Dans le Corriere del Ticino du 25 février 2016 a paru une nouvelle de Cornelia de Preux, auteure de L’Aquarium, paru en 2012, et du Chant du Biloba, à paraître au mois d’avril 2016. L’original de la nouvelle, Coup de Balai et sa traduction en italien, Piazza Pulita, par Walter Rosseli, ci-dessous:
Coup de balai
La première chose que j’ai vue en Suisse, c’est l’autoroute. Qu’elles sont pressées, les voitures ici ! J’ai essayé de regarder les gens qui voyageaient dedans. C’est difficile, ça va tellement vite. Mais il n’y a personne à côté du conducteur…Chez nous, les voitures sont pleines à craquer. Les enfants sont assis sur les genoux des cousins, des tantes, des grands-mères. On nous fourre même dans le coffre. Et puis, nos autos, elles sont rouillées, cabossées.
On nous a lâchés dans une sorte de parc. Il n’y avait rien par terre, comme si on passait le balai tous les jours. Le balai sur la route, quelle drôle d’idée ! J’avais froid avec mes sandalettes et ma jupe à courants d’air. Le soleil, il était tout pâle, mais il me faisait mal aux yeux.
Avant d’arriver, pendant des heures et des heures, on est restés entassés sous la bâche du fourgon. Heureusement, on a pu jouer à se déguiser. On a mis les costumes des gens d’ici pour passer la frontière. Des habits bien pliés et tout doux. J’ai choisi un pull polaire et des leggings rose bonbon. Ce qu’on était élégants ! Finalement, je n’ai pas vu de frontière mais on a dû rendre les leggings quand même.
Des policiers sont venus nous chercher. Drôlement gentils pour des policiers ! Il y avait un monsieur qui savait notre langue. Il ressemblait à mon cousin Mario. J’aurais voulu lui demander s’il connaissait notre village, mais il n’avait pas le temps. Il nous a expliqué qu’on allait commencer à habiter dans la halle de sports de l’école.
Chez nous, l’école, on n’y va pas souvent et on n’y pratique pas de sport. Moi, en tout cas, je préfère faire sauter les mots plutôt que faire de la gymnastique ! Elle était jolie et toute brillante, cette grande chambre et dans un coin, il y avait plein de ballons aussi gros que des roues de camion. On nous a donné du coca, de la soupe, du pain. Le pain était frais, croquant, blanc. Chez nous, il est noir et si sec qu’on se casse les dents.
On a encore reçu un linge et un savon pour la douche. Ici l’eau chaude coule encore et encore. Je ne voulais pas sortir de la cabine. Après, ils ont collé ensemble des matelas rouges et on a dormi sous des couvertures grises et piquantes. J’ai rêvé que notre hutte s’était transformée en château rose-bonbon et que, dans la cuisine, il y avait un robinet duquel arrivait du coca.
Au lever, j’ai mangé cinq tartines avec une confiture au chocolat. C’est tellement bon avec ce pain blanc qui craque ! Après, avec les autres enfants, on a grimpé sur les ballons et on a joué à qui arrivait à s’envoler le plus haut.
Et puis, on est repartis dans un grand bus jaune, tout en fenêtres. J’ai regardé le paysage qui courait avec nous. Des collines vertes, des maisons lourdes de fleurs, des grands blocs qui ressemblent à des usines, mais en beaucoup plus joli. Et tout est si propre, si bien rangé. Comme si on n’avait que ça à faire ici, le ménage.
On est arrivés près d’une montagne. J’avais envie qu’on monte dessus, mais on est entrés dans la terre. Quelle drôle d’idée que de construire une maison dans un trou ! Mais il y avait tout ce qu’il faut pour être bien. Des douches avec de l’eau brûlante qui ne s’arrête jamais, des appareils à réchauffer et une télévision plate, où on pouvait mettre des films dedans.
Une dame est venue nous voir. Elle sentait la lessive, elle avait des boucles dorées qui ne semblaient pas être à elle, des ongles bleu ciel et une voix sucrée. On s’est de nouveau déguisés. Cette fois, on a pu garder les habits. On nous a aussi donné des jouets. On ne doit pas les rendre non plus. Jamais. J’ai pris une poupée qui rit et qui pleure pour de vrai et puis, un éléphant violet.
Ici, je joue tout le temps…Chez nous, je passe la journée entière dans la décharge d’à côté à ramasser du bois, de l’aluminium, du verre. C’est pour revendre pour qu’on ait à manger. Ça sent tellement mauvais là-bas ! Et il y a plein de rats. Ils me font peur.
Je ne comprends pas pourquoi maman fait toujours encore ses yeux tristes. Elle aussi a reçu des cadeaux : des nouvelles chaussures, une veste en peau retournée, des langes en plastique avec plein de nounours dessus pour mon petit frère. Elle non plus, ici, elle ne doit pas travailler ni se faire de souci pour remplir nos assiettes. Ici, il y a toujours assez. Et ce n’est même pas elle qui pèle les patates.
Il paraît que demain on retourne chez nous. En avion !!! Je me réjouis, je rêve depuis toujours de voler comme un oiseau. C’est dommage, je trouve qu’ils sont gentils avec nous, les Suisses. J’espère qu’on pourra revenir un jour.
Cornélia de Preux