait ramené leurs histoires fabuleuses de baleines blanches et de tempêtes.

Dans ces moments, la Mère arrêtait de filer, levait la tête et écoutait, le regard lointain. Née dans le village voisin, elle n’était jamais descendue de la montagne.

Quant à nous, nous grandissions, et avec les années le désir de goûter cette mer extraordinaire nous habitait de plus en plus fort.

 

Dehors le vent est passé à quarante nœuds au moins. Crêtes ourlées d’écume, les vagues s’abattent avec furie sur le rocher et se cassent en mille éclats. Si la tempête est aussi forte que la radio l’annonce, demain je ne verrai plus rien, les fenêtres du phare seront opaques d’embruns, le ciel noir labouré de galops menaçants, la mer déchaînée. J’attends la tourmente avec calme.

La relève aurait dû arriver la semaine passée mais Guilhem n’est pas venu. Sans doute une nouvelle panne du bateau. À tour de rôle nous pilotons les quelques miles de la côte à l’îlot, notre esquif chargé de vivres pour un mois.

J’écris, assis à ma table face à la Grande Bleue, et parfois je caresse le chat. C’est le chat du phare, Anasthase, un chaton quand il a débarqué avec Guilhem il y a quelques années. Il est bon compagnon, tendre et discret. Relire les quelques livres que j’ai ou ceux apportés par bateau le mois passé ne me tente pas.

Depuis hier je n’ai plus de vin. J’aime celui de chez nous, là-haut, rêche, au parfum de garrigues.

 

La Mère craignait les récits de naufrages, serrait son châle autour de ses épaules et se taisait. Pierre, lui, les adorait, il vivait pour ces minutes, et restait exalté des jours durant. C’est moi qui le tirais de ses songes au petit matin et le chassais dehors mener les bêtes plus haut dans le pacage, du pain et des olives dans la musette.

 

Pierre, mon petit frère. J’ignore où il vogue en ce moment. Dans sa dernière lettre il évoque un commerce de plantes et d’animaux rares dans les mers du sud. Nous ne sommes plus jeunes, mais il reste mon petit frère, celui qui part en mer au loin, quand moi, je suis amarré à mon phare. Un jour d’avril, c’était peu de temps après la mort de Côme, nous sommes descendus, notre barda sur le dos, par le chemin tortueux qui mène à la mer. Nous avons senti l’iode et le sel et nous sommes à tout jamais laissés ensorceler par la Méditerranée. La même qui lance les coups de boutoir de ses eaux furieuses contre mon phare.

J’ai vomi sans relâche durant notre première sortie en mer, teint vert et estomac torturé, enfermé dans la cabine, alors que Pierre prenait possession du rafiot, tirait les filets avec les vieux et le soir venu trinquait à leur rhum de contrebande. Aujourd’hui encore rien n’y fait, le mal de mer me terrasse dès l’instant où mes pieds quittent la terre ferme. Gardien de phare, c’est presque marin, pour ceux comme moi qui ne peuvent naviguer. Pierre, lui, sillonne les mers lointaines.

 

Deuxième matin de tempête. J’ai dû renforcer le fenêtron qui donne à l’ouest, l’eau perlait autour du joint usé. Je rapporterai du port des rouleaux de cuir souple pour colmater les angles. Je crois que le vent souffle à cinquante-deux nœuds, trop fort pour que j’aille vérifier dehors. Une fois les chiffres consignés dans le grand cahier du phare, je range le registre. Après quinze ans je ne sais toujours pas si une fois revenu au port il sera ouvert et par qui.

Je n’ai plus de pain ce soir, mais encore quelques biscuits et des conserves. La radio ne fonctionne plus depuis hier. Le chat est roulé en boule sur l’une des deux chaises de la pièce, insensible aux éléments. Ce n’est pas la première fois que lui et moi sommes captifs dans notre tour. Il y a quelques années, à la fin de l’été, un cyclone nous a laissés sans électricité et à court de vivres pendant une semaine. Ces jours d’isolement complet ne me font pas peur, je dors paisiblement.

 

Le vent a encore forci ce matin et un oiseau égaré, une sterne je crois, s’est écrasé contre la vitre, aussitôt balayé par une bourrasque. On dirait que le jour ne va pas se lever aujourd’hui, les rafales s’acharnent obstinément sur le phare.

Après deux, trois jours de tempête on tend une oreille saturée du fracas des eaux à l’affut du changement de ton, quand ciel et mer se séparent à nouveau. Dans la salle supérieure le moteur diésel a un hoquet inquiétant, puis son ronron repart. J’ai commandé une pièce pour le réparer à mon retour après l’équinoxe.

À l’heure du crépuscule d’un noir d’encre, j’éteins ma lampe, le reflet du pinceau lumineux me suffit. Il fouille les ténèbres à plus de vingt miles, infatigable. Le chat et moi n’avons pas bougé de tout le jour, serrés sur la banquette, partageant des sablés trempés dans le lait. Nous rêvons, chacun à sa manière.

 

Après la mort de Côme, le Père s’installait le matin devant la bergerie et attendait, tête penchée sur son bâton. Il ne travaillait plus aux vignes, ne réparait plus les clôtures. Les brebis allaient et venaient autour de lui en bêlant, mamelles gonflées. La Mère n’en finissait pas de filer leur laine jour après jour. Pierre et moi rentrions de l’école, sautions dans nos sabots et allions jouer.

Un jour à notre retour nous trouvâmes le Père derrière la grangette, penché sur les eaux du bassin. Armé d’une barre à mine il cassait le trop-plein, le défonçait avec rage. L’eau s’échappait dans un glouglou triste. En quelques heures le bassin fut vide. On retrouva dans la vase une des chaussures que Côme portait le jour où il s’était noyé.

 

L’inventaire des réserves est rapide: une boîte de biscuits, une brique de lait, trois conserves de haricots, quelques navets, que je n’aime pas mais que Guilhem s’entête à m’apporter. Le chat n’a presque plus rien à manger non plus. Il me semble que le vent a tourné cette nuit, les rafales fouettent plutôt du sud, signe que la tempête faiblit et le temps se mettra peut-être à la pluie. Anasthase s’étire et vient quémander son repas en faisant des huit autour de mes jambes, queue levée.

Cet après-midi des sternes volent autour de l’île du phare, bec grand ouvert, au risque de s’écraser contre les vitres. Les vagues sont encore grosses, mais le grain est passé.

Guilhem ne viendra plus aujourd’hui, il ne prendrait pas le risque, et le jour baisse. J’entrouvre la porte : une plaque de plâtre arrachée gît dans l’herbe. La côte, pourtant proche, se distingue difficilement à travers le brouillard collant. Anasthase sort derrière moi et se faufile entre les rochers à la recherche de quelque pitance fraîche. L’îlot rocheux est peuplé à la fin de l’hiver par les sternes qui y nichent, et à l’année de plusieurs espèces de rongeurs de petite taille.

Quand le temps est calme et le travail accompli, j’aime m’asseoir sur le banc de pierre exposé plein sud. Les petites bêtes se glissent hors des rochers, m’observent, narines frémissantes, et si je reste parfaitement immobile trottent de leurs pattes agiles entre les touffes d’herbe.

 

La nuit a été paisible et silencieuse. Ce matin un soleil pâle caresse le phare. J’ai dormi tout habillé. Cela m’arrive parfois, peut-être guidé par l’intuition d’un événement imminent qui ne s’est jusqu’à présent pas réalisée. Les buissons bas dont je ne connais pas le nom commencent à se couvrir de fleurs mauves sur le versant sud. Le sentier mène au seul endroit d’accostage de l’île. À gauche de la minuscule plage de galets, la paroi rocheuse est couverte de moules dont mon panier est vite rempli. Je remonte, car le travail ne manque pas.

Au retour de notre première sortie en mer Pierre et moi avons dévoré les moules que les marins fricassaient sur un grand réchaud, agrémentées d’aromates inconnus. Leur odeur irrésistible et l’intense soulagement de revenir à terre sont pour moi associés depuis cette expédition.

 

L’air est transparent, on voit les montagnes, c’est un bon moment pour éteindre le feu. Quelques soubresauts, et le moteur s’arrête dans un soupir. Vérifier les niveaux d’huile et de carburant, l’état des joints, nettoyer la lentille et les parois m’occupent jusqu’au milieu de l’après-midi. C’est ce que je fais quotidiennement en temps normal.

Les moules sont goûteuses, sans vin ni crème, juste un bouquet de la ciboulette sauvage qui pousse autour du phare. Anasthase les aime aussi, mais il a moins faim que moi.

Après le repas je note mes mesures dans le registre. Le crépuscule tombe mais il fait encore chaud, le ressac est calmé. J’ai l’oreille fine et il n’est pas rare que j’entende le bruit du bateau de Guilhem avant de le voir. Je l’espère et l’attends, assis sur mon banc, presque impatient soudain. Un ami marin m’a dit un jour qu’en mer il n’est pas bon de l’être. Qui piaffe n’est pas présent aux signes de houle et de vent annonceurs de vague scélérate, d’écueil ou de courant traître. Il a d’ailleurs disparu dans un typhon au large de Sumatra.

 

De retour à terre, je monterai à la bergerie. J’aime cette saison, quand la montagne est couverte de fleurs. Le toit de la grangette s’est affaissé, mais celui de la maison est solide, je pense. J’ai constaté à ma dernière visite qu’un peuplier pousse dans le bassin. Petit à petit ses racines crevassent les joints, engloutissent les pierres. Je nettoierai la tombe du Père et celle de Côme, à l’orée du bois, puis plus haut, en chemin vers la pâture, celle de Laure, ma bien-aimée, partie il y a dix ans. Plus personne ne mène de bêtes aux prés, mais les barrières se dressent encore ici et là. Je me reposerai au sommet, face à la mer, plein de mes rêves d’enfance, et sur le chemin du retour ramasserai du thym sauvage le long de nos vignes. Un homme du village s’en occupe, c’est son vin que je préfère.

Pierre, lui, n’est plus revenu à la bergerie depuis la mort du Père. Il trouve les lieux maléfiques.

Puis j’irai voir la Mère au village. Je suivrai Sœur Sainte-Image le long du corridor, dépasserai le cloître aux roses déjà odorantes et entrerai dans la chambre. La Mère sera assise à sa table, immobile, le regard lointain, et ne se retournera pas à notre arrivée. Je resterai un long moment, racontant la tempête, le retard de Guilhem, la beauté des fleurs mauves sur le sentier du phare, les moules à la ciboulette sauvage. Elle écoutera en souriant avec douceur, sans me reconnaître. Un jour, Sœur Sainte-Image m’annoncera qu’elle s’en est allée, et j’irai la porter en terre à l’orée du bois, à côté du Père et du petit Côme.

 

Un fouillis de sons me réveille en pleine nuit : le contact radio est rétabli. La lune luit bas. Je me rendors aussitôt.

Mes réserves sont épuisées ce matin, je me contente d’un verre d’eau tirée de la citerne. Guilhem a envoyé un message : le bateau est réparé, il arrive aujourd’hui avec son ravitaillement pour les semaines à venir. Mon cœur se gonfle de joie. Je descendrai plus tard chercher des algues et des moules, nous mangerons et boirons ensemble. Après tout je suis heureux de voir la fin de mon tour de garde. Ma maison du port m’attend, je repeindrai la clôture dont le blanc s’écaille.

Anasthase me suit de près, inquiété par les préparatifs de départ. La soupe marine embaume, j’y ai ajouté les dernières branches de thym de la montagne. Dès que la rumeur du bateau grandit, je me tiens sur la grève d’accostage. Le grondement du moteur baisse, Guilhem connaît bien les rochers affleurant autour du piton et avance prudemment. À la poupe, très droit, le visage éclairé d’un immense sourire, il pilote jusqu’à la plage puis saute sur les galets. Alors je serre mon fils dans mes bras, empli de gratitude.

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