Portrait de ville avec femme

Portrait de ville avec femme

Nouvelle inédite d’Annik Mahaim

De la même auteure chez Plaisir de Lire :
Pas de souci !
Ce que racontent les cannes à sucre
La femme en rouge

 

Portrait de ville avec femme

Il lui a écrit sur whatsapp : Je crois qu’il vaut mieux pour nous deux que nous nous séparions.Ensuite de quoi, il a disparu, adresse, mail et numéro de téléphone résiliés.

Elle est retournée à la foire abandonnée dans l’espoir de comprendre. Ils avaient aimé se promener ensemble dans cette friche urbaine au bord de l’estuaire, s’enlacer sous les enseignes disloquées et se raconter l’un à l’autre, adossés au bras d’une pieuvre volante à moitié enfoncée dans le sable.

À une encablure, la nouvelle foire rutilante avec son Grand Huit laqué de rouge. Peu de monde cet après-midi, des grands-parents et des gamines, des flâneurs en habits de misère, survêtements tirebouchonnés, tuniques à fleurs flottant sur des leggings et des mules en plastique, sans doute des sans-papiers avides d’entendre un peu de musique, de humer au moins des odeurs de frites et de caramel. D’être dans un vacarme, au milieu de gens, comme s’ils faisaient partie de la foule, comme s’ils étaient quelque part.

En face sur l’autre rive, la Cité de Verre où normalement, elle travaille. Une vaste esplanade piétonne dallée, bordée par des tours en verre et métal, bleues, fumées, noires, aussi curieuses dans leur variété que des totems. Un nuage fripon là par-dessus s’est égaré. Il faut être sur cette rive pour l’apercevoir, jamais elle ne lève les yeux en traversant l’esplanade. D’ordinaire elle foule ces dalles comme tout le monde, les yeux fixés sur des préoccupations professionnelles tout intérieures : un attaché-case à la main, on court aux basques du temps. Là-bas l’air paraît saturé d’efficience.

Or elle se rappelle le quinze mai de cette année, jour de leur rencontre devant la tour Astag. Il y avait eu un signe annonciateur. Alors qu’elle fonçait tête baissée vers l’entrée du métropolitain, le parfum d’un lilas en fleurs avait atteint sa conscience. Dans ce contexte l’arbuste, captif d’un bac en béton, avait l’allure d’un végétal antique égaré dans le siècle. Quelques secondes plus tard, elle butait sur une dalle descellée, il la rattrapait, elle tombait dans ses bras. Départ pour la grande traversée au royaume des illusions.

Aujourd’hui l’eau d’un vert sale borde la promenade en bois et elle aperçoit une lune blanche à ses trois quarts, étrangement suspendue en plein jour. Elle contemple l’ancien Grand Huit, un dinosaure en métal crème et rouille, monstrueux squelette colonisé par les mouettes, les ronces et les graminées, évasé en direction du ciel, en rampe d’élancement pour le vent. Les wagonnets éventrés s’entassent dans les orties, ces oeufs magiques qui toutes les deux minutes emportaient des gens hurlant d’effroi et de plaisir.

Finis les septièmes cieux, le temps qui galope, les montées vertigineuses, fini de se faire des peurs ; terminées les montagnes russes dans le ventre et les griseries centrifuges. Dans son dos la mer comme inutile, on ne se baigne pas. L’offrande vaine de la mer qui brosse ses vagues sous les semelles des passants indifférents, et dedans les poissons, s’il y en a qui supportent encore le degré de pollution atteint ici. Elle oscille entre la lune laiteuse et la terre sous ses pieds, cette boule bleue en révolution dans un pore de l’univers, telle la cabine en rotation sur elle-même d’une Grande Roue. En levant les yeux, elle devine Orion invisible, autre surprenant manège, quand lui apparaît soudain celui qui tourne dans sa tête, cette incroyable attraction foraine, l’ondulation des électrons qui constituent ses yeux, sa bouche, son cerveau, ces particules décrivant des trajectoires inouïes et ceci sur la lune autant qu’ici bas, à ce qu’on dit.

Un Luna-Parc hallucinant en pleine action dans sa matière même. Entre chaque électron, un vide sidéral. Au secours, elle a le tournis, elle se laisse choir sur un banc essentiellement constitué de néant. Tout juste expulsée du merveilleux Palais des glaces où elle s’était éperdue, voilà l’horreur crue du réel. Elle s’abîme dans son ignorance à peu près totale de ce que sont les choses. Ne parlons pas de comprendre la vie, le pourquoi et le comment de la vie dans une pareille fantasia. Alors l’ « amour » …

C’est un parfum de barbe à papa qui la tire de là. Elle se lève et dit au marchand : « Une barbe à papa, s’il vous plaît », avec la crainte qu’il lui réplique : « À votre âge ? » Les doigts poisseux plongés dans les filaments de sucre rose, elle se retrouve petite fille émerveillée devant ce coton sec qui se liquéfie sur la langue.

Ça suffira pour aujourd’hui.

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