Tout donner

Tout donner

Nouvelle inédite de Véronique Timmermans

De la même auteure chez Plaisir de Lire :
Jeanne
Tel un étang profond 

Tout donner

Pour Emilie

Dans le miroir Anne se regarde. Ce n’est pas elle qu’elle voit, mais Agnieszka, son amie malade. Celle-ci était si pâle, hier, dans ses draps à semis de fleurs.

Anne se dirige vers l’arrêt de bus, le cœur lourd, absente à la tiédeur de la brise. On est pourtant jeudi, jour préféré de la semaine, jour du cours de musique. Des garçons du lycée la bousculent, elle les évite et se glisse sur un siège libre. Le véhicule la rapproche lentement de l’école. Quelques rues avant son arrêt, on aperçoit la façade de l’hôpital. La semaine prochaine elle accompagnera son amie à la séance de chimiothérapie. Ensemble, elles iront.

L’école est finie pour aujourd’hui. Anne retrouve Agnieszka assise à la maison dans son lit, un livre sur les genoux, l’embrasse, la fait rire et raconte.

Elles se séparent tôt, la malade a besoin de repos. Anne dévale trois étages et rentre chez elle, dans un appartement identique, mais plus sombre. Au cinquième on voyait les nuages rosis par le soleil couchant. La jeune fille finit ses devoirs à la table de la cuisine, puis allume le gaz sous la grande casserole d’eau.

Le mardi suivant, les amies sont conduites à l’hôpital par la maman d’Agnieszka. Couloirs monotones, couinements du linoleum sous leurs baskets. Dans la chambre où on les mène une infirmière questionne Agnieszka sur l’école en l’installant. Tout semble si normal. Jusqu’au moment où l’aiguille et la poche sont en place. Le bavardage cesse. Echange de regards. « Tu es prête, ma grande ? » demande-t-elle. « Oui » murmure la jeune fille. L’infirmière tourne une petite valve entre la poche et l’aiguille. « A tout à l’heure », et sort de la chambre.

La goutte perle, tombe, perle, tombe, perle, tombe. Transparente, inexorable. Agnieszka garde les yeux fermés et serre la main de son amie. Dehors une grue tourne dans un cliquetis accompagné d’un ronronnement de machines et de cris d’ouvriers. La main d’Agnieszka se fait plus molle, peut-être s’est-elle assoupie. La goutte perle, tombe. La poche est maintenant à moitié vide. Que va-t-il se passer si quelqu’un ne vient pas à temps pour l’enlever ? Anne a lu quelque part que des bulles d’air introduites dans les vaisseaux peuvent tuer les gens. A cet instant l’infirmière entre et la rassure.

Dans la voiture, sur la route du retour, Agnieszka dodeline de la tête, elle peut à peine se tenir assise et s’appuie contre son amie. Anne caresse le visage devenu crayeux. Son front est froid et moite.

Elle est à présent au lit et la maison retombe dans le silence. La maman est repartie au travail et Anne veille. Elle se regarde dans le miroir de la salle de bain. Ce n’est pas elle qu’elle voit, c’est Agnieszka. La gentille infirmière leur a demandé si elles étaient sœurs. C’est vrai qu’elles se ressemblent. Elle passe la brosse dans sa longue chevelure, encore et encore. Elles adoraient se brosser l’une l’autre. Mais Agnieszka ne le supporte plus.

Dans sa chambre, la malade s’est tournée sur le côté et dort. Anne s’approche silencieusement, remonte le drap et ramasse les cheveux blonds abandonnés sur l’oreiller. Ça y est, ils tombent, maintenant. Et il y en a des tas. Elle les jette dans les toilettes et tire la chasse. Que son amie ne les voie pas, elle qui craignait plus que tout cette infamie.

 

Le jeudi, Agnieszka arrive à l’école à la mi-journée, un foulard sur la tête. Les professeurs lui jettent des regards perplexes, les élèves l’ignorent. « Montre-moi », demande Anne, de retour à la maison. En glissant, le foulard emporte une mèche. La peau est nue par endroits. Les larmes roulent en silence sur les joues d’Agnieszka.

Anne redescend chez elle, quatrième étage, troisième étage, deuxième étage. Il fait nuit dehors. Chaque fenêtre de palier renvoie le reflet de sa silhouette chargée d’un sac à dos. Sa mère est de retour du travail et cuisine. Une bonne odeur d’oignon frit a envahi l’appartement.

Après sa douche, la jeune fille se brosse devant le miroir. Sa chevelure brune ondule, belle et pleine. Ce n’est pas elle qu’elle regarde, c’est Agnieszka, sa presque-sœur. Elle brosse encore et encore. Agnieszka qui ne se brosse plus de peur de perdre les dernières mèches.

 

Le centre-ville grouille de monde attiré par le marché aux puces. Anne a besoin d’une nouvelle veste ; cela demande du temps et de la patience, mais c’est moins cher qu’en magasin.

Après deux heures, épuisée, elle se laisse tomber dans un fauteuil exposé au bord du trottoir. Le velours en est si râpé qu’il ne reste par endroit qu’une toile toute douce. Le coussin dégorge sa bourre. Le vendeur apparaît soudain et déclame « Pur crin d’cheval, mam’selle !» Anne le caresse, c’est rêche dans un sens, pas dans l’autre. Evidemment, comme nos cheveux. Son cœur se serre en imaginant la bête dépouillée de sa fière crinière avant d’être conduite à l’abattoir.

Le soir, Anne se brosse et repense au cheval. C’était peut-être une jument. Dans le miroir, les yeux clairs d’Agnieszka la regardent. Elle passe la main sur sa chevelure, si longue et si forte. Et l’idée germe en elle.

Cette nuit-là, Anne s’endort à peine la tête posée sur l’oreiller. Elle flotte dans un étang, telle Ophélia, sa chevelure éparse autour d’elle, en une profusion extraordinaire. Elle voudrait sortir de l’eau, mais n’y parvient pas. Elle se retourne, face dans l’eau : ses mèches se sont enracinées au fond de l’étang ; de chacune d’elles jaillit une touffe aussi drue que la crinière d’un cheval. Une jument galope, galope, Anne l’observe de loin et en même temps la chevauche, ses cheveux sont si longs qu’ils sont aussi les rênes de la bête.

 

Le mardi suivant, jour d’hôpital, la même infirmière les accueille. Bientôt les gouttes perlent, tombent, perlent, tombent. La grue tourne dans un cliquetis sourd, les ouvriers crient. En contrebas, un bâtiment pousse lentement.

Il pleut quand elles sortent de l’hôpital. Agnieszka prend appui sur le bras de son amie, entre péniblement dans la voiture, et s’assoupit contre elle. Plus aucun cheveu ne retient le foulard, Anne tente de le remettre en place, mais rien n’y fait.

 

Le salon Chez Béatriceest à l’étage. Une femme souriante l’accueille, d’une voix douce lui propose un verre d’eau. Elle caresse les cheveux de la jeune fille, « ils sont magnifiques», et la questionne, sans se presser. Elle veut savoir pourquoi. Puis c’est le moment.

« Tu es prête ? » « Oui. »

Lundi après les cours, les deux filles restent en ville. « Je t’emmène quelque part», avait déclaré Anne. Elle brûle de lui dire, mais voudrait aussi garder la surprise jusqu’à la dernière minute. Agnieszka a du mal à suivre ses pas pressés. « Ferme les yeux, maintenant. Tiens, prends mon bras. »

Béatrice la guide vers un fauteuil et lui demande d’ouvrir les yeux. Devant elle trône une somptueuse perruque brune posée sur une tête de mannequin. Dans le miroir, trois regards se rencontrent. Agnieszka comprend soudain. Elle saisit les mains de son amie et les embrasse, se lève, l’enlace en pleurant. La coiffeuse ajuste la perruque sur la tête d’Agnieszka, vérifie chaque parcelle de la nouvelle chevelure avant de la coller.

Dans le miroir, Agnieszka et Anne se regardent. Deux sœurs aux cheveux bruns: l’une porte la frange, l’autre les cheveux courts.

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